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La fin de Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson
Rayon vert

Les Épiphanies : Tentative de ne pas faire un Top Cinéma 2022

Rédaction
Les épiphanies sont pour nous autant d'occasions de ne pas faire de top cinéma 2022 : ni hiérarchie, ni jugement de goût, rien que le passage d'affects quelque part entre les écrans de cinéma et les pensées et les corps des spectateurs.
Rédaction

Les Épiphanies ou l'art de ne pas faire un Top Cinéma 2022

Les épiphanies, ou comment ne pas faire un top cinéma 2022, marquent quelque chose qui a basculé à l’écran comme dans la perception. Elles consistent en un sauvetage d’affects. De diverses natures, il ne faudrait pas les exclure ou les taire comme on le fait habituellement au moment d’établir un top cinéma et de classer les films en fonction de canons esthétiques ou cinéphiliques, bien souvent déterminés sociologiquement. Mettre des mots sur nos affects revient ainsi à penser avec le cinéma mais aussi à panser avec lui, comme le dirait Bernard Stiegler. C'est un exercice difficile mais nécessaire : un travail de passeur. Où en est aujourd'hui la critique de cinéma ? Une nouvelle fois, Saad Chakali et Alexia Roux ont les bons mots : "Sauver ce qui s'oublie demeure un credo partagé, plus que jamais. C'est une question de croyance en effet, un viatique quand le règne est aujourd'hui à la mécréance et au discrédit. La critique tient du sauvetage et, pour chaque critique, lui échoit une toute petite part de force messianique. La critique est un geste ayant le ressouvenir de son archéologie qui, avant de se fixer avec la philosophie contemporaine des Lumières, remonte à l'époque des médecins et des paysans de l'antiquité, des diagnostics et du crible séparant le bon grain du mauvais. La critique ne répond qu'à la crise. Le monde est en crise, comme jamais, fascisation et sixième extinction massive du vivant. Une double masse critique obligeant à repenser la critique qui ne peut plus être un jeu de société farci de vanité."

Lire les épiphanies de...

Guillaume Richard

Thibaut Grégoire

Saad Chakali et Alexia Roux (Des Nouvelles du Front cinématographique)

Jérémy Quicke

Raphaël Amy

David Fonseca

Marius Jouanny

Pierre Mathieu

Lire les épiphanies des années précédentes

Guillaume Richard

 

10 films aimés dont j'ai pu sauver quelque chose

Pas de jugement, ni de hiérarchie, seulement le passage d'affects et, comme nous aimons le dire, un craquement aussi bien à l'écran que dans notre perception. Cultiver ses rayons verts, c'est d'abord creuser dans le sillage de ce qui se joue dans notre perception, même dans des films moins aimés. L'exercice est difficile et suscite toujours autant de doutes, surtout lorsqu'il nous reste que de la poussière de films, et on s'excuse d'avance pour les répétitions et les portes ouvertes enfoncées.

-> Falcon Lake de Charlotte Le Bon

Film de fantômes autant que film-fantôme, récit de l'éveil du désir et du passage à l'adolescence, souvenir d'une histoire d'amour à l'intensité incomparable, réflexion sur la mort et la hantise qui est un des plus grands pouvoirs du cinéma, Falcon Lake de Charlotte Le Bon réussit l'exploit de traiter tous ces sujets sans aucune fausse note et, par là, s'impose comme un des plus beaux films "réalistes" situés à la lisière du fantastique vu ces dernières années. Si Falcon Lake donne l'impression d'être un film-fantôme, c'est parce qu'il lorgne sans cesse vers une sorte de non-existence en suspension, comme si sa boucle ne s'incarnait jamais dans le réel même si Charlotte Le Bon réussit son teen movie avec de nombreuses scènes mémorables (dont celle de la masturbation). Le film se situe donc entre deux eaux, il commence et on découvre au bout du compte que tout était déjà réglé d'avance car le fait divers n'est pas qu'une invention de Chloé, c'est le film lui-même qui en est le récit autant que le tombeau.

-> EO de Jerzy Skolimowski

Le film donne le ton directement et on y adhère ou pas : son baroquisme (faute de mieux) fascine ou repousse. D'un point de vue strictement personnel, sa découverte en salles est arrivée au moment où j'enchaînais les films médiocres ou très moyens. L'impact et l'évidence furent décuplés. EO est difficile mais comme le souligne bien Pierre Matthieu dans son texte, le film n'est ni misanthrope, ni une ode naïve à la nature. Il reste difficile parce qu'il en montre suffisamment pour nous faire partager la condition animale dans tout son mystère tout en nous faisant ressentir l'absurdité de la supériorité humaine, et c'est bien sûr sa plus grande force. Il faut être un maître qui n'a plus rien à prouver pour se lancer dans une telle aventure sensorielle. La pénible purge Avatar 2 : La voie de l'eau touche aussi à cette question, et c'est un des rares intérêts d'un film dont je peine à partager l'enthousiasme pour le retour à une forme de cinéma primitif qu'il porterait tant le film est narrativement stupide et pachydermique (seules les pauses dans le récit sont intéressantes). Tout le contraire d'EO. James Cameron nous fait partager la condition des tulkuns, une sorte de grande baleine dont quelques plans subjectifs rappellent ceux du film de Skolimowski. C'était attendu et annoncé par un tir barbare sur la gentille monture des Na'vis : une terrible scène de chasse va servir à éveiller une conscience écologique. Cela pourrait avoir des effets immédiats chez les spectateurs, surtout les plus jeunes. On préférera cependant les nuances et les subtilités d'EO aux grands schémas binaires et lourdingues d'Avatar 2. Dernier point et non des moindres : la condition de l'âne EO, sans pour autant être anthropomorphisée, est moins bête que celle de certains humains bêtes à manger du foin dans les médiocres As Bestas de Rodrigo Sorogoyen ou Sans filtre de Ruben Östlund.

-> Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson

C'est un des derniers plans du film, peut-être un des plus beaux, au point qu'il fait office de photo de couverture pour nos épiphanies. Alana et Gary marchent dans la nuit où on aperçoit au loin le soleil couchant. Les rayons verts, on en avait déjà eu beaucoup jusque là, et le film se termine par son expression presque littérale puisqu'il pourrait apparaître à ce moment-là, parachevant l'accompagnement de notre regard dans cette grande aventure affective qui retourne à l'essentiel : une histoire d'amour entre le rêve, la réalité et le souvenir. Ce dernier plan parachève le mouvement d'un récit dont le but est d'unir les deux amoureux en dilettante. Il porte ainsi une grande sérénité, un soulagement de voir les chassés-croisés se terminer. On ne pourrait pas être plus juste que Saad Chakali et Alexia Roux dans leur texte sur le film.

-> Rien à foutre de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre

Voilà un film qui ne juge pas son sujet, mais qui l'explore en travaillant à partir de ses matériaux, de son matérialisme. Julie Lecoustre et Emmanuel Marre essaient de comprendre où s'exprime son humanisme, son comique et sa poésie. Un exemple, parmi d'autres : la scène où Adèle offre une petite bouteille d'alcool à une dame qui fait une crise d'angoisse au moment du décollage. Il y a bien sûr une dimension critique dans le film mais elle est secondaire. Ce qui compte d'abord, c'est comment le low cost a façonné une partie habitable du monde et comment nous vivons avec lui. Je développe cette idée sur feu notre chaîne Youtube.

-> A Chiara de Jonas Carpignano

Jonas Carpignano filme le travail de deuil des vivants. Le deuil n'est en effet pas qu'une relation qui nous lie à nos morts, il charpente nos vies où les vivants, eux aussi, passent comme des fantômes qu'il faut oublier : dans A Chiara, il faudra affronter la perte du père et d'une famille unie relativement insouciante. Si A Chiara distille ses deux épiphanies, c'est parce que le film est une affaire de craquement dans la perception où l'imaginaire s'introduit et dissémine ses potentialités. Il n'est pas question d'étouffement ou d'enfermement, ni de soumission à un récit ou à une réalité dont il faut subir le poids infernal, ni même d'une lutte harassante contre la fatalité, soit une partie des pièges tendus par le moule psychologico-réaliste, mais d'un travail de deuil doté d'une étrange porosité. Comme tout film qui parvient à approcher la complexité du deuil, il y a toujours autre chose, des affects, des rayons verts qui finissent par éclore, à l'image de ce moment où Chiara, épanouie et entourée de ses nouveaux amis, retient ses larmes, parvient à ne pas s'effondrer, tandis que la spectralité de son deuil des vivants est loin de l'avoir quittée.

Claudio (Claudio Rotolo) durant l'anniversaire de sa fille dans A Chiara
A Chiara de Jonas Carpignano - © Visuel fourni par Haut et Court.

-> X de Ti West

Parmi tous les imitateurs et admirateurs d'Hitchcock, Ti West ne se contente pas de recourir mollement au "suspense hitchcockien", il reprend le secret le moins bien gardé du maître : son goût pour la sexualité. Dans X, c'est Pearl qui cherche à coucher avec Maxine, une jeune comédienne qui rêve de devenir une star mais qui tourne dans un film porno. Le film se situe sur le plan du désir. Le sang finira certes par couler (loi du genre oblige !), et c'est un peu dommage qu'il le fasse de manière très classique, mais le film restera une affaire de sexe qui repose au fond sur une proposition décente, une volonté de désirer encore. Pour saisir toute l'ampleur du film, nous ne pouvons que renvoyer au texte admirable de Saad Chakali et Alexia Roux sur Des Nouvelles du Front.

-> Armageddon Time de James Gray

Je dois avoir un problème avec les films de James Gray. À la première vision, généralement au cinéma, des affects forts circulent et passent toujours par un jeu de lumière et d'ambiance. À la seconde vision, je ne retrouve rien de ce que j'avais aimé. Ce fût le cas dans Two Lovers ou The Lost City of Z : ils se sont pour moi vidés de leur substance. C'est un peu comme si les films de James Gray ne marchaient qu'une fois avant de s'évaporer, de disparaître — définitivement ? — dans leur spectralité, après avoir creusé dans l'instant présent et découvert un réseau d'intensités. Armaggedon Time n'échappera probablement pas à cette perte d'aura. Le film n'a l'air de rien, comme d'habitude, un petit grand film comme le dit bien David Fonseca, tout se joue dans les détails, dans les gros plans si puissants du cinéma de James Gray, dans la manière dont les scènes sont éclairées et les ellipses sont gérées, à l'image des quelques minutes que prend le cinéaste pour filmer la mort du grand-père. PS : Après avoir écrit ces lignes, j'ai revu et admiré Ad Astra auquel je n'avais rien compris (idem pour The Immigrant). La poétique de James Gray est ici encore plus épurée et frontale, notamment grâce aux gros plans et aux jeux de lumière. Rien n'était passé la première fois et, grâce Armaggedon Time, j'ai redécouvert toute la grandeur de la mise en scène d'Ad Astra. Cette fois-ci est peut-être la bonne, le cinéma de James Gray va enfin me parler.

-> Saint Omer d'Alice Diop

Film d'une austérité remarquable, Saint Omer est quand même entaché par deux séquences qui font mal aux yeux, celles de l'intervention de la prof d'université au sujet de la thèse de Laurence Coly sur Wittgenstein (suivie d'un très lourd regard de Rama...) et du plaidoyer final larmoyant de l'avocate de la défense. Néanmoins, la circulation de la maternité entre les différents personnages fonctionne bien. À la fin, Alice Diop aurait pu se contenter de filmer la mère de Rama que l'on aurait apprécié ce temps qui nous est enfin donné pour nous poser sur ce personnage et prendre la mesure du chemin parcouru jusque-là. Elle décide pourtant d'ajouter un plan supplémentaire sur Rama enceinte, dans une scène qui semble marquer l'aboutissement d'un processus de réconciliation. Ce superbe final où toutes les douleurs semblent s'apaiser, où les doutes semblent dissipés, se présente comme une épiphanie qui annonce un renouveau. On voit ici que ça fonctionne contrairement à un plan similaire à la fin de Leila et ses frères de Saeed Roustaee où l'empathie pour le père est impossible.

-> Smile de Parker Finn

Smile renferme une vraie expérience perceptive avant de recourir à une explication qui détruit ses potentialités, et c'est bien dommage. Une question se pose en effet rapidement après le prologue sanglant du film : où se cache le démon qui se met à sourire au moment de tuer sa victime ? Il ne se trouve pas totalement dans le hors-champ du même espace-temps que les personnages, sinon il aurait une existence effective et indépendante des personnes qu'ils possèdent puisque les victimes affirment voir une créature ressemblant à un proche que personne d'autre ne peut voir. L'entité mystérieuse possède donc une certaine invisibilité. Elle évolue dans un hors-champ qui défie les lois de la physique, un "hors-film", avec un pas dans le même espace que le spectateur, de l'autre côté de l'écran, comme si son existence rejoignait la nôtre : celle d'une bête tapie dans le hors-champ du film et non de son espace-temps. Dommage que le film s'acharne à montrer la confrontation avec le monstre et à expliquer le mécanisme à la source de sa forme de hantise si particulière.

-> Elvis de Baz Luhrmann

Elvis est animé par un mouvement à double hélice qui en fait à la fois un film profondément incarné et un happening mystique frôlant le chamanisme. Si le film est incarné, c'est en ouvrant d'une part les portes d'une chambre verte grâce à la performance charnelle d'Austin Butler et, d'autre part, en faisant vibrer le spectateur au rythme de la musique du King et du tempo dicté par le scénario. Quand je suis sorti de la salle après 2h40 effrénées, la dissociation avec Elvis a pris quelques jours et sa musique, redécouverte, ne m'a pas quittée pendant plusieurs semaines. C'est bien le signe que quelque chose s'est passé, que les pouvoirs du cinéma ont fonctionné — alors que je n'attendais rien. La passion de Baz Luhrmann pour la musique trouve ici une forme d'accomplissement. Si on pouvait en effet lui reprocher son goût pour l'excès, son énergie créatrice et baroque semble avoir rencontré, après The Get Down, un univers aux mêmes intensités variables, tantôt énergiques, tantôt sombres. Elvis est en même temps abstrait en invitant le spectateur à partager une véritable expérience chamanique qui passerait presque pour un exorcisme en offrant un nouveau salut au King avant de le renvoyer dans sa tombe, à Memphis. L'incarnation et l'hantologie sont certes deux aspects propres au cinéma, mais il faut un certain talent pour pousser le curseur aussi loin dans un geste baroque qui semble avoir trouvé son équilibre.

10 films aimés dont je n'ai plus rien à dire

C'est malheureusement le destin de nombreuses séances/visions, même quand les films ont été aimés.

Viens je t'emmène de Alain Guiraudie
Crimes of the Future de David Croneneberg
Bruno Reidal de Vincent Le Port
Decision to leave de Park Chan-wook
Mes frères et moi de Yohan Manca
Nightmare Alley de Guillermo Del Toro
Halloween Ends de David Gordon Green
Blonde d'Andrew Dominik
Nope de Jordan Peele
Apollo 10 1/2 de Richard Linklater

Retour à la liste des épiphanies

Thibaut Gregoire


Spectateur nomade, plus que jamais



Au moment d’écrire ces épiphanies, et de se remémorer les films qui ont pu marquer mon année de spectateur, force est de constater que beaucoup de ceux-ci auront été vu « hors les murs », loin de chez moi, en déplacement, contraint et forcé par les affres de la distribution de mon pays de voyager pour pouvoir voir les films qui m’intéressaient vraiment. Ainsi, j’ai eu l’occasion de me rendre à Lille pour découvrir des films qui sortiraient bien plus tard (ou jamais) en Belgique. Parmi ceux-là, je retiens par exemple Magdala de Damien Manivel, dont la puissance d’évocation m’avait happé, ou encore Bowling Saturne de Patricia Mazuy, grand film d’ambiance au sous-texte mythologique.

