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William Tell (Oscar Isaac) joue au poker dans The Card Counter
Rayon vert

« The Card Counter » de Paul Schrader : La main, la donne

Des Nouvelles du Front cinématographique
Pour Paul Schrader un seul scénario lui tient à cœur, celui du héros fautif dont l’affliction a pour remède le pardon qui pavera sa rédemption. L’obsessionnel est un avatar de Sisyphe dont le mythe a inspiré Albert Camus qui demandait de l’imaginer heureux. Si la faute est la condition de la damnation, elle l’est aussi pour sa libération qui est un bonheur. Les plus beaux films de Paul Schrader sont ceux qui construisent à destination des fautifs et autres damnés de la vie la possibilité du bonheur. Avec The Card Counter, Paul Schrader est sensible à ce qui se joue dans les mains et se tient au bout des doigts. La main a vieilli mais elle s’ouvre désormais à une nouvelle donne, un jeu qui aère des récits souvent comprimés dans les apories du puritanisme et ses transgressions inavouées. La dextérité de l’expert en poker peut alors accueillir la grâce d’un doigté, le toucher qui a besoin d’une vitre, cette membrane fine qui conserve la distance en faisant image, pour rapprocher les mains et les retenir de faire du mal.

Le scénario d’une vie

Paul Schrader en convient aisément, un seul scénario lui tient à cœur, celui du héros fautif dont l’affliction a pour remède le pardon qui pavera sa rédemption. Le rigorisme calviniste de ses parents aura participé à précipiter son destin comme l’entrée au séminaire pour son ami Martin Scorsese qui rêvait de devenir prêtre quand il avait 14 ans. Non moins qu’une fascination adolescente partagée pour l’interdit et sa transgression dont le cinéma aura été pour l’un comme pour l’autre une manifestation comme une épiphanie. Paul Schrader est un obsessionnel qui tourne autour du seul et unique scénario de sa carrière parce qu’il est celui de sa vie. Et le scénario d’une vie est la croix dont héritent ses personnages, le destin de ses doubles qui sont ses frères, tous obsédés aussi différents soient-ils.

Le vétéran du Vietnam de Taxi Driver (1976), le boxeur de Raging Bull (1980), Jésus et Judas dans La Dernière tentation du Christ (1988) et l’ambulancier de Bringing Out the DeadÀ tombeau ouvert (1999) du côté des films réalisés par Martin Scorsese. Et, s’agissant des films qu’il a lui-même tournés, le prostitué de luxe de American Gigolo (1980), l’écrivain suicidaire de Mishima (1985), le rocker prolétaire de Light of Day (1987), le petit dealer de Light Sleeper (1992), le shérif dépressif dans le bien nommé Affliction (1997), l’amant ivre de vengeance de Forever MineLes Amants éternels (1999), l’acteur addict au vedettariat de Auto Focus (2002), l’ex-agent de la CIA cinglé de Diying of the LightLa Sentinelle (2014), le rescapé des camps de Adam Resurrected (2008) ou encore l’aumônier militaire de First ReformedSur le chemin de la rédemption (2017). Tous sont des obsédés et tous sont des possédés. Tous sont des obsessionnels, ses doubles, ses frères, et si l’obsession est vécue par eux comme une possession, le film s’il est réussi (Paul Schrader est un cinéaste inégal) saura alors en organiser la conjuration.

