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Elsa Wolliaston dans le rôle de Magdala
Esthétique

« Magdala » de Damien Manivel : La puissance de l’esquisse

Thibaut Grégoire
En donnant a priori des « clés », des indices, à son spectateur afin de l'orienter vers une grille de lecture d'un film qui s'attache aux détails et à ce qu'ils peuvent évoquer en nous, Damien Manivel développe dans Magdala tout un art de l'esquisse et propose une expérience spectatorielle stimulante et réflexive.
Thibaut Grégoire

« Magdala », un film de Damien Manivel (2022)

Avant même qu’il ne commence, le dernier film de Damien Manivel donne des « clés » à son spectateur, des indices, des pistes, afin de l’orienter vers une certaine lecture de ce qu’il va voir et de ce qu’il va expérimenter. Un texte introductif place certains éléments concernant Marie-Madeleine qui, à la mort de Jésus, erre seule dans la nature, pleurant son aimé disparu. Et le seul fait que le film soit intitulé Magdala conforte le spectateur à l’aborder sous cet angle-là. Car, il faut bien le dire, sans ce pense-bête, cette « aide à la lecture », le film pourrait très bien être perçu d’une toute autre manière, avec des repères mythiques et/ou mythologiques différents. Ainsi, Damien Manivel montre que les images peuvent prendre une toute autre dimension, une toute autre direction, une toute autre résonnance, par l’intervention d’éléments extérieurs au film en tant que tel.

Pour autant, Magdala est tout de même conçu et pensé comme le parcours erratique d’une ermite dans un paysage naturel et s’achemine vers une « régression », un retour aux sources, qui s’accompagne également d’un retour aux sources du cinéma, dans l’obscurité d’une grotte éclairée à la bougie, où Magdala s’éteint en même temps que cette bougie, à petits feu – rejoignant ainsi l’idée explorée récemment par Michelangelo Frammartino dans Il Buco, d’un retour à l’obscurité, à la terre et à ses entrailles, dans une mise en parallèle avec la mort d’un berger. Et les tous derniers plans du film valident une lecture « religieuse » du film, avec la montée aux cieux de la « sainte », portée par un ange, même si cette version est bien entendu « profane ». Mais entre le texte introductif et ces derniers plans « liturgiques », se montrent à voir toute une série d’images, de détails, de petites choses esquissées, qui pourraient tout aussi bien être rattachées à d’autres récits, d’autres mythes, d’autres croyances, et qui donnent à penser le cinéma comme art de l’évocation, de l’esquisse.

On l’a dit, le texte introductif et le titre du film confèrent à son déroulé, à ses scènes et jusqu’à ses petits détails, une signification et une dimension qu’ils n’auraient pas sans eux. Par exemple, la petite croix que fabrique Magdala dans son périple ne pourrait être que deux bouts de bois reliés par une liane. Mais la contextualisation de cette image dans ce fond « religieux » en fait la croix du Christ. De la même manière, quand Magdala se revoit jeune, dans un flashback, partager un moment d’intimité avec son amant au bord de l’eau, l’homme qu’elle a en face d’elle n’est au fond qu’un homme chevelu et barbu que l’on n’identifie à Jésus que par la juxtaposition au film de son texte introductif. Enfin, quand Magdala trace dans la terre mouillée ce que l’on identifie comme étant les traits d’un homme, ceux-ci ne s’imposent comme étant ceux de Jésus que par cette même entremise.

Un ange au chevet de Magdala
© Météore Films

Cette scène durant laquelle Magdala esquisse le visage de Jésus s’impose d’ailleurs comme une sorte de pierre de rosette pour décrypter la démarche entière du film, qui semble constamment procéder de cette manière-là, par esquisses, par évocations visuelles. La figure récurrente de l’arbre est par exemple utilisée à plusieurs reprises mais avec plusieurs utilisations, plusieurs fonctions différentes, pour évoquer à la fois l’être aimé de Magdala, lorsqu’elle le touche et l’étreint, mais également une stèle de recueillement, voire même le pied de la croix du Christ, lorsqu’elle semble prier devant un tronc en levant les yeux au ciel. Et par ailleurs, de manière beaucoup plus matérielle et terre-à-terre, Magdala se sert des troncs d’arbre comme d’appuis pour se soulager. Un même objet, une même figure visuelle évoque donc toutes sortes de choses différentes, voire contradictoires, mais Damien Manivel se sert de ce qu’il a devant sa caméra, non pas forcément pour produire du sens, mais pour susciter chez le spectateur un déclic, une image, qui le conduira à faire cheminer sa pensée vers autre chose. Lorsque Magdala s’extirpe littéralement le cœur du corps et le présente au ciel, avant de s’enterrer dans la grotte pour s’éteindre, c’est aussi une image forte qui est utilisée – presque fantastique, voire gore –, pouvant largement se prêter à une interprétation allégorique par le spectateur, laquelle interprétation peut également être multiple, protéiforme. Rien n’est verrouillé dans Magdala.

Cette idée de l’esquisse et de l’évocation, on la retrouve aussi dans la composition de certains plans du film : la silhouette de Magdala se dessinant derrière des branchages lors de sa déambulation dans la forêt, cette même silhouette se perdant dans le flou du brouillard lors d’une tempête, ou encore cet escargot que l’on peine à distinguer sur les parois de la grotte éclairée à la bougie, dans la dernière partie du film. C’est le film tout entier qui appelle son spectateur à scruter, à être attentif et actif, à faire des liens entre ce qu’il voit, les quelques petites pierres qui auront été disposées par le texte introductif et le titre, et son savoir, sa culture, son « background », quels qu’ils soient. Ainsi, les trois derniers plans du film posent question, par leur agencement et la façon dont celui-ci mène à se tourner vers une signification très précise, voire unilatérale. Après une contre-plongée sur le visage de « l’ange » - une jeune femme ayant été au chevet de Magdala dans la grotte, durant son agonie -, cheveux au vent dans un fond de ciel venteux, et une plongée sur celui de Magdala, inerte, dans le même ciel, un troisième plan sans doute superflu vient clôturer le film, montrant la scène de loin : l’ange portant Magdala jusqu’aux cieux qui s’ouvrent. Les deux premiers plans suffisaient, dans cette logique de l’art de l’esquisse qu’avait jusque-là adoptée le film, à évoquer la montée au ciel de Magdala, sans qu’un plan certes très beau visuellement mais inutilement explicatif ne vienne les compléter. Cette réserve émise – dommage qu’elle intervienne justement au moment où l’on s’extirpe du film, pouvant laisser ainsi le spectateur sur une impression fausse par rapport à celui-ci et à la démarche de mise en scène et de montage qu’il a précédemment déployée –, il ne fait malgré tout aucun doute que Magdala, par l’expérience spectatorielle qu’il propose, est incroyablement stimulant pour les cinéphiles qui veulent « travailler » en regardant, et qui préfèrent l’évocation et les petites touches à la démonstration et les gros sabots, un cinéma qui n’en montre pas trop afin de réveiller une pensée esthétique, contre un cinéma qui montre tout pour convaincre sur le plan du discours.

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