Il faut parfois avoir des jambes (ou une voiture) pour être cinéphile, et faire des allers-retours quotidiens dans des festivals se trouvant dans d’autres provinces : c’est ainsi que le Festival de Gand fut une fois encore pour moi l’endroit où voir des films très attendus, tels que les derniers Hong Sang-soo en date, ou encore Pacifiction – Tourments sur les îles d’Albert Serra.


Année d’hybridations



Le film d’Albert Serra était d’ailleurs l’un des films « hybrides » qui ont marqué mon année de spectateur, films mêlant documentaire et fiction, ou encrant une démarche narrative dans un terreau documentaire. Ainsi, c’est principalement les interactions entre Benoît Magimel avec les acteurs non-professionnels qui m’ont fascinées dans Pacifiction, à l’instar des scènes où Adèle Exarchopoulos est plongée dans des situations « réelles » avec de vraies hôtesses et stewards dans Rien à foutre d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre. Dans le même registre, je pourrais évoquer les longues conversations en voiture de Gigi – ce personnage plus irréel que la fiction – avec ses collègues dans Les Aventures de Gigi la loi d’Alessandro Comodin, ou encore la manière dont le frère de Laure Portier parvient à détourner le film documentaire de sa sœur pour en faire quelque chose qui lui correspond plus, en dehors de tout cadre préétabli, dans Soy Libre.

Parmi les films hybrides, mais pour d’autres raisons, je pense également à Feu Follet de João Pedro Rodrigues, mêlant fantaisie musicale, fable politique et histoire d’amitié ou d’amour explicite et champêtre, ou encore à EO de Jerzy Skolimowski, qu’on ne saurait réduire à un film formaliste et écolo, tant il charrie et déambule dans une multitude de genres et de territoires cinématographiques différents.


Moments de grâce



Parfois l’amour ou la fascination que je peux avoir pour un film se cristallise dans un ou plusieurs moments, quelques fois furtifs, qui illuminent le film au prisme de ma lecture personnelle et de ma sensibilité. Parmi ces moments de grâce, quelques-uns me reviennent en mémoire au moment d’écrire ces épiphanies – exercice parfois difficile car rétrospectif et donc basé sur ce qu’il reste, des traces parfois infimes de ce qui a quelques mois plus tôt pu être fort, marquant, prégnant.

La troisième partie de Contes du hasard et autres fantaisies
© Diaphana Distribution

Dans Contes du hasard et autres fantaisies de Ryusuke Hamaguchi, c’est principalement la scène finale du troisième segment qui continue de me travailler, lorsque les deux amies d’une après-midi, après avoir simulé un moment de rencontre cathartique entre l’une des deux et une amie de jeunesse, reviennent en arrière pour se retrouver et attester ainsi de la puissance de ce jeu, de cette répétition aux effets curatifs. Dans Licorice Pizza, ce sont les trois moments lors desquels Gary et Alana se retrouvent et tombent littéralement dans les bras l’un de l’autre, comme une évidence que le film répète, rejoue à plusieurs reprises, tant elle est émouvante au premier degré. Enfin, dans Rien à foutre, alors que le film élabore en outre une véritable critique de la société de consommation et de la place de l’individu dans une société ubérisée, c’est une scène dialoguée très simple, éclairée d’un spot à la tombée de la nuit, qui m’aura bouleversée, lorsqu’un père raconte à ses deux filles leurs naissances respectives.


Attentes comblées et surprises inespérées



Outre ces épiphanies émaillées d’hybridations et de moments de grâce, l’année 2022 fut riche en films aimés, et cela autant venant d’auteurs attendus que de cinéastes peu connus ou débutants dont la découverte du film n’aura été que plus stimulante. Si Nope de Jordan Peele, Les Crimes du futur de David Cronenberg, Viens je t’emmène d’Alain Guiraudie, ou encore Fumer fait tousser de Quentin Dupieux, confirmaient des attentes ainsi justifiées, le ravissement de découvrir à travers des œuvres sorties de « nulle part » des cinéastes intéressants et/ou prometteurs rendaient encore plus importantes les visions de Bruno Reidal de Vincent Le Port, A Chiara de Jonas Carpignano, Falcon Lake de Charlotte Le Bon, Les Innocents d’Eskil Vogt ou encore X de Ti West.


Guillermo del Toro, au carré



En dehors de ces auteurs connus et méconnus, un autre cinéaste aura sans conteste marqué mon année cinéphile, à savoir l’omniprésent Guillermo de Toro, qui l’aura quasiment ouverte avec son film noir Nightmare Alley, et l’aura tout aussi quasiment refermée avec son film d’animation en stop-motion Guillermo del Toro’s Pinocchio. Entre temps, del Toro aura supervisé une série anthologique nettement moins passionnante et très inégale, qui a néanmoins contribué à installer son nom comme une sorte de marque déposée du cinéma de genre aux accents « lovecraftiens ». Mais ce qui m’aura le plus frappé et touché, c’est la manière dont les deux films annuels de Guillermo del Toro se répondent l’un a l’autre, notamment à travers la thématique du père et des relations père-fils difficiles, voire viciées. On a maintenant plus ou moins compris que cette question hantait del Toro et l’entièreté de son cinéma, mais le diptyque que forment Nightmare Alley et Pinocchio sur ce terrain-là constitue probablement le geste le plus bouleversant de son cinéma : là où le héros de Nightmare Alley tue littéralement son père dans la scène d’ouverture du film, la conclusion de Pinocchio apporte une réconciliation à la fois émouvante au premier degré mais elle aussi teintée d’un parfum de mort inquiétant et obsédant.


HSS, encore et toujours



Enfin, et comme à l’accoutumée, l’année fut à nouveau pour moi celle de l’un de mes auteurs fétiches, Hong Sang-soo, dont la vision des films se fait souvent pour ma part de manière décalée. Les deux films sortis en 2022 en France (et probablement jamais en Belgique) auront été vu l’année précédente dans un festival, tandis que les deux suivants, The Novelist’s Film et Walk Up, auront été vus dans ce même festival en 2022, alors qu’ils ne sortiront que l’année suivante. Encore une fois (ou quatre fois, pour être plus précis), HSS m’aura cueilli par ces petites variations qui jalonnent son œuvre, qu’il s’agisse des liens entre alcool, rêve et guérison dans Juste sous vos yeux et Introduction, de l’apparition inattendue de la couleur, liée à l’intimité même du cinéaste, à la fin de The Novelist’s Film, ou encore de la boucle temporelle révélée par la fin de Walk Up. Suivre Hong Sang-soo est d’ailleurs un peu comme s’inscrire au sein d’une boucle temporelle, en étant sûr de revenir dans des terrains connus, tout en sachant que les petites variations, les battements d’ailes des papillons, viendront sans cesse renouveler l’expérience et créer des paradoxes stimulants.

Retour à la liste des épiphanies

Saad Chakali et Alexia Roux (Des Nouvelles du Front cinématographique)

 

…et puis fanées (avant qu'elles ne refleurissent)

 

« Car ce qui est tragique chez nous,
c'est notre façon de quitter tout doucement
le royaume des vivants dans un quelconque empaquetage,
et non que les flammes nous dévorent
en expiation de la flamme que nous n'avons pas su dompter.
»
(Hölderlin, lettre à Böhlendorf, 4 décembre 1801).

La photo du Big Bang du télescope James Webb


Couronne mortuaire : un trou, une trouée

 

Les épiphanies, on en rêvait. Et puis l'année 2022 est passée en passant sur nous parfois sans ménagement, parfois avec une cruauté que l'on n'aurait jamais cru soupçonner. On se l'était pourtant dit et redit, on y tenait : 2020 « annus horribilis ». Les suivantes, 2021, 2022 devront alors répondre à l'impératif suivant : « annus mirabilis » ou rien. Des épiphanies, oui, on en rêvait. Bien des fleurs sont apparues, ont poussé entre les rails et certaines d'entre elles d'avoir été reçues et cultivées avec le tact coutumier des jardiniers du Rayon Vert. Bien des fleurs, oui, mais tant auront si vite fané.

Des épiphanies ? Et puis fanées, les fleurs pour couronner l'année tressent une couronne mortuaire.

S'il y a pourtant un discours dont on se méfie, c'est celui de la mort du cinéma qui, quand il n'a pas pour lui l'écrin d'une pensée qui remonte à Hegel au moins, est une trope de croque-mort, une lubie mortifère, la passion des petits body snatchers à la sauvette. La mort du cinéma, on le sait depuis Jean-Luc Godard et Serge Daney, est une fusée lancée dans la nuit pour sauver ce qui peut l'être. Quand le ciel a des scintillements qui éclairent ce qui s'éloigne dans la nuit du temps, rayonnements fossiles, comètes et météorites font alors l'étonnement de ce qui dure encore, l'émerveillement de ce qui dure même après la fin, même après la mort. Comprendre cela est l'endurer dans la douleur.

On n'aime le cinéma qu'à le relever en se relevant dans la relève des forces qu'il lui reste. On s'y tient en étant retenu par le carré magique de l'écran : tenir et se tenir, retenir et se retenir (du pire).

On est contemporain du cinéma en voyant à quel point, contre l'actualité du cinéma, l'inactuel est son destin. Le contemporain perçoit que la lumière du passé est la percée d'un présent enténébré. Quand l'avenir paraît condamné, le bond du tigre dans le passé est seul en mesure de nous sauver.

Sauver ce qui s'oublie demeure un credo partagé, plus que jamais. C'est une question de croyance en effet, un viatique quand le règne est aujourd'hui à la mécréance et au discrédit. La critique tient du sauvetage et, pour chaque critique, lui échoit une toute petite part de force messianique. La critique est un geste ayant le ressouvenir de son archéologie qui, avant de se fixer avec la philosophie contemporaine des Lumières, remonte à l'époque des médecins et des paysans de l'antiquité, des diagnostics et du crible séparant le bon grain du mauvais. La critique ne répond qu'à la crise. Le monde est en crise, comme jamais, fascisation et sixième extinction massive du vivant. Une double masse critique obligeant à repenser la critique qui ne peut plus être un jeu de société farci de vanité.

Le monde est en crise. Pourquoi alors le cinéma ne le serait-il pas ? Et pourquoi la critique serait-elle épargnée par ce qui fait défaut dans le cinéma et qui nous défait ? Pas d'immunité diplomatique.

C'est bien la preuve, s'il est en crise, que le cinéma est encore vivant, lui aussi. Et nous c'est idem. Seulement nous savons aussi ceci : le cinéma est une antiquité pour laquelle manquent bien des égards et nous qui l'aimons avons vieilli avec lui. L'éden, on n'y retourne qu'en l'ayant toujours déjà perdu. C'est ainsi que l'on vit, dans le deuil et la mélancolie d'un objet qui n'a jamais été perdu. C'est en vieillissant que nous entrons dans notre enfance, par le deuil de l'enfant que nous ne sommes plus, l'enfant retrouvé qu'à être sauvé de tout ce qui l'abêtit, adolescence prolongée et puérilisme.

La couronne mortuaire fait un trou pour les épiphanies. Mais en tournant autour, on voit aussi ce qui ne tourne pas rond sans s'en contenter et, passant au milieu de la couronne, on trouve ainsi une échappatoire. Une trouée par le milieu pour recommencer – au milieu du désastre, une échappée. Dans la tresse des fleurs fanées faisant la couronne mortuaire de 2022, d'autres refleurissent aussi.

Contre la sévérité des temps et le pis-aller du puéril, l'enfance (du cinéma) reste une persévérance, l'endurance dans la douleur qu'il n'y a rien à désirer, rien d'autre sinon qu'à la fin seul dure le doux.


Les trois désastres



En 2022, trois désastres ont rivalisé pour accuser l'aggravation de la terrible dévastation en cours.

Les gravats appartiennent déjà à la fragilisation de l'économie du cinéma par celle des plateformes, modèle d'un capitalisme attentionnel dont le seul ennemi déclaré est le sommeil (on lira à cet effet et avec profit l'opuscule de Romain Blondeau sur Netflix). Les chiffres de fréquentation, qui ont connu un effondrement historique avec la crise sanitaire de 2020, ont depuis peu remonté en contredisant un modèle dont le surendettement et le court-termisme en condamnent à plus ou moins brève échéance la viabilité. L'État français qui s'est donné les start-up en parangon à imiter ne dit la vérité qu'à moitié : le capitalisme carbure à la destruction créatrice. Aider les plateformes sans aider comme il se doit le cinéma, c'est faire un choix qui pourrait bien être de civilisation. Après tout, le cinéma donne une occasion de sortir de chez soi et de lever les yeux avant de se relever de son fauteuil pour affronter le monde, toujours plus grand que soi. Le visionnage domestique, c'est du cinéma domestiqué. Que chacun reste chez soi et les moutons que nous sommes seront bien gardés.

Lever les yeux avant de se relever de son siège : le cinéma se vit toujours ainsi – un soulèvement.

Sans la projection, le cinéma est-il encore du cinéma ? Visionner n'est pas regarder un film projeté même si le film est sublime et le visionnage permet de travailler. L'expérience, elle, n'est pas la même. Sans projection, comment projeter son moi dans une histoire toujours plus grande que soi ?

Les États généraux du cinéma ont eu lieu dans ce contexte-là, le 6 octobre dernier. Et si l'on y a entendu des déclarations censées et circonstanciées, on retient surtout le plaidoyer des solidarités militantes lancé avec fièvre et générosité par la réalisatrice Valérie Osouf. Les États Généraux de ne valoir alors qu'à ne pas manquer de la générosité nécessaire aux projets, aux relations, aux amitiés dont les films sont faits, nourris et tissés en ayant pour le cinéma toute la générosité qu'on lui doit. Et la générosité est révolutionnaire ainsi que nous le rappelle l'abbé Grégoire, favorable à l'instruction pour tous, l'émancipation des juifs et l'abolition de l'esclavage, élu député du clergé du bailliage de Nancy aux États Généraux de 1789 qui a voté la réunion du tiers-état et du bas-clergé.

Hors, ce qui arrive aujourd'hui sont des films qui s'abusent à retirer au cinéma qu'il leur aura donné.

La politique des auteurs ? Jacques Rivette disait déjà en être revenu en 1957, Jean-Luc Godard s'en débarrasse en Mai 68 quand, avec ce dernier, Jean Douchet n'avait de cesse de rappeler que le mot le plus important, et refoulé, était celui de politique. La politique des auteurs, désormais, ressemble furieusement à une anti-politique des autorités, les auteurs perchés sur les hauteurs, hautains et ôteurs. Comme il y a un tournant autoritaire dans le néolibéralisme, il y en a un dans le cinéma et l'autoritarisme des auteurs de s'imposer en ôtant aux images du cinéma leurs ambivalences natives.

