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Alfredo et Afonso rejouent un tableau de Rubens dans "Feu Follet"
BRIFF

« Feu follet » de João Pedro Rodrigues : L’arbre et le phallus

Thibaut Grégoire
À travers une rêverie musicale et la fable d'un roi sans couronne qui veut devenir pompier pour protéger les arbres, João Pedro Rodrigues établit dans Feu Follet un lien entre une communion sexuelle et une communion avec la nature, avec comme ciment l'amitié et des images fortes comme autant d'allégories visuelles et textuelles auxquelles peut se raccrocher un spectateur invité à contempler cette fantaisie sexuelle et écologique flamboyante, comme un spectacle à la fois ouvert au monde et circonscrit à la forme donnée par son auteur.
Thibaut Grégoire

« Feu Follet », un film de João Pedro Rodrigues (2022)

Présenté comme une rêverie musicale par son auteur, João Pedro Rodrigues, son dernier film Feu follet prend effectivement la forme d’un rêve enchâssé, se présentant comme les derniers souvenirs ou délires d’un vieil homme en train d’agoniser. La scène d’ouverture du film est donc en quelque sorte la parenthèse qui s’ouvre : on y voit Alfredo, un roi sans couronne vivant ses dernières heures sur son lit de mort, et expulsant quelques pets sonores, tandis que son petit fils fait rouler sur le corps de son grand-père son jouet, un rutilant camion de pompier. Derrière le lit se trouve un énorme tableau représentant une scène coloniale. Plus tard dans le film, des connexions seront faites avec les différents éléments de cette scène d’ouverture, principalement le camion de pompier et le tableau colonial. Mais la scène suivant immédiatement l’ouverture, le premier souvenir venant en tête du vieil Alfredo, se trouve être une balade en forêt qu’il avait jadis faite, durant son adolescence, avec son père, lors de laquelle celui-ci lui avait enseigné l’importance de communier avec cet environnement – dont il serait un jour le propriétaire – et d’établir un lien fort avec les arbres, s’apparentant à de l’amitié. La scène dialoguée entre le père et le fils est immédiatement suivie d’un tableau chanté, dans lequel des enfants sortent de derrière les troncs pour chanter une ode aux arbres et à la nature, appelant eux aussi à cultiver les arbres comme on cultive une amitié.

Plus tard, cette épiphanie éprouvée par Alfredo quant à l’importance de protéger les arbres comme l’on protégerait ses proches, le poussera à vouloir devenir pompier, au grand dam de ses parents. À la caserne, il fera la rencontre d’un autre « tronc », à savoir le pénis d’Afonso, le beau pompier instructeur noir dont il prélèvera la sève lors d’une séance mémorable de branlette mutuelle dans la forêt, une double éjaculation faciale venant clôturer comme un point d’orgue cette communion avec la nature, le culte du phallus venant remplacer ainsi de manière opportune celui de l’arbre. Il y a dans cette scène en particulier, et dans toute l’œuvre de João Pedro Rodrigues en général, un rapprochement évident entre les pratiques sexuelles de tout ordre et la communion des corps avec la nature. Dans ce film-ci et dans cette scène-là, il y a également l’idée qu’il faut tisser un lien, établir une connexion forte, autant sur le plan sexuel et amical que dans la communion avec la nature et les arbres.

Dans la première partie du Feu follet – qui dure environ une vingtaine de minutes avant que ne se lance enfin le générique de début, lequel montre l’entraînement des pompiers sur l’air de Tamino, issu de La Flûte enchantée de Mozart, autre grande ode à la nature –, João Pedro Rodrigues utilise un élément préexistant et extérieur à son film, représentant une figure à la fois naïve et touchante d’une défense au premier degré de la nature, de la planète et de l’écologie, à savoir le discours de Greta Thunberg à l’ONU (« How dare you, etc. »), récité avec emphase et sincérité par Alfredo, face caméra, dans le décor théâtral de la salle à manger royale. Alfredo y prend à partie le spectateur, l’invite à l’écouter, tandis que, tout de suite après, sa mère la reine, également consciente de la présence de ce spectateur indiscret que nous sommes, s’empressera de refermer les portes de la pièce et par la même occasion de l’accès au spectacle de « l’intimité » de cette famille royale au quotidien et à l’intérieur « kitsch », « rococo », tout ce qu’il y a en tout cas de « non-naturel ».