C'est le deuxième désastre et les noms ne manquent pas qui trustent les festivals les plus importants. Tantôt le cinéma des ôteurs est commandé par un surmoi qui a le scénario du côté des victimes pour avoir la réalisation du côté des bourreaux, tantôt les (h)auteurs sont les promoteurs d'une esthétique consensuelle de la résilience et de la réparation qui sont autant de renoncements aux principes de la résistance et de l'émancipation. Pour les uns, les constats apocalyptiques imposent des effets d'intimidation dont les causes sont les jouissances obscènes qui s'en autorisent, Dardenne, Östlund et consorts. Pour les autres, les grands sujets tombent dans le trou de vanité des vedettes (Revoir Paris et Nos frangins) ou bien sont affrontés mais en ne faisant le chemin qu'à moitié, l'autre moitié étant laissée aux bons soins des issues banales et balisées (Saint Omer). Entre les deux, il y a les entremetteurs de petits plaisirs dispensés selon différentes modalités, ricanement et ruissellement, pop nihilisme et cosmétique, Dupieux et Zlotowski. Pire, le cinéma français n'a même plus la vergogne de se cacher derrière son petit doigt en fascisant à tour de bras, Novembre et Athéna.

Dans tous les cas, la désorientation est immense et même les meilleurs en sont inégalement atteints (Claire Denis, Alain Guiraudie, David Cronenberg, Patricia Mazuy, James Gray, Jerzy Skolimowski, Pedro Costa). Le stade ultime de la camera oscura est la chambre d'adolescents et l'on y joue à la poupée, emmuré des fétiches laissant le réel à la porte. L'entre-soi est un antre-soi et l'air y manque. Le cinéma fenêtre ouverte sur le monde, André Bazin, ça rappelle quelque chose à quelqu'un ? Pour les dandys, le coma est assumé en n'entendant rien à Deleuze. Il s'apparente aussi au vortex des dadais dont la cinéphilie conduit à un musée de thanatopraxie. Le dépeuplement est assuré, même quand on scande Un peuple ou Un autre monde. Cinéma de classe, films du bloc bourgeois.

Le temps des confinés volontaires a déjà commencé, le cinéma à la traîne du YouTube Game. Il ferait bien alors d'y retrouver un sens de l'écoute comme y travaille héroïquement Samir Ardjoum.

Un cas d'école : Pacifiction d'Albert Serra. Le film n'a pas d'autre intérêt que d'être le documentaire d'un tournage vécu par ceux qui se sont bien amusés à mal simuler ce qu'ils ne montreraient jamais. Les espoirs du grand film politique sur la nébulosité de l'époque, dissipés dans une soirée mousse sponsorisée par le gel douche Tahiti. Être du bon côté du manche c'est être du côté de la jouissance. Précisément la jouissance de ceux qui n'ont même plus besoin de bien faire semblant. Pour les autres qui n'ont pas le bonheur de danser au bord du volcan, c'est le cratère et l'on y étouffe. Le peuple des boîtes de nuit se divise ainsi en deux catégories, ceux qui y sont déjà et tous les autres à qui l'on dit « calmez-vous, ça va bien se passer » même si pour y rentrer « ça va pas être possible ».

Un cinéma de l'acclamation et de la gloire dont les liturgies n'appellent rien que la doxa. Un cinéma d'esthètes qui font la fête ou bien qui, comme Gianfranco Rosi, ponpontifient sur l'état du monde.

Le troisième désastre est hollywoodien, comment s'en étonner ? Le premier pourvoyeur d'imaginaire mondial est une industrie sans esprit, dont la concentration battant sous pavillon Disney fait une guerre de plus ou moins basse intensité à ses quelques exceptions, à ses rares minorités. Avec l'hégémonie des super-héros, l'humanité superflue s'oublierait presque dans ses versions augmentées. Le multivers serait le dernier eldorado, l'ultime filon à exploiter en plongeant les vieux archétypes dans la machine à mouliner des hypothèses narratives offertes par les séries. Mais le multivers, fantastique hypothèse scientifique, représente le dernier symptôme d'une culture saturée, obèse d'elle-même comme une tête d'œuf pleine à craquer, avec sa kyrielle de remakes et spin-off, préquelles, séquelles et reboots qui voudraient bien rejouer dans nos têtes la fonction reset.

On s'est même un temps demandé si le meilleur film hollywoodien de l'année n'aurait pas été le procès sur-médiatisé de Johnny Depp contre Amber Heard. Le procès des stratégies médiatiques et des storytellings victimaires, amplifié par les réseaux sociaux qui ont commenté les commentaires en faisant de l'information le bruit d'un méta comment-taire, aura été aussi le procès de Hollywood. Hanté par les grands films du genre, ce procès est resté une scène privilégiée, avec ses rôles-titres, témoins, avocats et accusés, pour faire passer le tremblement du réel via les indices du mensonge et du désaveu auquel on ne peut manquer d'échapper. Une victime de ce procès aura aussi été l'argument des violences sexuelles et sexistes détourné en ce qu'il a de pire quand son mésusage discrédite la cause qu'il défend, réduit au cliché à la peau dure et sexiste des duplicités féminines.

La culture saturée d'elle-même demande de grands efforts pour y respirer, on l'avait bien vu avec la série Watchmen de Damon Lindelof en 2019, explicite à ce sujet. Elle est, sinon, le symptôme de la post-modernité quand elle débouche sur la post-vérité. L'étonnement consiste alors en ce que le réel, malgré tout, revienne. Le retour du réel est le vrai salut de Hollywood, ce revenant dont l'industrie a la hantise et qu'elle ne conjure pas toujours. Ainsi, quand Spider-Man : No Way Home essaie de se dépatouiller avec les trois dernières relances de la franchise, entre deux moments laborieux l'émotion saisit, intempestive. La coprésence des trois derniers interprètes de l'homme-araignée, Tobey Maguire, Andrew Garfield et Tom Holland est l'attestation que du temps a vraiment passé dans les corps, entre eux aussi. Entre eux il y a nous qui avons autant vieilli et si l'on a pu prendre cher du temps qui a passé, c'est un destin que l'on reconnaît dans le sourire éteint de Tobey Maguire.

Toutes choses déjà expérimentées avec Twin Peaks : The Return (2017) de Mark Frost et David Lynch, mais avec l'ampleur folle d'un quart de siècle qui est l'aiguille passant dans le chas des mondes parallèles. L'ourlé des rideaux rouges devient alors l'image des visages ridés par le temps.

Un beau plan vient déjà de Nope de Jordan Peele, bon joueur de poker qui a bluffé son monde en ayant John Carpenter dans son jeu alors que la mise aura été remportée avec le joker Spielberg. Le plan est simple, le blanc des yeux de Daniel Kaluuya qui troue la nuit du monde en troquant les vieilles frayeurs négrophobes contre la lucidité des éclaireurs qui triomphent des créatures des hauteurs, ces baudruches pleines de vide, en gardant les pieds sur terre. Mais le plan le plus émouvant venu de Hollywood est situé au milieu de Top Gun : Maverick de Joseph Kosinski.

Le blockbuster à l'ancienne représente un pôle du divertissement hollywoodien dont l'autre est représenté par Avatar 2 : la voie de l'eau de James Cameron. Dans tous les cas, que la guerre est belle, qui redonne aux filiations et aux familles de quoi persévérer dans l'autorité des pères sévères. Du plus beau venu du cinéma hollywoodien, une fois traversé le mur des fonds verts et de la computer-generated imagery, Val Kilmer en aura été le fragile gardien. Car il y a un mur qui fait vraiment mal, ni celui des fonds verts ni le mur du son mais le mur du temps. Le porteur tragique du temps qui lui a bousillé la gorge est aussi un messager, le porteur quasi muet et angélique du seul message à délivrer à Tom Cruise, happé par la course contre le temps dont il diffère la victoire, inéluctable. Ce message est celui-là : « Let go ». Le jour où Tom Cruise acceptera enfin de laisser passer le temps sur lui, il redeviendra alors ce qu'il veut être de moins en moins : un frère humain.


Des fleurs entre les rails,
dans le vent confus des voyages



Des films, il y en a. Mais du cinéma, rien n'est moins sûr. Des films attestant qu'il y a du cinéma, qu'il y en a encore, dans la suite du monde et le désir des formes pour en penser les états. Des films, il y en aura eu mais pas tant que ça. On ne s'en étonnera pas, même si la presse et ses attachés, qui disent moins un attachement au cinéma qu'une captivité aux puissances de l'argent qui opprime ses singularités, surenchérit chaque semaine pour nous gratifier du nouveau chef-d'œuvre à voir absolument. Comme la béatitude pour Spinoza, comme l'amour, comme tous les événements dans les conditions respectives de l'art, de la science et de la politique, le cinéma est beau autant que rare.

Des films comme des fleurs entre les rails, et la critique dans le vent confus des voyages en cinéma.

Des films, il y en a eu. Même des États-Unis qui en ont cette année si peu produit. Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson, The Card Counter de Paul Schrader, X de Ti West. Tous trois tiennent à ce qui résiste : rythmes de l'amour à contre-courant du capitalisme de la séduction, toutes affaires cessantes ; gestes du technicien peaufinés à l'ombre de l'irréparable dont il a été le soldat ; élans libertaires d'une jeunesse menacée par un désir plus ancien qui fait la fureur des corps grabataires.

Des films d'ailleurs pour tenter de vivre ici : Little Palestine d'Abdallah Al-Katib, La Vie d'après d'Anis Djaad, Une maison pour Buster Keaton de Lamine Ammar-Khodja, La Nature d'Artavazd Pelechian, Des mots qui restent de Nurith Aviv, Toute une nuit sans savoir de Payal Kapadia, Nous autres de Ian Menoyot, La Rivière de Ghassan Salhab, Falcon Lake de Charlotte Le Bon, Poet de Darezhan Omirbaev, La Dernière reine d'Adila Bendimerad et Damien Ounouri.

Des films d'autrefois qui sont encore et plus que jamais ceux du maintenant : Histoire d'une rencontre de Brahim Tsaki, Funny Bones de Peter Chelsom, Thérèse d'Alain Cavalier, La Maman et la putain de Jean Eustache, Variety de Bette Gordon, Gerry de Gus Van Sant, Les Petites Marguerites de Věra Chytilová, Tendres passions de James L. Brooks, Casque d'or de Jacques Becker, Ordet de Carl Theodor Dreyer, Un petit cas de conscience de Marie-Claude Treilhou, Driver de Walter Hill, L'Âme sœur de Fredi M. Mürer. Tiens, La Maman et la putain : la ressortie tant attendue du film de Jean Eustache est un pari gagné sur le plan de la fréquentation. Il est surtout un avertisseur pour l'avenir : la politique des auteurs est un mausolée de malheurs, la cinéphilie une clinophilie. Comme on fait son lit on se couche et comme on fait un plan on s'y couche dedans. Le chef-d'œuvre est un catafalque et son auteur s'y est couché de bonne heure, premier acte d'un suicidé de la société qui crie que tout est mort, Nouvelle Vague, Mai 68 et Paris, en étant inaudible.

Des films d'ici pour voir ailleurs si on n'y serait pas : Enquête sur un scandale d'État de Thierry de Peretti, marseille(s) de Viviane Candas, Chant pour la ville enfouie d'Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz, Bons baisers de Moscou de Christophe Clavert, De la conquête de Franssou Prenant.

Un mot à propos d'Enquête sur un scandale d'État qui vaut aussi pour être le documentaire sur deux types d'acteur, celui qui incarne le pouvoir (Vincent Lindon) et l'autre qui louvoie avec (Roschdy Zem). Un autre pour De la conquête, le plus beau film de 2022 en étant déjà celui de 2023. On y voit ce que l'on croit ne jamais avoir vu auparavant : un peuple d'enfants survivant résiste encore aux paroles de mort qui auront été prononcées bien avant sa naissance. Voir vivre au quotidien les Algériens tandis que la bande-son est occupée par la citation des textes justifiant la conquête de l'Algérie par la France entre 1830 et 1848 rappelle qu'un spectre hante la France des célébrations de Napoléon ou de la théorie fasciste du « grand remplacement », celui du colonialisme en Algérie. En y ajoutant marseille(s) de Viviane Candas, on aura vu comment l'extrême-droite française s'est donnée comme laboratoire politique la ville de Marseille, et comme acte fondateur le trauma de l'indépendance des Algériens. L'hystérie française a pour origine d'obscurs effets d'hystérésis.

En 2022, le temps des raccords a pu être aussi celui des courts-circuits terrifiants. Centenaire de Nosferatu, centenaire de la Marche sur Rome et victoire en Italie de Meloni : fascisme fossile. 2022 a été aussi le temps des adieux, Alain Tanner auteur d'une inoubliable Salamandre, David Gulpilil l'aboriginal, et puis Julee Cruise et Angelo Badalamenti, ange et démon vestibulaires des écrans paniques et tympaniques de David Lynch. 2022 a été encore le temps des enthousiasmes, avec la programmation Tigritudes au Forum des Images initiée grâce aux tigresses Valérie Osouf et Diana Gaye. Mille Afrique retrouvées y ont refleuri pour que mille autres Afrique puissent s'épanouir. Avec le passage tunisien par Gabès, la grande rétrospective offerte à Ghassan Salhab aura accompagné le désir d'en repasser par les nécessités du travail critique, geste et viatique. Avec l'exposition dédiée par le Jeu de Paume à Jean Painlevé, l'émerveillement extatique devant la fantaisie des formes du vivant a invité à la restauration d'un vieux trésor englouti – notre enfance.

Et un dernier émerveillement dédié aux amis du Rayon Vert, ses esprits et ses combattants qui ont le goût de la critique. La chambre verte des amitiés et des cinéphilies cultivées parce que le cinéma a l'amitié pour condition, comme l'amitié est la condition pour penser depuis l'invention de la philosophie. Le Rayon Vert est une autre chambre verte en effet, un jardin des morts et des vivants et tous prennent soin les uns des autres en se protégeant de l'inhumanité dont est capable l'humanité.


Les trois Jean, les trois lumières



Jean-Louis Comolli, Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub : une histoire s'arrête avec ceux qui en ont incarné l'idée, l'histoire du cinéma dans l'épreuve de la modernité, un impératif historique autant qu'un devoir critique. Plus rien ne sera désormais comme avant. L'histoire continue pourtant parce que la mort n'est pas une interruption, mais l'exigence d'une relance dans la tenue des idées qui mérite un travail à la fois discipliné et insubordonné. L'insubordination a la discipline pour libérer le travail aliéné en opposant aux servilités de la collaboration les usages de l'émancipation. Le travail libre du spectateur critique, reconnu avec la modernité comme producteur à part entière.

Jean-Luc Godard dans A vendredi Robinson

On n'a jamais été aussi seul, jamais aussi solitaire et peuplé – du cinéma de Jean-Luc Godard. Le cinéma aura été pour lui une passion aussi bien insurrectionnelle que résurrectionnelle : une révolution. « Il doit y avoir une révolution » est l'un des derniers envois, l'un des ultimes envols, l'une des dernières adresses du Livre d’image (2018). Une révolution dans la révolution, révolution (du cinéma par Jean-Luc Godard) dans la révolution (du monde par le cinéma). Jean-Luc Godard n'est pas le nom propre d'un auteur de films, aussi génial soit-il, c'est le nom commun d'une pensée partagée. Une pensée de cinéma partagée par le cinéma, une pensée partagée, en partage et dont le partage est celui d'une non réconciliation essentielle – la révolution qui reste encore à venir. On n'a jamais été aussi seul, jamais aussi solitaire et peuplé. Mais – la phrase d'Elias Canetti est l'une des dernières que Jean-Luc Godard aura ruminée dans sa longue vieillesse, son enfance qu'il aura faite – on n'est jamais assez triste pour faire que le monde soit meilleur. « Qu’est-ce que le cinéma ? » est la question posée par André Bazin et, parmi les « jeunes-turcs » des Cahiers du cinéma à l'époque de la période « jaune » (1951-1964), Jean-Luc Godard aura été celui qui a eu le plus à cœur d'y répondre. Si le cinéma est une forme qui pense, sa pensée est celle des rapports dont le montage est l'opérateur ou la modalité spécifique. Le montage, c'est-à-dire le démontage (avec le faux-raccord élevé du rang de la faute de grammaire académique au stade esthétique de l'invention disjonctive), c'est-à-dire encore le remontage (parce que le faux-raccord est un moment vrai du cinéma, comme le négatif l'est dans toute son inquiétude pour la relève du positif). Montage-démontage-remontage des images qui sont partout, en excès à toute représentation dès lors qu'il y a une perception. La pensée du trait d'union tient du circuit électrique et de la cicatrice, de la suture et du court-circuit : le trait d'union des prénoms aussi, Jean-Luc Godard avec Anne-Marie Miéville. Les synthèses, si elles existent, ne sont alors que provisoires et précaires, tout recommence toujours, la noria (de la pensée qui est dialectique) est sans fin, le chantier est interminable. Quel immense bonheur.

Une phrase résumerait tout le projet godardien, projetée par Éloge de l'amour (2001) : « Quand je pense à une chose, je pense à autre chose ». Dans ses Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard pose aussi que « Le cinéma n'est ni un art, ni une technique, mais un mystère ». Le cinéma est un mystère et un secret dont il faut persévérer à en assurer la garde. Le cinéaste est un romantique autant qu'un mystique, qui a beaucoup dit pour autant que son dire a pour fondement un silence nécessaire, un mutisme qui en avère le mystère. Le cinéma, tout le cinéma, avec sa grandeur et sa décadence. Le cinéma, tout le cinéma, avec ses chutes et ses relèves, avec tous ces morts tombés au champ d'honneur, ces morts qu'il faut, en suivant Faulkner, protéger des vivants comme il faut les garder de l’inhumanité de la race humaine. Un atlas d'images avec ses marges, traversé de lignes de faille et de lignes de fuite. Atlas et Prométhée étant des titans, on conviendra aisément que le cinéma godardien aura été titanesque. Il n'y a rien d'autre à désirer que cela, notre libération des chaînes, briser toutes les chaînes (de l'usine à la télévision en passant par l'espace domestique et les nouvelles chaînes des « réseaux sociaux »). Donner à désirer la pensée qui nous émancipe hors des chaînes de nos aliénations qui sont d’autres colonisations ; donner à désirer la pensée de notre émancipation qui est notre affaire commune, une fête entre amis de la révolution : voilà ce que le cinéma de Jean-Luc Godard nous aura donné à désirer, en toute liberté, contre toutes les renégations, sans jamais renoncer. C'est pourquoi il n'y a chez Jean-Luc Godard ni genèse ni généalogie, mais une archéologie parce que l'origine bat à chaque instant dans les plis du vivant, c'est un tourbillon dans les flux du devenir (Walter Benjamin, encore et toujours). L'origine est en amont de ce qu'il y a derrière et en aval de ce qu’il y a devant, le commencement qui est un recommencement, l'éternel retour qui est celui de la différence. L'origine qu'il y a devant nous : orient et naissance. L’origine est levée (orior), enlèvement et soulèvement, enthousiasme et ravissement. L’origine qu'il nous reste à faire : la révolution, l'enfance, le cinéma. Voilà. Bonjour cinéma, bonsoir cinéma, bonjour cinéma et cætera – l'image viendra au temps de la résurrection.

Straub ! Le nom est un point d'exclamation. Il dit la clameur de l'être pour l'une des plus belles clairières du cinéma. Straub ! Le nom sonne comme une frappe exclamative. Moins un coup de poing qu'une main tendue pour hisser le cinéma avec une rigueur nouvelle, dont le versant est celui d'une infinie générosité, à l'endroit où il ne redescendra plus jamais : l'invention d'une forme radicale qui fait deux choses en même temps – voir ce qui résiste au regard en prêtant l'oreille à ce qui n'a pas été entendu. Le cinéma debout a un début qui, pour être une levée, tient de l'événement. Un grand oui au cinéma peut avoir pour condition un grand non originel. Pour Straub, ç'aura été un non à la guerre d'Algérie. Que le cinéma, alors, soit parlé et qu'il le soit radicalement. Que ses adresses fassent passer dans les plis de nos corps un désir renouvelé de se dresser. Que les proférations qu'il abrite remuent la terre. Un geste sismographique pour faire trembler l'image et le son, et ainsi repeupler l'abîme entre eux. Des blocs lacunaires parce que le malheur est du côté de l'achèvement, et inachevé est le bonheur. Toute une cartographie de ponctuations sismiques, les unes que l'on ne voit pas et les autres que l'on n'entend plus, pour qu'enfin le vert de la terre puisse à nouveau briller pour nous – nous autres et eux tous. Parler plus d'une langue pour quoi faire, sinon donner à entendre qu'il y a dans la langue des langues étrangères, minoritaires autant que révolutionnaires, séismes, éruptions, coups de tonnerre ? Parler plus d'une langue, pourquoi, sinon voir autrement le paysage qui en accueille l'exercitation ? Parler pour voir ce que les yeux ne voient.

Le cinéma de Straub est une insurrection qui, en ayant tôt fait son destin d'une désertion, a pris la forme volcanique d'une surrection, et autant de déterritorialisations, Allemagne-Italie-Égypte-France-Suisse. Des montagnes, Etna d'Empédocle, Sainte-Victoire de Cézanne, mont Bàrbaro d'Antigone. Des points d’exclamation, Lothringen !, Sicilia !, Gens du lac !, La Guerre d’Algérie ! Surrection, insurrection : les monuments mentent et les statues ont la massivité des vainqueurs. Il n'y a que les paysages pour ne pas mentir mais, hélas, ils sont muets, on ne les entend pas. On ne voit donc pas que les morts en constituent le sol et si l'on parle, c'est alors pour faire monter dans les airs ce qui s'est enfoncé dans la terre. Les paysages, on ne les regarde qu'à partir des sans voix qui n'y figurent pas. Comme on n'y voit rien, alors on donne de la voix, celle de Stentor. Le cinéma de Jean-Marie Straub s'est d'emblée dressé en marchant sur deux pieds, Jean-Marie Straub avec Danièle Huillet. Des constellations comme autant de rencontres avec eux, les morts, les vivants et les dieux. Un dialogue d'amour et d'ombres : le premier couple égalitaire du cinéma. Et si l'un a persévéré sans l'autre durant seize années, inconsolable, c'est en marquant un glissement de terrain, tout un éboulis de films courts qui ont connu comme dernier jet de pierre La France contre les robots (2019). On y entend, une fois puis une seconde – répéter c’est repriser –, comment en 1945 Georges Bernanos aura vu ce qui aujourd'hui nous afflige en déblayant nos terrains d’actualité, cité éteinte mais ciel dégagé. Il n'y a cinéma qu'à la seule condition d'une épreuve, la forme résultant des frictions du réel et de l'idée. Une fois l'épreuve assumée jusque dans ses ultimes tours dialectiques, s'impose alors le plus beau : le monde de l'égalité de toute chose avec toute chose, une fois qu'elles sont déliées de leur hiérarchie (culturelle ou naturelle), est toujours aussi celui de la différence, du réel qui se répète en étant à chaque fois un recommencement. Un cinéma de l'égaliberté.

Avec Jean-Louis Comolli, il s'agit de tenir les deux bords, théorie et pratique, écritures critiques et écritures cinématographiques. Penser l'ontologie de l'image cinématographique dans la continuité d'André Bazin se fait avec les textes et films qui en contrarient l'héritage issu de l’idéalisme allemand et du personnalisme chrétien, tant du côté de Karl Marx (les continuités naturelles cachent l'antagonisme des rapports, le discontinu des montages) que du côté de Jacques Lacan (la réalité est une fiction symbolique qu'interrompt le réel en suturant le hasard, l'inconscient et le hors-champ). Comme si Jean-Louis Comolli avait tracé sa voie singulière en tentant d'apparier des matérialismes spécifiques, entre la critique du spectacle de Guy Debord et celle du régime représentatif de Jacques Rancière. Jean-Louis Comolli est ainsi, à l'instar de son ami des Cahiers Serge Daney, un disciple indiscipliné voire hérétique d'André Bazin, l'ontologie (il y a enregistrement, trace et archive) compliquée par les effets du structuralisme (il y a écriture, différé et dissémination).

La pensée de Jean-Louis Comolli, pensée de cinéma faite textes et faite films, fait ses révolutions en tournant autour d'un noyau : que le cinéma soit une école, une contre-école un peu sauvage, un lieu autre où l'on s'instruit différemment. Tous les films, les films de Jean-Louis Comolli ainsi que tous ceux au sujet desquels il a écrit, ne montreraient rien d'autre que ce qu'aura indiqué le tout premier, dédié en 1968 à Michel Perrault, l'un de ses maîtres avec Jean Renoir et Roberto Rossellini : l'action parlée. Pour la filmer, il faut être animé d'un souci éthique, distance et respect, question de cadre et de focale, qui peut se dire avec George Orwell « common decency », ou vergogne en suivant Bernard Stiegler. Le cinéma a pour responsabilité la dignité de ses figures, les sujets filmés et leurs spectateurs. Comme disciple de Jean Renoir, Jean-Louis Comollli est un héritier des Lumières. Il l'est aussi de l'utopie rossellinienne à laquelle il a consacré un film, utopie d'un cinéma qui serait de la bonne télévision quand elle cultive en étant protégée des pressions inégalitaires et conformistes du marché. Cultiver c'est augmenter le pouvoir des fondations dont on hérite, c'est augmenter nos puissances d'agir (pour l’égalité) et de ne pas agir (contre l'inégalité) – dans la suite du monde.

Le cinéma continue dans le désir des formes qui pensent en ayant pour tradition celle des opprimés, ni amendable, ni négociable. Sortir nos minorités de leur statut de minorité en rendant justice à l'oublié : le cinéma de Godard, Straub et Comolli est notre enfance majeure en soulageant l'Ange de l'Histoire de la mémoire des révolutions manquées qui sont autant de potentialités non réalisées.

Le deuil a de l'avenir, les fantômes aussi, Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub, Jean-Louis Comolli. Les trois Jean : les trois lumières dans la clairière des films et des textes, pour la clameur de l'être.


Les avant-dernières choses
(parce qu'il y a la douleur et que seule dure la douceur)



Oui, le cinéma est beau autant qu'il est rare. Et la chose est plus vraie que jamais à l'heure où notre époque sans époque n'est plus que celle d'un délai, celui de faire la bifurcation nécessaire à ce que la fin du monde soit moins désirable que celle du capitalisme. Le temps n'est pas celui des fins dernières mais, suivant la leçon d'histoire de Siegfried Kracauer, celui des avant-dernières choses.

Les avant-dernières choses seront le nom de ce qui interrompra le travail engagé depuis plus de dix ans par Des Nouvelles du Front, et de ce qui le poursuivra autrement depuis cette interruption-là.

Les avant-dernières choses pour résister aux fins dernières, et retenir ainsi la critique de se faire collapsologie. Comme pour l'alcoolique deleuzien, celui pour qui seul compte l'avant-dernier verre.

Les avant-dernières choses ont mille et une images qui font leur constellation. Cet été en est apparue une nouvelle, une photographie prise par le télescope spatial James Webb de la Nasa. On y voit l'univers qui n'était alors âgé que de quatre milliards d'années. Voilà le meilleur blockbuster de l'année et il aura coûté 10 milliards de dollars, soit trente fois plus qu'Avatar. À celui-là on se retiendra momentanément de faire la critique de l'empreinte écologique parce qu'il ne s'agit pas de se divertir devant le spectacle de l'incontinence numérique mais de voir ce qui fait la consistance non visible de notre être. Parmi les traces de lumière d'un amas de galaxies dénommé SMACS 0723, l'une remonte à treize milliards d'années, soit à 800.000 millions d'années du Big Bang, cette explosion théorique à l'origine de notre univers observable. L'origine est ce qui à chaque seconde fait le battement dans nos vies, dans chaque photogramme d'un film qui bat quand il est du cinéma.

On songe alors à oncle Vicky dans For Ever Mozart (1996) de Jean-Luc Godard : « Un jour, Mademoiselle, l'univers a eu votre âge ». On pense aussi à Emmanuelle Riva avec les mots de Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour (1959) d'Alain Resnais « Ah ! que j'ai été jeune un jour ». Comme nous avons été jeunes, nous qui savons avec les images avoir l'âge de l'univers. Il y a une douceur dans cette image du temps de notre immémoriale jeunesse. Anne Dufourmantelle écrit ainsi dans Puissance de la douceur (2013) : « La vie dépose sa douceur en nous dès l'origine ». Parce qu'il y a la douleur dans nos vies irréparables, et que seule y dure la douceur. Le doux sourire de Jean-Luc Godard dans le dernier plan d'À vendredi, Robinson de Mitra Farahani.

Nous qui désirons sans fin (le cinéma) avons le dur désir de durer du désir que seul dure le doux.

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Jérémy Quicke


Visages d’hier et d’aujourd’hui



Ma première séance de l’année a donné naissance à deux beaux visages de cinéma qui ont continué à m’accompagner ces douze derniers mois : Gary et Alana (Licorice Pizza de Paul-Thomas Anderson). En particulier, Cooper Hoffman m’a emmené dans un lieu qui nous est cher ici : la chambre verte. Impossible, en le regardant, de ne pas penser à son père, et c’est comme si Philip Seymour s’était réincarné le temps d’un film, comme si la caméra de PTA et le corps du jeune comédien parvenaient à faire remonter son ADN à la surface.

Le cinéma peut faire d’une fosse commune pleine de cadavres oubliés un ensemble de visages retrouvés, comme dans Madres Paralelas (Pedro Almodóvar, 2021). Il suffit d’un prélèvement ADN, le même geste qui relie les deux fils narratifs, celui des deux mères parallèles dont on a échangé les enfants et celui des victimes du franquisme. Les squelettes des ancêtres renaissent et le bébé qui vient de naître se révèle comme une nouvelle mémoire à peupler, un nouveau visage possédant le pouvoir de relier les êtres.

Rien à Foutre (Marre et Lecoustre) pourrait quant à lui se définir comme un film construit simplement sur un seul visage, celui omniprésent et obsédant de Cassandre-Adèle. Une histoire sur la jeunesse d’aujourd’hui, bien sûr, mais aussi une exploration de ce qui arrive à ses corps (qu’il faut photographier et poster pour décider l’amant d’un soir) et à ses visages : exhibés dans une réunion zoom avec une mauvaise connexion, ou, dans une scène aussi fascinante que dérangeante, forcés de sourire pendant 30 secondes d’affilée dans une formation professionnelle.


Les mots et la chose



« Je suis un audiophile, un fétichiste du verbe » : cette déclaration de Denis Podalydès/Philippe Roth dans Tromperie (Arnaud Desplechin) annonce le programme : éloquence et érotisme se mélangent bien. Entre l’écrivain et son amante, le plaisir de la discussion et celui de la chair se mêlent, s’affrontent et on finit par ne plus savoir qui a le dessus. Le trouble se prolonge en posant la possibilité de l’amante comme création littéraire, rapprochant les relations amants-maîtresse et créateur-créature.