Afonso et Alfredo font connaissance dans "Feu follet"
© JHR FILMS

Si Alfredo veut sortir de cet espace clos et accéder à la nature pour communier avec elle, c’est aussi et surtout parce que son environnement familial est précisément « anti-naturel ». Et quand le film s’ouvre véritablement, avec le générique et l’air de Tamino, il s’ouvre également à l’extérieur, à la nature, au monde, même s’il reste également fermé d’une certaine manière, puisqu’il reste, il faut tout de même le préciser, circonscrit dans le cadre d’une rêverie musicale, celle-là même à laquelle Rodrigues veut accoler l’univers de son film, et à laquelle se raccroche très bien l’ensemble de sa démarche de cinéaste.

Outre cette « image » forte du discours de Greta Thunberg, utilisée par Feu follet, le film en utilise d’autres, pleinement visuelles, pour établir un lien entre la nature, la sexualité et l’amitié. Comme en réponse directe aux images « clichées » post-colonialistes véhiculées par le grand tableau se trouvant au-dessus du lit d’Alfredo dans la séquence d’ouverture – images relayées et évoquées par les insultes que se lanceront ensuite à la figure Alfredo et Afonso lors de leur séance de branlette champêtre, avant de s’y envoyer autre chose –, il y a également d’autres images « artistiques », picturales, qui sont exploitées et recréées par le film, par l’intermédiaire des pompiers de la caserne où Alfredo est formé – dans tous les sens du terme – par Afonso : celles de tableaux de maîtres rejouées en « live » et grandeur nature par ces pompiers qui paient de leur personne et de leur corps, dans des positions plus suggestives, ostensiblement sexuelles, les unes que les autres. Comme la communion avec la nature passe par la communion des corps entre eux, l’accès à une relation privilégiée avec autre chose, en l’occurrence l’art, se fait également par l’entremise de la sexualité et/ou de la sensualité.

De la même manière, après la fameuse branlette initiatrice, Afonso projettera encore autre chose à Alfredo : des images de pénis fort chatoyants, auxquels il invite son élève à assimiler des sites naturels qu’il sera amené à devoir protéger en tant que pompier. Ainsi, il désirera et aimera ces lieux autant qu’il aime et désire les pénis, et voudra instinctivement les protéger. C’est en tout cas le discours que sert l’instructeur Afonso à son poulain Alfredo. Encore une fois, la communion avec la nature passe par la sexualisation de celle-ci.

Cette scène de la projection des pénis, sorte d’apogée du film et de son propos, se clôture par un rappel à l’ordre et à la norme, quand Alfredo reçoit un appel téléphonique de sa mère, l’informant du décès inopiné de son père – dû au covid, pour le gag. Alfredo est donc invariablement amené à devoir regagner ses pénates pour embrasser son destin de roi. Après une grande ellipse, on revient donc, suite à cette scène emblématique de la projection des pénis – autre épiphanie notable pour le jeune Alfredo –, au vieux roi, sur son lit de mort. La parenthèse qui referme le récit et le rêve enchâssés se clôt elle-même par l’enterrement d’Alfredo, lors duquel Afonso, devenu président du Portugal, viendra se recueillir sur la tombe de son vieil ami, avant qu’un chanteur appelle, juste avant qu’apparaisse à l’écran le mot « fin », à chanter le phallus. Tout comme il s’ouvrait sur une célébration chantée de l’arbre, Feu follet se termine de la même manière, par celle du phallus, logiquement, puisqu’il se sera tout au long de sa petite heure efforcé de rapprocher l’un et l’autre par le biais d’une ode à l’amitié sexuelle, vivante et flamboyante.