Ces relations résonnent fortement avec les films de Ryusuke Hamaguchi, très belle découverte de cette année via Drive My Car (2021) et Contes du hasard et autres fantaisies. Le premier commence justement par cette idée fascinante d’une femme qui ne peut écrire des fictions que pendant l’amour, une première partie qui pourrait fonctionner comme un film à lui seul. La suite m’a embarqué dans un beau voyage, conjuguant d’une autre manière création et altérité : la nécessité de se confronter à autrui pour avancer, qu’il s’agisse d’un autre être humain ou d’un double distancié, amené par la fiction théâtrale, les langues et cultures étrangères, et un peu tout cela en même temps.

Contes du hasard et autres fantaisies de Ryusuke Hamaguchi - © Neopa/Fictive

Dans un même mouvement, Contes du hasard et autres fantaisies joue aussi avec le pouvoir trouble des fictions sur la réalité, et notamment sur la séduction dans le récit central, et plus précisément sa séquence centrale à lui, entre le professeur écrivain et la jeune femme qui cherche à le tromper pour venger son amant. Dans cette scène, il n’y a que les deux personnages, que des mots : la lecture du livre libidineux d’où va naître un désir véritable contre le projet de vengeance, et un seul geste qui dit beaucoup : le professeur qui semble s’approcher d’elle… pour rouvrir la fameuse porte. C’est tout, et cela fait une séquence délicieusement érotique pour les audiophiles et fétichistes du verbe.


Des mondes et nous



Une autre résonance marquante concerne deux films qui portent attention à comment filmer notre environnement : sa matière, ses mouvements, ses sons, et au-delà la possible connexion entre nous et le monde. Beaucoup a déjà été dit sur Memoria (Apichatpong Weerasethakul, 2021) et notamment son aspect métaphysique, initiation à un nouveau degré de conscience du réel. Ce que j’y ai trouvé vient avant tout cela, d’un élément bien concret et prosaïque : ce bruit inconnu que nous avons tous entendu une nuit, sans savoir d’où il vient, et qui continue de nous hanter. Peut-être sommes-nous alors sans le savoir, comme Jessica, entrés quelques instants dans la conscience et la mémoire d’un autre.

La jungle colombienne de Memoria cohabite à merveille avec le trou calabrais de Il Buco (Michelangelo Frammartino), et ses images fascinantes de roches, d’eau, de feu, de vache, de lumière et d’ombre. Comme le raconte bien le texte de Raphaël Amy, il propose aussi de filmer la nature de manière non spéciste, ou non anthropomorphique. La dernière image apparaît alors encore plus belle : laisser les nuages envahir l’écran et recouvrir la terre, c’est aussi une manière de lui offrir un linceul : recouvrir le trou pour que l’homme ne tente pas d’y replonger.


Vertu des ratés



Pour finir, quelques épiphanies en forme d’échec, des ratés qui racontent plus que les réussites. Je voudrais sauver une scène très drôle de Viens je t’emmène (Alain Guiraudie) : de nuit, tous les résidents de l’appartement débattent de la présence du jeune SDF d’origine maghrébine sur le palier. Sauf qu’ils doivent s’interrompre pour rallumer la lumière qui s’éteint automatiquement après quelques secondes ! Mine de rien, tous ces personnages qui délibèrent en vain dans les couloirs, lieux indécis entre intérieur et extérieur, ombre et lumière, voilà un bel instantané du monde contemporain.

Un autre échec du langage offre la scène la plus touchante d’Armageddon Time (James Gray). Au commissariat, on attend la confession du jeune Paul sur sa participation au délit. Raté : son père parvient à le faire sortir. Dans la voiture, c’est le père qui se confesse, une confession intime, secrète, pour remplacer la confession officielle qui n’est pas venue : il lui révèle que le monde est injuste, et qu’il faut parfois renoncer à ses valeurs pour ne pas être du côté des victimes. Une leçon amère, rendue encore plus touchante par le fait qu’il s’agit sans doute de la seule fois où le père parvient à parler au fils autrement que par la violence.

Paul rêve cependant de fusées, et serait sans doute heureux de connaître le jeune Stan d’Apollo 10 ½ (Richard Linklater). Dans cette plongée dans ses souvenirs d’enfance entre réel et imaginaire, tout semble nous préparer à l’épiphanie du grand événement lunaire de 1969. Encore raté : Stan adulte confesse ne pas savoir s’il était éveillé ou endormi lors de l’alunissage. Une question qui n’a sans doute pas besoin de réponse ; qu’il l’ait vu ou qu’il s’agisse de souvenirs refabriqués, d’imaginaire, de cinéma, tout le film en est l’incarnation : il a vécu l’événement.

Je ne sais pas ce qui, dans le futur, restera des épiphanies sauvées en 2022. Mais je trouve un étrange réconfort à me dire que, comme Stan, même des images que nous n’avons (peut-être) pas vues font partie de nous.

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Raphaël Amy


Indigestion


Chaque année, le jour du dépassement arrive un peu plus tôt. Le 28 juillet 2022, nous avons consommé l’ensemble des ressources que la planète peut produire en une année. Le monde est à bout de souffle, des paysages entiers sont ravagés par les flammes, c’est la survie de tout notre écosystème qui est menacée. Pendant ce temps-là, ce que la planète offre, nous le transformons en produit tout prêt à consommer. Or, la consommation désigne l’utilisation d’un bien dont la destruction est programmée au terme de celle-ci. L’humanité se consomme, l’humanité se consume : sa destruction est programmée, son utilisation bientôt périmée. Face à cette menace, l’art peine à conserver son statut de fervent défendeur et de porteur d’espérance, car les artistes eux-mêmes commencent à perdre espoir. S’ils le pouvaient, ils quitteraient la Terre du Milieu, migreraient vers les Terres Éternelles de Valinor, et laisseraient les mortels se disputer les 8 pauvres épisodes des Anneaux de Pouvoir, saga commandée par le géant américain Amazon, contenu prémâché bourré d’additifs et d’effets spéciaux, comme autant de tentatives de reproduire et calquer le génie de Tolkien. Malheureusement, au grand dam d’Hollywood, le génie ne se duplique pas, et l’on peut toujours distinguer l’authentique du contrefait, le sincère de l’hypocrite. Or, si le génie est unique et indomptable, le rêve l’est tout aussi. Stars at Noon, le dernier film de Claire Denis, l’a bien compris : le rêve veut aujourd’hui s’échapper de la prison cérébrale dans laquelle il est enfermé, la fuite apparaît comme la meilleure possibilité. La raison nous quitte peu à peu, partant vivre d’amour et d’eau fraîche dans des contrées lointaines.

À force de se gaver, nous finissons par éclater, par exploser de l’intérieur comme de l’extérieur. Le sang versé par les guerres, les tonnes de nourritures gaspillées, tout finit par s’évacuer. Comme on dit, il faut que ça sorte. Certains artistes l’ont bien compris, et ont utilisé le cinéma comme un rappel à l’ordre de notre condition : cessons de nous croire invincibles, immatériels, omniscients, car nous sommes une tribu de corps, une masse de fluides. La Palme d’Or du dernier Festival de Cannes, Triangle of Sadness de Ruben Ostlund, a déclenché de vives réactions et débats : lanceur d’alerte ou hypocrite profitant du système ? Le réalisateur suédois a surtout cherché à nous placer face à nos propres travers : en plus de n’être que des enveloppes corporelles frêles, nous sommes bourrés de vices pervers et d’instincts violents. Il n’est pas misanthrope de dire que l’homme est bête, qu’il est méchant, car notre espèce a beau avoir des siècles de domestication, le naturel ne nous quitte jamais. L’Homme est à blâmer, l’homme n’y est pour rien. Ce n’est pas chez son voisin qu’il faut chercher la cause de nos malheurs, mais dans notre incapacité à tous de faire vivre la responsabilité collective, le devoir que nous avons de prendre soin les uns des autres. L’amour n'est pas aux abonnés absents du film, tout comme le réalisateur n’est pas dénué d’empathie à l’égard de ses personnages : il les malmène, en révèle les phases les plus odieuses, mais il fait vivre également la camaraderie et l’entraide. La scène du dîner, faste ballet disgracieux de fluides corporels en tous genres, est à la fois la plus univoque et la plus significative du film : le système se recrache lui-même, s’est tellement gavé qu’il en a la gerbe. C’est toute une catégorie de personnes qui polluent, mangent, boivent sans considération pour rien ni personne et qui finissent par s’ingérer eux-mêmes. Comme le disait déjà Jack Nance dans le pilote de Twin Peaks il y a 30 ans, « There’s a fish in the percolator » ; quelque chose est pourri, évacuons-le pour mieux guérir.

Mais la guérison n’est pas si simple, car, entre-temps, notre corps a muté. De nouveaux organes sont apparus et avec eux, de nouvelles possibilités artistiques. Dans les Crimes du Futur, David Cronenberg disserte avec passion sur l’avenir de l’espèce humaine : celle-ci s’est détournée de ses grands rêves divins, abandonnant le chantier de la tour de Babel et renonçant à toucher Dieu. Elle doit désormais faire face à son corps, qui le fait terriblement souffrir. Lorsqu’il mute, quel message symbolique, ou pas, le cerveau nous envoie-t-il ? Avons-nous tellement dégradé notre environnement que la nature elle-même ne trouve plus les moyens d’assurer notre survie ? Ou bien s’agit-il d’une punition ? Il nous reste la langue pour en parler, nos yeux pour observer les mutations qui s’opèrent à l’intérieur de notre chair et les nerfs pour profiter des quelques sensations qu’il nous reste à vivre. Les oreilles se multiplient le long de notre corps comme une infection : n’est-il pas un supplice de devoir tout entendre ? Klinex, l’homme-oreille, choisit de danser devant une foule de spectateurs au milieu d’une fosse, la bouche cousue, forcé au silence et empêché de répéter ce qu’il entend. Encore une fois, les hommes font diversion, perfectionnent leur art et s’enfoncent toujours plus dans leur narration, tout pour ne pas regarder en face le monde déchiré en lambeaux dans lequel ils évoluent. La croyance en Dieu s’est détournée vers une croyance en l’homme, en sa capacité à créer les plus belles diversions pour ne jamais affronter sa propre condition. Surgery is the new sex certes, parce que recovery don’t seem to really stand a chance. Ceux qui acceptent ce constat, que l’évolution du monde va de pair avec une altération de notre essence, sont les bannis, les exilés, les maudits. Les personnages des Crimes du Futur ne sont pas des criminels : ils errent dans un monde fatigué, feignant l’espoir et dialoguant sans cesse pour anéantir le silence et l’apathie. L’homme perd-il toute raison de vivre sans histoire ? Est-il sans cesse dans le besoin d’action, d’être le héros ? Saul Tenser, Caprice, Timlin, ne sont-ils pas les victimes du futur, hantées par les crimes du passé ? Pourtant, leur poursuite de la beauté dans un monde qui en semble dépourvu répand une forme d’optimisme, tout n’est pas perdu !

Enfin, certains cinéastes imaginent des menaces venues d’ailleurs, comme des prédateurs que l’on aurait importés d’autres dimensions pour rétablir un semblant d’équilibre : Jean Jacket ou la bête volante de Nope. Dans cette réécriture des Dents de la Mer, Jordan Peele révèle ce que bien des artistes ont tenté de montrer avant lui : le divertissement n’est qu’un vaste désert où s’affrontent des prédateurs. Une loi de la jungle des plus impitoyables y règne, et si l’on ne domine pas, l’on finit aspiré par un trou géant, pour rejoindre le néant. L’ovni qui se cache derrière les nuages s’en prend à ceux qui le regardent droit dans les yeux : cette fois, ce sont ceux qui regardent le danger en face qui périssent les premiers. Alors, il faut régler son compte sans croiser son regard : qu’est-ce que cela révèle de notre société, de notre rapport à l’information et au divertissement ? Faut-il enfouir sa tête sous le sable et y chercher les moyens de régler nos problèmes, ou devons-nous avoir le courage de regarder en face la barrière de feu qui nous guette ? Ici, le grand méchant prédateur trépasse lorsqu’il tente d’ingérer le ballon géant d’une mascotte de cow-boy, bourreau puni parce qu’il n’hésite pas à sacrifier des animaux pour le plaisir des spectateurs. The show must go on. Jordan Peele continue d’explorer une thématique présente dans ses trois films : l’oubli, l’hypnose, la claustrophobie d’être enfermé dans le vide, dans un souterrain, dans l’œsophage d’un monstre. Règne aussi dans ces films le sultan de l’apparence : une petite fille face à son reflet – ou pas -, la joyeuse petite bande d’une sitcom qui finit en massacre : à la sortie du film, beaucoup ont interrogé la signification de cette scène en plein milieu de l’intrigue. Peut-être pouvons-nous y lire un message clair comme de l’eau de roche : les animaux se rebellent, pas de raison que nous ayons le monopole de la violence et de la cruauté. Et pourtant, Jean Jacket explose sous le poids du capitalisme vain, du divertissement abrutissant : les créatures venues d’un autre monde ont, elles aussi, la nausée.


Retour à la nature


Retour à la nature, c’est presque une injonction, nous n’avons pas le choix. La nature est partout, elle constitue le réel le plus puissant, le plus concret auquel nous avons accès. Face à l’artificiel, face à ce que l’homme a créé, qui est par définition imparfait, s’oppose l’idéal naturel. Cet idéal, nous le rejetons, nous avons décidé au XVIIème siècle de le mépriser, de l’assujettir à nos pieds ; « Nous nous rendrons comme maîtres et possesseurs de la nature » disait René Descartes dans le Discours de la Méthode en 1637. Pourtant, à la même époque, Francis Bacon disait qu’on « ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant ». Alors qu’on attribue au philosophe le premier emploi du mot « progrès » pour définir l’évolution de l’espèce humaine et non dans un simple cadre spatial, Bacon mettait déjà en garde comme une volonté arrogante et orgueilleuse de  dominer  la nature. Les événements d’aujourd’hui le prouvent. Notre entrée dans l’anthropocène, période géologique caractérisée par l’impact de l’activité humaine sur notre environnement, se marque par une profonde crise de notre habitat. Il paraît primordial de retourner à ce qui est immuable, qui nous a vu évoluer et grandir. Changeons notre regard face à la nature et retrouvons le rapport antique que nous avions autrefois avec elle : l’animisme païen – Genius Loci -. Les artistes ont assurément un rôle à jouer dans ce tournant décisif de notre espèce, au même titre que les scientifiques qui nous alertent sur les dérives auxquelles nous nous laissons aller. Retournons à l’écoute, au chant des oiseaux qui ont tant à nous apprendre.

L'âne traverse un pont dans EO
© ARP Sélection

L’image du héros qui part ou qui rentre de chez lui aura eu le vent en poupe cette année : RMN, Godland, Sundown… « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ». Le geste du retour est fort, du fait de sa richesse narrative et symbolique : il nécessite au préalable un départ, une quête, un changement. Pourquoi partir, et pourquoi rentrer ? Ces questions, ce ne sont pas les hommes qui se la posent, mais un âne, qui traverse l’Europe à la recherche de sa maison. Qui est-il ? D’où vient-il ? Son histoire n’a pas de début, mais elle a une fin tragique, un bruitage sourd qui paralyse le spectateur devant l’écran noir. EO ne narre pas seulement les mésaventures d’un âne, victime de la cruauté des hommes, il pose une question essentielle : quelle place (re)donner à la nature et aux animaux dans notre grand récit humaniste ? L’âne n’est pas juste baladé de foyer en foyer, il prend parfois des décisions qui semblent être les siennes – il rend la justice, part de son plein gré jusqu’à sa dernière décision funèbre. Jerzy Skolimowski donne alors à son personnage principal une forme de libre arbitre, faisant de lui un vrai héros : il refuse d’accorder à l’homme le monopole total de l’action, abaissant la nature au rang de réaction. Ces questions métaphysiques que nous nous posons depuis des siècles, elles n’ont d’intérêt que si nous nous réduisons à notre stricte condition : nous sommes aussi des animaux, alors comment pourrions-nous être la seule espèce bénie d’un libre arbitre ? La question n’a pas de réponse, parce qu’elle est mal posée : comment utiliser nos indéniables facultés intellectuelles et artistiques à des fins vertueuses ou tout du moins morales ? Comment croître sans détériorer le fragile équilibre naturel ? L’âne est un modèle de stoïcisme, et pourtant, nous pouvons souvent lire dans ses yeux nostalgie, tristesse, inquiétude : qui est-il ? il ne le sait pas non plus. D’où l’importance d’EO : replacer les animaux au centre du récit, continuer d’explorer les pouvoirs de l’image, du son et du cadre, pour donner un nouveau souffle à ces questionnements aussi vieux que l’humanité.

Le retour est donc aussi un nouveau départ. Cela signifie, pour beaucoup d’artistes, le souhait de faire table rase du passé, de recommencer à zéro ; de passer de l’autre côté du miroir. Plus de retour en arrière, ou, précisément, l’avancement vers toujours plus de naturel et d’authenticité. Les artistes reviennent à leurs désirs premiers, les personnages à leur village natal. Les enfants n’auront jamais été aussi présents à l’écran que cette année, dans les bons films comme dans ceux de moindre envergure : Armageddon Time, Aftersun, Close, Rebel, Licorice Pizza… Nous savons l’importance que devra jouer la nouvelle génération dans le démantèlement de notre modèle actuel pour un monde plus équitable, mais la transition ne se fait pas facilement. Les enfants, dès leur plus jeune âge, font face aux désillusions et leur innocence agit toujours comme le meilleur des révélateurs – tous les parents redoutent le fatal pourquoi ? : pourquoi ne puis-je pas toujours être ami avec mon prochain ? Pourquoi est-ce qu’il est aussi difficile d’aimer ? Retour à la nature, c’est aussi prendre le temps de répondre à ces questions, de réinstaurer toutes ces sensations que nous avons défigurées. Filmer les enfants, c’est transmettre nos espoirs en eux et donner foi au spectateur.

Et lorsque certains partent, pour rejoindre une terre promise et faire fleurir ce nouveau monde, ils ne disent jamais adieu au foyer auquel ils tournent le dos, car peut-être savent-ils qu’ils reviendront un jour, plus sages. Ils reviendront lorsqu’ils s’en seront rendus plus dignes. Dès lors, le départ paraît nécessaire. Il est la négation qui régit tout mouvement dialectique nous dit Hegel ; le réel est traversé par ses contraires. Le départ, qu’il soit brutal, cruel, injuste, est une condition nécessaire pour permettre au personnage et, par miroir, à l’artiste, d’évoluer. Le temps de toucher les étoiles est passé, maintenant est venu le temps d’explorer le squelette de notre monde. Peu de films auront autant ému cette année qu’Il buco. Tout y est : la simplicité des cadres et de l’histoire, il est le véritable manifeste de la sobriété dont nous manquons cruellement. Le film de Michelangelo Frammartino est le plus beau des hommages au cinéma : il donne tout à voir, à entendre, à ressentir et à penser. Le champ des interprétations de ce film est aussi grand que l’abîme est profond : explorer la grotte, c’est explorer l’intérieur de nous-mêmes, c’est faire notre propre psychanalyse. Notre époque est bourrée de déni, d’actes manqués et tout y est refoulé : les vrais plaisirs, la violence et l’amour. Or, comme l’ont encore montré très récemment Godland et la deuxième saison de White Lotus, l’un ne va jamais sans l’autre : on dit que les temps prospères créent des hommes faibles. Ne créent-t-ils pas plutôt un cadre propice à laisser nos instincts ressurgir sournoisement ? Nous ne rentrons jamais de notre quête exactement comme nous en étions partis, mais nous en revenons plus sages. L’homme est à la croisée des chemins : il peut s’avancer vers le cyclone, ou reculer, conscient des dangereux travers qui l’habitent, et plus à même de les gérer. Le cinéma, c’est un guide, c’est le panneau qui nous indique qu’il faut rebrousser chemin.

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David Fonseca

 

Non top 2022

 

« Bruno Reidal » de Vincent Le Port

Un film qui n'explique rien mais qui montre tout de l'avilissement de cette Belle époque que filme Vincent le Port, en 1905, quand les institutions de la IIIe République encore fragiles entendent discipliner les corps par des institutions nouvelles (l'école, la caserne, la prison, l'hôpital psychiatrique) afin de les gagner à sa cause. Mais que faire de ce grand dégoût de soi, de l'impossible rencontre épiphanique du visage multiforme de l'autre, des hommes à Dieu ? Que faire face aux irréductibles, à ceux qui ont la grâce butée de dire non, la colère rentrée de Dimitri Doré ? Bruno Reidal, petit fils du Juge et de l'assassin de Tavernier, frère de L'enfant sauvage de Truffaut raconte ce que c'est qu'un homme qui ne (se) serait pas empêché/qui serait en péché. Un grand film politique, une po-éthique en ses temps où les repères sont autant de corsets.

« Decision to Leave » de Park Chan-Wook

Qu'est-ce qu'un thriller selon Park Chan-Wook ? Une comédie romantique. C'est-à-dire une comédie au sens plein et entier du terme : surmonter son drame. Ou comment chacun des deux amoureux met en scène ce que s'aimer signifie vraiment : non pas s'assassiner l'un l'autre pour ne faire plus qu'un, délire paranoïde de l'amour, mais s'effacer au contraire comme la mer se retire pour libérer suffisamment d'espace afin que chacun y pose son pas pour y dessiner son visage de sable.

Tang Wei et Go Kyung-Pyo dans la rue dans Decision to Leave
Decision to Leave de Park Chan-Wook - © Cinéart

« Athena » de Romain Gavras« Blonde » d'Andrew Dominik

Deux films incendiaires qui ont polarisé la critique, aux effets dissemblables. Quand Romain Gavras, dans son délire artificier, fait désormais du « jeune de banlieue » non plus simplement un incendiaire mais un Human Bomb, proto-terroriste en puissance prêt à se faire exploser à la moindre occasion, Andrew Dominik décolore l'Amérique de ses rêves de puissance et de gloire en filmant ses spectres. Dans le premier cas, Romain Gavras filme des vivants qui n'aspirent qu'à (donner) la mort, dans le second cas, Andrew Dominik filme une morte-vivante, ce que les zombies ont de plus vivant à dire à l'Amérique.

« X » et « Pearl » de Ti West

La petite maison dans la prairie a vu rouge cette année. Prequel de X, Pearl a refait l'Amérique. Sa Dorothy, Mia Goth, y Oz tout, Massacre & Cie, quand X transcendait déjà ses habiles références en un film aussi sexuel que sensuel, un film d'horreur-somme qui exaltait un hédonisme souverain quand le puritanisme d’un certain cinéma américain contemporain le menacerait. Des films d'hier pour dire l'aujourd'hui, ou quand le post-modernisme recyclant l'histoire du cinéma fait véritablement son travail de trou noir : aspirer pour irradier autrement.

« Enquête sur un scandale d’État » de Thierry de Peretti

Une enquête qui ne révèle rien. Un scandale d’État qui aurait oublié son Condor. Un genre qui ne surveillerait plus ses territoires. Un film d'hommes sans testostérone, délesté de ses oripeaux archétypaux (l’argent sale, l'argent facile, la prostitution des îles noyées à l'arrière-plan). Thierry de Peretti, finalement, ne dénonce rien, si ce n'est faire un film de cinéma, un film sur le doute. Plus ses personnages quêtent la vérité, plus il s'approche de cette lumière, plus ils s'aperçoivent d'ombre. Savoir, ce sera toujours douter. Le filmer, c'est laisser à ses personnages le bénéfice du doute. Au spectateur à qui on a trop longtemps tout délivré de ne pas s'en scandaliser, mais d'en faire la matière d'une chance pour continuer de croire indéfectiblement aux puissances du faux.

« Cahiers noirs » de Shlomi Elkabetz

Lettre à l’absente, Cahiers noirs est avant tout un grand film de revenants. En trois films écrits et réalisés avec sa sœur la comédienne Ronit Elkabetz, aujourd’hui disparue, Cahiers noirs est autant un film d'amour d'un frère pour sa sœur que la passion dévorante pour un art. Film entièrement de montage, l'artisan révèle chacune des coutures d'une vie, là où ça fait mal, là où ça prend, là où c'est vivant.

« Saint Omer » d'Alice Diop

Un film de procès où les diseurs se taisent, parce que tout ce dont on ne peut pas parler il faudrait vraiment le taire (Wittgenstein) : d'un fait divers, raconter la maternité à partir d'un infanticide, soit, dans le même geste, signifier comment la République a avorté de ses enfants immigrés. Il fallait la mythologie grecque et les puissances d'une sorcière réalisatrice pour faire éclater la tête de toutes les Marianne bien-pensantes.

« Vitalina Varela » de Pedro Costa

Le synopsis du film se suffit à lui seul pour dire l'immensité de Vitalina Varela : une Cap-Verdienne de 55 ans, arrive à Lisbonne trois jours après les obsèques de son mari. Elle a attendu son billet d’avion pendant plus de 25 ans. Une histoire contrariée pour un film d’espoir. Une traversée de la longue nuit de l’homme qui se finirait dans la lumière, dans un ailleurs, là où les êtres déchus ont su conserver le secret du cimetière des éléphants.

« Qui à part nous » de Jonas Trueba

Filmer la jeunesse du monde, autrement dit, dans un documentaire sur l'adolescence signifier ce que c'est que faire cité sans jamais que l'un de ses moindres membres renoncent à son individualité. Regard mélancolique en immersion sur l’âge des possibles, ce moment où tout est encore imprévisible, où se construit le devenir au gré des retrouvailles et des circonstances.

« Kimi » de Steven Soderbergh

Steven Soderbergh continue à questionner les coffres et leur mystère, les logiques d'autoclaustration. Comment donc raconter dans cette perspective la technique ? En faisant de Kimi un thriller dégraissé jusqu'à la moelle, une application manquant de chair comme les personnages n'y sont pas caractérisés, si ce n'était ce bijou magnétique, Zoé Kravitz. Un petit film qui raconte de grandes choses, sous le patronage de Heidegger, ou comment les individus pensant s'émanciper en se libérant de leur condition par la technique s'y sont dans le même mouvement enchaînés. Si Contagion précédait de dix ans la pandémie mondiale du Covid, Kimi est le grand film de l’après.

« Ghost Song » de Nicolas Peduzzi

Une ville qui dévore les gens comme les rêves, Houston, au son d'une musique, variante rap, qui en serait le soupir, la poésie d'un désespoir. De l'ex-cheffe de gang devenue vedette locale au gosse de nanti, chacun voudrait posséder des exorcismes pour conjurer sa part maudite, tandis que l'ouragan Harvey approche, petite Apocalypse grosse des délaissés du rêve américain.

« Armageddon Time » de James Gray

L'Amérique a-t-elle grandi un jour ? Elle n'est jamais sortie de l'innocence car il n'y en a jamais eu. Il fallait le regard désembué de l'enfant du Queens pour nous apprendre de quel dégoût elle est faite. Ou comment les meilleures intentions (des parents, d'une institution scolaire, d'un système libéral, d'un pays) défont un monde.

« Enquête sur un monde solitaire » de Maxime Kermagoret

Le monde du silence ne se trouve pas que sous la mer. Il est de tous les espaces, de tous les territoires, de toutes les gueules cassées que filme Maxime Kermagoret. Ce silence, celui des condamnés de leur vivant, méritait son enquête. Plus de six heures de film pour démonter les mécanismes de la mise au silence, cette mort sociale prématurée qui a pour nom l'isolement.

La solitude n'est pas l'isolement. L'isolement, c'est ne plus voir rien ni personne. L'isolement est un malheur. La solitude, c'est l'impossibilité pour les autres de vivre à notre place ce que nous vivons, quand elle n'est pas un choisie. « On mourra seul » dit Pascal, même entouré, « on mourra seul » car personne ne peut mourir à notre place. La solitude est un constituant de la vie humaine, l'isolement un accident de la vie sociale. Combattre l'isolement, assumer la solitude. Mais si nul ne mourra à notre place, il est malgré tout des êtres, partout dans le film de Maxime Kermagoret, qui sont de vrais rois thaumaturges du quotidien, sans autre génie ni magie que celle de la main tendue, luttant, réparant, pour éviter la débâcle, ce vent qui claque toujours dans le même sens, que les corps des trop fatigués ne soient définitivement morts de leur vivant.

Réflexion continuée sur le « banlieue-film »

Contre les essentialismes sur la banlieue et les moulins d'Athena, continuer à multiplier le regard : Le monde après nous de Louda Ben Salah-Cazenas, Mes frères et moi de Yoann Manca, Rodéo de Lola Quivoron, Petite nature de Samuel Theis, tous très différents, mais avec suffisamment d'amour pour ne pas être aveugle sur leur objet.

Continuer plus loin la réflexion. Le « banlieue-film » n'est pas simplement un film sur/de la banlieue. C'est aussi un film de la banlieue du cinéma. Un film sur le cinéma à sa périphérie, en marge. Cette année, Maudit ! d'Emmanuel Parraud et, hors toute chronologie, le cinéma de Valérie Massadian, en tête, Nana et Milla.

« Maudit ! » d'Emmanuel Parraud

Le plus mort, le plus noir, est le plus vivant. Plus on est proche de ses morts, plus circule une énergie transitive, qui aide à la ressaisie. Vaudouisé par Tourneur, le film en devient métonymique : vivant parce qu'il se laisse échapper des mains de son réalisateur, comme s'il s'agissait de filmer comme on se laisserait surprendre par ce qui vient. Avec de faibles moyens qui font la force du film, tout en s'interrogeant sur ce que peut un cinéaste du centre (la métropole) avec sa banlieue (des acteurs créoles), il s’agit pour Emmanuel Parraud de redonner force et parole à tous les mutiques des ex-colonies, à rebours d’Exhitid B, cette foire où, sous couvert de rendre hommage aux esclaves, chacun était statufié, un bâillon de plus, une chaîne supplémentaire de la République du spectacle. Dans Maudit !, cette île proche de ses morts, tout est au contraire vivant, sans jamais qu’Emmanuel Parraud ne soit dupe de son propre discours. Chacun des deux personnages du film n’en est pas le héros. Ils incarnent au contraire cette loi de bipolarité des erreurs chère à Bachelard : quand Marcellin voudrait tout ignorer des forces du passé qui le tiennent encore en ignorant les morts, Alix, son comparse, tout du côté des ancêtres, est un être du ressentiment, soit de l'abdication de soi. Le plus difficile à tenir, toujours, que filme Emmanuel Parraud, la nuance.

« Nana » et « Milla » de Valérie Massadian

Qu'est-ce qu'un film de la banlieue ? Un film sur ce que c'est qu'être soi-même en banlieue. Un film qui serait à la marge, qui en dirait le centre. Une mise en scène désaxée pour mieux filmer des êtres en exil, qui vivent en banlieue de soi. Être de biais, des seuils et des battements. Êtres essentiels qui aident à vivre et à se nourrir de nos faubourgs, ces lointains oubliés.

À la banlieue de la banlieue, deux films hors-circuit, marseilleS de Viviane Candas et L'image manquante de Samir Ardjoum.

Le premier filme la banlieue de Paris, Marseille, c'est-à-dire filme les questions de la Cité, Phocéenne il va sans dire, questions anciennes donc, questions grecques, questions essentielles, françaises : comment faire République ? Comment faire pour que sa Chose (res-) soit vraiment Publique (-publica) sur fond de déni de l'histoire coloniale ? Ou comment les questions centrales sont reléguées aux confins, à la périphérie d'un cil, à la banlieue d'une larme.

Le deuxième est à la banlieue du cinéma. Non pas simplement parce qu'il n'aurait pas trouvé de centre où habiter durablement (un festival, une salle de cinéma), mais parce que nul n'aurait pu vraiment le voir. Le film de Samir Ardjoum montre ce que c'est que le cinéma, soit une image trouée, l'intervalle qui sépare deux images, un noir, une manière de faire un film hommage sur sa famille qui sans jamais le citer ne parlerait que du cinéaste de l'image manquante, qui manquera longtemps, Godard.

Songe que j'étais solitaire

À la banlieue du cinéma se trouve aussi ses anneaux, des films qui n'en auraient pas encore tout à fait la consistance, un cinéma à l'état stellaire, en attente d'orbite, qu'on nomme des films de « fin d'étude ». Il faudrait voir. Car il en est qui sont déjà gros de tout leur cinéma. Entre autres exemples, le THX de Lucas, en 1966, qui se perdra dans ses Étoiles ; The Big Shave de Scorsese, un an plus tard, où se trouve déjà tout le sang déversé par son Amérique ; Xenogenesis, en 1978, notamment de James Cameron qui, s'il n'a pas fait d'étude de cinéma, se livre à un premier essai où ne semble, déjà, l'intéresser que la seule piro des techniques, celle des effets spéciaux ; Vincent de Tim Burton, en 1982, hommage en stop-motion aux films d'horreur, à ce point matriciel de son cinéma que, sans doute, il s'y serait épuisé d'emblée ; Bottle Rocket, en 1993, de Wes Anderson, adapté deux ans plus tard en un premier long-métrage, ce goût, déjà, pour l'encartoonement ; enfin, comme le clin d’œil d'une étoile à son cinéma, en 1974, Dark Star de John Carpenter, son premier long-métrage, qui ne devait faire initialement que 45 minutes, film de fin d'études dont Dan O'Bannon, son co-scénariste, reprendra quelques idées pour aliéniser l'espace.

Cette année, en 2022, précisément dans le cadre de la promotion Carpenter, à la FEMIS, une étoile qui reviendrait des confins apporter sa lumière, ce film, Songe que j'étais solitaire. L'idée de sa réalisatrice, aussi limpide qu'une flèche d'Indien décochée en plein cœur, trouver un cadeau pour la fête des mères. Cinématographiquement, mettre en images une correspondance entre Calamity Jane et sa fille qui ne se verront jamais véritablement de leur vivant. À partir d'un stock d'images d'archive aussi vaste que les contrées qu'il raconte, un pays dont l'Ouest serait sans cesse à conquérir, l'Amourique, le film déclare autant son amour à sa mère par l'entremise d'une relation épistolaire entre Calamity Jane et sa fille qu'il dévale la pente de l'histoire de l'Amérique, ses non-dits, ses impensés, sa faim sans répit des espaces à chevaucher, ses massacres de bisons pour affamer tout un peuple de sacrifiés, Saturne dévorant ses enfants quand une mère s'en préserve dans un amour à distance. La distance : soit tout le dispositif filmique, le choix pour des images d'archive, cette archive qui est la mesure d'une distance, qui dirait « ne mesure pas la distance, mesure mon amour », Songe que j'étais solitaire étant un film de montage, un film matriochka dont chacune des poupées, suffisamment proche les unes des autres pourtant irrémédiablement séparées, disent et savent combien aimer est une aventure (des territoires du cœur à ceux des grands espaces américains), quand la personne que l'on aime est la destination. Des poupées qui disent, finalement, non, vous ne rêvez pas, ce que vous voyez s'accomplit en grand sous vos yeux, la naissance d'une pieuvre aux images tentaculaires qui des poussières fait de la lumière, retenez déjà son nom : Mona Rossi.

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Marius Jouanny


Quelle politique des auteurs pour le cinéma américain ?



Ayant découvert pour la première fois cette année l’un des meilleurs blockbusters des années 2000, L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, ce film n’en finit pas de m’interroger : est-il toujours possible de produire des films pareils à Hollywood ? Pour être plus précis : voit-on encore souvent passer des films à gros budgets qui ne lésinent pas sur les moyens et le casting, tout en osant des stratégies de mise en scène aussi inattendues ? La question est rhétorique : avec l’hégémonie des machines standardisées de type Marvel, tout projet qui sort des clous semble devoir être relégué au circuit indépendant. L’arrêt du label « auteur » de Netflix qui sonne le glas de projets comme celui de David Lynch, sans compter les échecs au box-office des plus jeunes (The Northman de Robert Eggers) comme des plus vieux (The Fabelmans de Spielberg) renforcent cette impression de déchéance inéluctable.

Heureusement, quelques exceptions viennent se rappeler à nous. Il est par exemple toujours possible pour un cinéaste américain de verser dans l’autobiographie : outre le Spielberg déjà cité, James Gray a raconté son enfance à l’ère reaganienne de Armageddon Time tandis que Richard Linklater est revenu sur la sienne avec une grande liberté de ton dans Apollo 10 ½, film d’animation en rotoscopie financé par Netflix. Un des derniers tenants du blockbuster d’auteur, James Cameron, se permet de laisser mijoter pendant presque 15 ans la suite du rouleau-compresseur Avatar là où n’importe quel autre succès au box-office se doit d’être renouvelé tous les trois ans. Côté cinéma de genre, les nouveaux venus peuvent continuer de tracer leur sillon étrange et singulier (Nope de Jordan Peele) tandis que d’autres, divine surprise, peuvent le reprendre après l’avoir laissé de côté pendant plus de vingt ans (Les crimes du futur de David Cronenberg). Et surtout, histoire de garder le meilleur pour la fin : Paul Thomas Anderson peut toujours procurer le summum du plaisir de cinéma, obtenir le succès en salle tout en imposant un duo d’acteurs inconnus au bataillon et loin des standards de beauté avec Licorice Pizza. Au bout du compte, le cinéma américain n’est pas tout à fait mort, loin s’en faut. Mais il semble toujours plus difficile d’y défendre une vision d’auteur.


Quentin Dupieux : Angoisse/fétichisme



Les deux derniers films de Dupieux, sortis à six mois d’intervalle, figurent deux pôles de son cinéma. Si le réalisateur s’obstine en effet depuis son retour en France à produire avec une régularité de métronome un petit film par an en assumant toujours plus leur incomplétude, il prouve malgré tout être capable de fonctionner sur des registres de comédie bien différents. Quitte à pousser le curseur de l’outrance toujours plus loin.

Incroyable mais vrai consacre ainsi la part d’angoisse et de malaise qui se dégage des films de Dupieux. Partant d’une situation on ne peut plus ordinaire – un couple issu de la classe moyenne décide d’acquérir pour la première fois une maison, il la tire vers le plus bizarre afin de souligner le caractère anxiogène de la vie en couple. L’élément perturbateur, un trou dans la cave permettant de voyager dans le temps et de rajeunir si on l’emprunte, n’est qu’un prétexte pour faire dérailler la routine bien huilée de Marie et Alain. La sobriété de la mise en scène et l’évolution de la névrose de Marie vers un trip à la Buñuel achève de conférer au film une inquiétante étrangeté à peine allégée par les nombreuses blagues potaches. Avec le désœuvrement progressif des personnages qui ne savent plus trop ce qu’ils font ensemble, il s’installe une douce tristesse qu’on retrouve en arrière-plan de nombreux personnages des films du cinéaste, de Georges dans Le Daim à Dolph dans Wrong.

© Atelier de production - Arte France cinéma - Versus Production

Dans Fumer fait tousser, les comportements névrotiques du duo Chabat/Drucker laissent place à la bêtise la plus prosaïque qui soit, dans la pure lignée d’un Wrong Cops. Les membres de l’équipe Tabac Force travaillent à une surenchère dans les répliques débiles et les histoires insignifiantes qu’on se raconte par pur plaisir régressif. Même lorsque l’un d’eux, Nicotine interprétée par Anaïs Demoustier, ressent un sentiment un tant soit peu humain, à savoir l’état amoureux, elle est capable de l’abandonner en une seconde sur le simple conseil d’une amie. Reposant sur une telle absence d’enjeu, le film peut d’autant mieux déballer l’outrance visuelle à laquelle Dupieux nous a habitué depuis son pneu de voiture serial-killer (Rubber). À mille lieux de la retenue de son précédent film, ce dernier s’amuse à parodier les univers de science-fiction type Power Rangers dans un flot généreux d’hémoglobine – au point d’éclabousser sans raison des personnages situés à plusieurs centaines de mètres d’un combat qu’ils observent de loin, pour le simple plaisir de balancer quelques seaux de faux sang en plus. Son amour de la matière et du bidouillage se retrouve dans la moindre idée de mise en scène, à commencer par ce rat en marionnette qui bave un liquide vert dégoûtant.

Certes, les deux films partagent le même humour, la même lumière saturée et cramoisie qui fait la marque de fabrique du réalisateur, et la même désinvolture narrative. Il est tentant d’attendre de Dupieux qu’il se fasse un peu violence pour retrouver la densité cinématographique de son chef-d’œuvre Réalité. Mais au bout du compte, lui reprocher de tourner en rond depuis quelques films apparaît comme un jugement un peu hâtif tant il s’emploie, mine de rien, à varier les plaisirs.


Quelques mineurs majeurs



En proposant des films courts et resserrés autour de quelques situations très simples, Dupieux a en tout cas le mérite de mettre à distance nos attentes de spectateur portées sur le quantitatif (l’éternel j’en-veux-pour-mon-argent nous faisant juger le dernier Batman au nombre de cicatrices qui constellent le dos de Robert Pattinson). Dans cette optique, les films se révèlent peut-être d’autant plus appréciables lorsqu’ils tentent des petites choses, sans la prétention de nous bluffer trois heures d’affilée. Cette année a compté beaucoup de ces essais mineurs, parfois réalisés avec trois bouts de ficelle, qui sont finalement à l’origine des images parmi les plus marquantes de l’année.

Des images de cinéma peuvent par exemple devenir de beaux souvenirs grâce à un dépouillement radical du scénario. Dans Il buco, il est question de l’expédition d’un groupe de spéléologues dans l’une des grottes les plus profondes du globe. Durant 1h30, ce film italien presque complètement muet ne prend pas la peine d’écrire un récit ou des personnages, si ce n’est celui d’un vieux berger solitaire qui observe de loin les spéléologues. Dès lors, Michelangelo Frammartino peut se concentrer sur l’essentiel. Tout l’effort de la mise en scène fleurtant avec le documentaire se concentre dans l’observation des paysages montagneux et l’exploration obstinée des entrailles de la Terre. Au fond, rien de plus intense que le plaisir de contempler les parois minérale d’une cavité sans fin, ou de mesurer la profondeur d’un gouffre en y jetant une page de journal enflammée. Il buco est d’autant plus appréciable que rien de tout cela n’est gâché par un storytelling ou une ambition narrative quelconque.

Le nouveau Bertrand Bonello, tout en prolongeant la réflexion des films précédents du réalisateur sur la jeunesse contemporaine, se permet quant à lui de resserrer le récit autour d’un personnage dans sa chambre d’ado. Basé sur un court-métrage du cinéaste qui reprend des images d’un de ses anciens films en le rendant méconnaissable, Coma se dépouille des grandes prétentions de Nocturama pour mieux expérimenter en huis clos. En 80 minutes, l’univers d’une jeune ado est détourné dans ses moindres détails : la chaîne Youtube qu’elle suit, les appels vidéo avec ses copines, ses Barbies animés en stop-motion répétant des tweets de Donald Trump, sans oublier ses cauchemars qui évoquent les films d’horreur en found-footage. S’il peut paraître morcelé, ce kaléidoscope annoncé par la voix envoûtante de Gilles Deleuze redouble d’inventivité sans sacrifier à la cohérence de l’ensemble.

Avec Les années Super 8, Annie Ernaux et son fils reprennent à leur compte un autre type d’image, exhumé des années 70 : des films de famille tournés en caméra super 8 par l’ex-mari décédé de Annie Ernaux. Pendant une heure, la voix de l’écrivaine commente ce montage retraçant avec la lucidité sociologique qu’on lui connaît la vie d’une famille française aisée typique de cette époque. Plus que par sa force d’analyse, le documentaire émeut en transformant des archives familiales en images de cinéma. Le récit se noue ainsi dans les détails insignifiants des vacances immortalisées par la caméra, comme lorsqu’on devine peu à peu le délitement du couple des Ernaux au fil des années.

Après un drame monumental de 3h ayant fait l’unanimité à sa sortie (Drive my car), Hamaguchi sort un film à sketches qu’il n’est pas impossible de préférer au premier. S’ils restreignent leurs ambitions narratives, ces trois Contes du hasard permettent au réalisateur de varier les registres en exacerbant un humour jusque-là plus discret dans ses précédents films. Parfois, l’épiphanie peut tout simplement advenir lorsqu’un auteur soigne son comique de situation, renouvelant des situations éculées comme celui du triangle amoureux.

C’est aussi en abordant franchement le territoire de la comédie que João Pedro Rodrigues surprend dans Feu follet, gourmandise d’à peine plus d’une heure à cheval entre le conte érotique et la comédie musicale. S’il propose de prime abord une satire de la famille royale portugaise, c’est surtout l’énergie débordante des scènes d’homoérotisme qui se démarque, comme le souligne l’analyse Thibaut Grégoire.

Jamais sorti dans les salles françaises, le petit film portugais No Taxi do Jack de Susana Nobre constitue l’une des épiphanies de ma dernière escapade au FEMA. Le portrait qu’il propose d’un ancien chauffeur de taxi a des allures de faux documentaire, à mi-chemin entre Jim Jarmusch et Aki Kaurismäki. Joaquim voyage d’une entreprise à l’autre, récoltant des tampons afin de prouver qu’il recherche bien un emploi, trois mois avant son départ définitif à la retraite. La gueule impayable du personnage et la précision des plans qui l’accompagne au milieu de nulle part rendent tout de suite attachant ce périple de 70 minutes. Se remémorant via une voix-off sa vie de chauffeur de taxi à New-York, Joaquim décrit son ancien quotidien d’immigré tandis qu’un jeu de montage fabuleux établit des correspondances discrètes entre New-York et le Portugal. Que demander de plus d’un film découvert par hasard en festival ?


La Maman et la Putain



Histoire de contredire immédiatement cet éloge des petits films, une autre découverte que je ne risque pas d’oublier de sitôt se situe plutôt du côté d’un monumental (3h50) film de Jean Eustache ressorti en salles à l’occasion d’une restauration. La Maman et la Putain m’a tout simplement réconcilié avec la plupart des gimmicks qu’on attribue, à tort ou à raison, à la Nouvelle Vague française. S’il conserve toujours une force de cinéma monstrueuse en 2022, c’est qu’avec ses dialogues à n’en plus finir, Eustache atteint un naturalisme vertigineux tout en restant très littéraire. Il ne sacrifie pas au naturel pour un bon mot bien envoyé : il obtient les deux avec une fluidité déconcertante. Il ne reste plus qu’à attendre patiemment la réédition du scénario écrit par Eustache prévue pour le mois de mars.


Trois héroïnes de cinéma



S’il ne fallait retenir qu’un seul rayon vert en 2022, ce serait peut-être celui émis par trois personnages féminins qui, dans des genres très différents, ont accompagné cette année de cinéma avec une aura hors du commun. Je pense tout d’abord à Cassandre incarnée par Adèle Exarchopoulos dans Rien à foutre. Sur le visage fatigué de cette hôtesse de l’air low-cost se lit tout le désespoir nihiliste d’une génération de salariés corvéables et sans avenir. Loin de la victimiser, le film restitue sa force vitale et son état d’esprit individualiste tout en se gardant bien d’y apposer le moindre jugement – en atteste la scène parfaite de confrontation avec quelques vieux cégétistes, qui remplace bien des analyses sur les défaites successives des mouvements syndicaux. Durant la séquence finale l’ambiguïté culmine lorsque, face à la fontaine géante de Dubaï, le regard d’Adèle se perd quelque part entre la tristesse et le sentiment d’un accomplissement un peu vain.

Le visage d’une autre Sisyphe des temps modernes vient ensuite se substituer à celui de Cassandre : Leïla incarnée par Taraneh Allidousti dans le dernier film de Saeed Roustayi. Si Leïla et ses frères n’a pas plu à tout le monde au sein de la rédaction du Rayon Vert (voir la critique de Guillaume Richard), ce récit familial m’a emporté dès les premières secondes. Il est vrai que Roustayi charge la mule du malheur transmis de génération en génération. Mais c’est pour mieux la délester chaque fois que l’alchimie entre Leïla et sa fratrie transforme le drame en comédie. Si sa présence irradie chaque scène, ce n’est ni parce qu’elle assume le noble rôle de la sœur sacrificielle et acharnée, ni parce qu’elle assouplit les moments de tension par la ruse et l’humour, mais justement parce qu’elle joue toujours sur les deux tableaux en même temps.

De prime abord, il semble facile d’exprimer des réserves sur le nouveau film de Park Chan Wook, tant il y convoque avec obstination les mêmes tours de passe-passe qu’on lui connaît, des twists de scénario aux mouvements de caméra virtuoses. Il est déjà plus difficile de ne pas bouder son plaisir cinéphile devant tant d’idées de mise en scène et autres effets de transition ingénieux. Mais ce qui fait la précieuse singularité de ce Decision to leave réside dans le personnage de Song Seo-rae incarné par Tang Wei. Amoureuse impulsive, tueuse imprévisible, elle incarne à la perfection l’ambivalence du désir et ses chemins tortueux comme le démontre David Fonseca dans sa critique du film. Plus Decision to leave progresse, plus les décisions de Seo-rae échappent à la compréhension du spectateur jusqu’au geste final qui consacre l’intégrité de cette figure mystique. C’est bien dans le creux d’un trou de sable que peut se loger la profondeur d’un personnage de cinéma.

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Pierre Mathieu


Épiphanies 2022 : Frontière(s)



Le cinéma de l’année 2022 aura, de mon point de vue, eu le mérite, et dans certain cas le courage, de nous offrir certains regards puissants et réfléchis sur ces désordres du monde qui nous ont collectivement étourdis, et que l’on peine presque à énumérer.

Au moment de penser ce qui peut constituer mes épiphanies de 2022, il m’apparaît que c’est autour d’un sentiment d’urgence, ou du moins dans la tentative de se confronter aux menaces protéiformes qui planent sur le vivant, que les imaginaires des cinéastes qui ont frappé mon expérience de spectateur se sont forgés. Tantôt désespérées, tantôt réconfortantes, ces œuvres s’affrontent au fracas du réel avec tous les leviers que peut leur offrir leur art : le décentrement radical (Jerzy Skolimowski), la dystopie ou l’anticipation (Kristina Buozyte et Bruno Samper) ou encore la mise en abyme de la création confrontée à la censure (Jafar Panahi).

Ces trois films ont en commun de mettre à nu l’absurdité de la notion même de frontière, pensée comme une ligne de rupture arbitraire ou symbolique entre deux régimes ou deux états : le survivalisme et le vivant dans Vesper Chronicles, l’état de liberté et le joug de l’oppression dans Aucun Ours, le règne animal et l’humain dans EO. Tous se jouent de ces lignes arbitraires que l’on trace, en leur opposant des incarnations, des régimes narratifs et des choix esthétiques qui remettent en mouvement ce que l’on veut figer à toute force.

Aucun Ours de Jafar Panahi : Croire aux fauves

À quel prix ? La question travaille nécessairement l’esprit du spectateur d’Aucun Ours, le dernier film de l’iranien Jafar Panahi, alors qu’il sait que ce dernier, longtemps suspendu à sa liberté conditionnelle, a désormais rejoint les geôles de la prison d’Evin, au nord de Téhéran, aux côtés des réalisateurs Mohammad Rasoulof et Mostafa Aleahmad, et de l’actrice Taraneh Alidoosti. Alors que l’Iran est traversé par une contestation féministe et étudiante sans précédent, réprimée dans le sang, Panahi propose une mise en abyme ouverte de la condition d’artiste et de créateur au sein de son pays, en jouant d’une grande porosité entre la fiction et la réalité bien présente de sa situation. Reclus dans un petit village proche de la frontière turque, d’où il dirige au gré d’une connexion internet capricieuse l’équipe du film qu’il tourne dans le pays voisin, « monsieur Panahi » - comme le nomment les villageois - se trouve rattrapé bien malgré lui par la violence qu’il essaye de dénoncer dans son projet. Il apparaît comme un exilé à tous les titres : il ne peut créer que depuis le pays qui l’opprime, alors même que le sujet de son film est précisément le désespoir qui pousse les Iraniens à fuir leur terre natale par tous les moyens ; il est prisonnier de son besoin de solitude et de création, alors que sa seule présence fait plonger la communauté tranquille qui le recueille dans un implacable chaos collectif.

C’est ce déchirement intime que parvient à ressaisir Aucun Ours, tout autant que la paranoïa qui gangrène les rapports humains dès lors que des enjeux vitaux s’invitent dans la moindre image que le cinéaste est susceptible de restituer : la photo de deux jeunes gens du village qui s’aiment dans la clandestinité, supposément prise par le réalisateur lors d’un repérage, obsède la communauté qui ne cesse de lui réclamer. Les habitants défilent dans la petite maison qu’il loue, du père du promis de la jeune femme incriminée au maire du village, et perturbent la création du film que Panahi essaye de monter envers et contre tout. La politesse surjouée se mue peu à peu en menaces ouvertes, et le refuge espéré du cinéaste devient progressivement une prison ouverte sur la montagne. L’image photographique, innocente dans ce qu’elle montre et ce qu’elle dit, devient une pièce à conviction, et celui qui a été réellement condamné pour propagande est désormais, au cœur même de sa fiction, enjoint de fournir un élément à charge dans le procès du jeune couple, symbole des opprimés qu’il défend par ailleurs.

Jafar Panahi prend des photos Aucun Ours
Aucun Ours de Jafar Panahi - © ARP Sélection

C’est l’autoportrait du réalisateur qui nous bouleverse dans Aucun Ours : soucieux de ne pas se mêler des conflits locaux, en quête d’une retraite artistique que sa condition lui interdit, Panahi est ramené, même au sein de la fiction, à la brutalité du réel.

Dans une séquence d’une émouvante simplicité, qui surgit très tôt dans le film, le réalisateur est conduit, par l’entremise de son monteur un brin interlope, sur la crête d’une montagne qui surplombe la Turquie voisine. Un pas, un seul, et la frontière, ligne invisible mais pourtant essentielle, peut être franchie. Lorsqu’il prend conscience de cela, le personnage est pris d’un violent sursaut ; il rejoint avec empressement sa voiture garée en contrebas, dans la nuit. Cette réaction rejoint les questions existentielles qui traversent ce récit et laissent un goût de désespoir : la fuite – concrète ou symbolique – n’est-elle pas impossible quand elle revient à laisser derrière soi une souffrance insupportable ? La dénonciation n’est-elle pas coupable ou dangereuse quand elle met en péril d’autres vies que la sienne – celles de la communauté des villageois, celles des acteurs et techniciens qui l’accompagnent dans la réalisation de ses films ? Si, à en croire ces villageois, « aucun ours » ne peuple les montagnes environnantes, s’il ne s’agit là que de rumeurs infondées et des histoires pour faire peur aux enfants, le film de Panahi est bien traversé par cette croyance lucide : les fauves, eux, existent. Ce sont les peurs intérieures qui nous réduisent au silence, mais surtout les hommes bien vivants qui jugent bon, à notre place, de définir les contours de nos vies.

EO de Jerzy Skolimowski : I see you

À la bêtise abyssale et néo-conservatrice du deuxième Avatar de James Cameron, qui ne voit dans la nature qu’un support coloré de parc d’attraction, et qui néglige toute profondeur au profit du seul le relief de la 3D, on ne peut qu’opposer l’épopée animale de Jerzy Skolimowski, EO. Harnaché au dos de cet âne polonais, dont l’errance continuelle constitue un principe narratif et presque philosophique, le spectateur est invité à décentrer son regard et à renouer avec la complexité du monde qu’il habite. Porté par une approche qui se veut avant tout sensorielle, le film multiplie les expérimentations visuelles et sonores enthousiasmantes, autour d’une quête salvatrice de défamiliarisation. Au cours d’une échappée nocturne à travers les bois, l’âne de Skolimowski est ainsi plongé dans un environnement d’une beauté inquiétante, transfiguré par des lasers et une bande-son électronique. La représentation de la nature n’est empreinte d’aucune forme de naïveté new-age et n’a rien d’un prétexte moralisateur. Elle est une entité vivante et expressive qui existe en tant que telle pour le cinéaste, nourrie par le néo-expressionisme qu’il affectionne en peinture. Le spectateur d’EO se surprend ainsi à reconsidérer le support même de ce qui fait récit, puisque l’héroïsme est ici charrié par un seul âne. Approché comme un comédien à part entière dans la réalisation du film, EO ouvre une brèche. Il nous invite à redéfinir la nature de ceux qui peuvent prétendre au premier rôle et au premier plan, et nous place, une fois n’est pas coutume, au second.

Vesper Chronicles de Kristina Buozyte et Bruno Samper : Jeune pouce

L’anticipation, veine cinématographique prolixe, peine souvent à se renouveler ces dernières années : elle ploie trop souvent sous le poids de la surenchère technique et esthétique – comment ne pas penser au Dune (2021) de Denis Villleneuve, sauveur autoproclamé du genre, qui a bêtement négligé la folie punk de la première adaptation (1984) de David Lynch au profit d’un reportage surfinancé sur les berbères à la Titouan Lamazou. Elle souffre aussi d’un message politique faiblard, pourtant constitutif de la force disruptive des dystopies.

Ce qui pouvait être un handicap majeur pour Vesper Chronicles, au budget très modeste face aux super-productions et autres franchises américaines qui règnent sans partage sur le filon, est habilement retourné en force par ses deux réalisateurs, Kristina Buozyte et Bruno Samper. Plongé au cœur d’un futur sombre où les catastrophes industrielles ont conduit la nature à muter, découvrant les contours d’une terre aussi inhospitalière que dangereuse pour les derniers survivants qui la peuplent, le spectateur appréhende les règles et les dangers de cet univers apocalyptique par le truchement d’une jeune adolescente, Vesper (l’excellente Raffiella Chapman). Passionnée de botanique, contrainte de veiller à la survie de son père agonisant, dont la voix n’est désormais audible qu’au travers du petit compagnon robotique qui la suit partout, la jeune femme s’efforce de joindre les deux bouts tout en se consacrant à la recherche scientifique qui pourrait lui permettre d’envisager plus qu’un lendemain.

Dans le monde de Vesper, les ressources énergétiques se payent littéralement au prix du sang – la jeune femme est contrainte de vendre le sien pour alimenter le petit groupe électrogène qui assure la survie de son père -, les hommes sont devenus le casse-croûte des plantes, et les animaux ont déserté la terre. Des humains richissimes vivent hors sol, dans des cités volantes qui ne sont qu’évoquées mais jamais montrées : vampires à la sauce Montsanto, ils commercialisent de précieuses graines au compte-goutte contre le sang encore pur de certains autochtones, et gardent jalousement le verrou génétique qui permettrait aux cultures de croître à nouveau.

Si tous ces enjeux n’ont rien de révolutionnaires, si Alien, Star Wars ou encore Blade Runner s’invitent dans le nuancier imaginaire du film, ces références ont la particularité d’être systématiquement ramenées à l’échelle de l’intime, autour d’incarnations subtiles et de questionnements d’une modestie salvatrice. Au spectaculaire, Buozyte et Samper opposent un travail fait de précision et de rigueur, tant sur le plan visuel que dans le souci de donner de l’espace et du temps aux personnages et aux ressorts psychologiques qui les animent. En cela, le long métrage est une sorte de manifeste de sobriété filmique, qui rejoint le propos écologiste qu’il sous-tend : un seul plan de rizière boueuse, jonché d’une super-structure métallique étrange et tentaculaire, informe de l’état de délabrement d’une terre surexploitée ; d’étranges mystiques encapuchonnés, qui trainent inlassablement la ferraille qu’ils collectent, hantent ces paysages et semblent, comme l’esprit souillé de Miyazaki dans Le Voyage de Chihiro (2001), demander silencieusement des comptes aux responsables de l’hyperconsommation et de la pollution environnementale.

Au cœur de cette réalité cruelle, Vesper se fraye inlassablement un chemin, et éprouve son humanité au contact d’une jeune femme tombée du ciel (Rosy McEwen) qu’elle sauve et recueille ; une nantie, pense-t-elle, venue des cités fertiles. Dans une séquence du film, les deux femmes que tout oppose abolissent les frontières de la méfiance mutuelle et s’apprivoisent autour d’un livre d’images. Camellia imite un à un le cri des animaux disparus de ce bestiaire au son d’une petite harpe. Le temps d’un instant, elle les fait revivre dans les yeux et l’imaginaire de la jeune botaniste, qui espère par ses recherches contribuer à voir renaître chaque parcelle de ce vivant. Dans Vesper Chronicles, l’espoir passe donc par la reconstruction d’une complicité féminine qui aspire à plus qu’à la survie ou au repli sur la cellule familiale. La connaissance n’est pas frappée dans le film d’un anti-scientisme primaire, mais apparaît plutôt comme un levier d’espoir dès lors qu’elle est mise au service du commun, construite par la transmission et le partage.

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