L’escort boy de The Walker (2007) qui rejoue le destin du héros de American Gigolo pousse assez loin le registre obsessionnel, tout en pointant un désir profond pour la répétition qui autrement explique le retour à Robert Bresson (Pickpocket est un modèle inépuisable, celui de toute une vie). Le recours cinéphile représente ainsi un viatique spirituel dans une industrie qui, poussé par les prodiges du divertissement rénové, a mis fin à la parenthèse enchantée du Nouvel Hollywood au moment même où Paul Schrader a commencé à passer à la réalisation. La profonde inspiration dostoïevskienne des films de Robert Bresson est donc devenue la respiration du cinéma de Paul Schrader, certes rigide quand il se confine dans la morale au fondement de ses obsessions, constant aussi à tenir la ligne d’un rigorisme plus fort que tout puritanisme quand il caractérise une éthique de la survie dans l’attente de la libération. L’obsession de la faute est aussi celle, complémentaire, de sa rédemption mais voilà que l’obsession est une possession (comme dans Dominion, préquelle de L’Exorciste), une malédiction (comme dans le remake de La Féline). Une hantise surtout dont se nourrit la survie dans l’attente de la libération avec laquelle, on le sait, la vie commence en vérité.

L’obsessionnel est un avatar de Sisyphe dont le mythe a inspiré Albert Camus demandant à ses lecteurs de l’imaginer heureux. Si la faute est la condition de la damnation autant que de la rédemption, elle l’est aussi pour en sortir comme la bille qui saute de la roulette du casino. La sortie c’est le bonheur de la libération, d’abord comme inaccessible, en fait comme intempestif. Les plus beaux films de Paul Schrader sont justement ceux qui construisent à destination des fautifs et autres damnés de la vie la possibilité rédemptrice du bonheur.

Sous le radar, le carreau de l’arbalète

De ce point de vue, The Card Counter ne change absolument rien à la donne mais, cela tombe bien, c’en est précisément le sujet. William Tell est un technicien virtuose mais discret, un habitué des casinos dont il connaît par cœur les pièges et les codes, un praticien des tables de jeu dont il perçoit sans ostentation les enjeux. La donne c’est d’abord l’affaire du donneur, de celui qui donne les cartes parce que, même de dos, il les lit comme à livre ouvert. William Tell compte les cartes comme son quasi-homonyme (suisse, patrie de Calvin, on n’en sort pas) Guillaume Tell tirait à l’arbalète en risquant la tête de son fils. Compter les cartes est une science dont Tell a appris en prison la maîtrise. C’est la calculette qu’il a logée dans un coin de son cerveau et ses mains en sont le clavier. C’est son génie qui est son démon aussi. Le reste ne compte pas. Le compteur de cartes n’est pas un tricheur, surtout pas. Il n’est pas non plus addict au jeu et s’il est un possédé dans la veine dostoïevskienne, c’est différemment d’Alexeï Ivanovitch, le héros du Joueur.

L’important pour lui se joue ailleurs. Le compteur de cartes tient en effet à rester sous le radar pour ne pas se faire repérer. L’expression est la sienne et elle est belle en indiquant la stratégie d’un homme que peu verront briller parce qu’il a justement opté pour l’imperceptibilité. La supériorité cachée derrière les apparences du contraire. Sa précision fait sa modestie qui connaît son contrepoint un peu trop parfait avec le joueur d’origine ukrainienne qui se la pète avec ses amis qui le surnomment à chaque réussite USA.

William Tell (Oscar Isaac) montre une carte du poker dans The Card Counter
© Condor Films

William Tell, le nom est un symbole qui crève les yeux, c’est la flèche d’un aveu (Guillaume Tell) dont le porteur est le savant paradoxalement ignorant. Il lui faudra tout un film pour en comprendre intimement le sens. Ou bien, peut-être, à partir des interstices de ses confessions (Rousseau, autre Suisse) qu’il donne en off et qu’il dépose sur ses cahiers à l’image du curé de campagne et du pickpocket bressoniens, pour en appréhender la secrète portée. Car Tell se nomme en vrai Tillich et le joueur de poker abrite dans son corps celui de l’ancien bourreau d’Abou Ghraïb, le soldat condamné pour tortures alors qu’il exécutait les ordres de l’armée et s’il a été jugé, d’autres ont réussi à s’en tirer à l’instar de son supérieur qui n’a jamais été inquiété, protégé par son statut d’employé travaillant pour une société privée. L’homme qui a techniquement reconstruit son corps lui permettant de supporter sa faute l’a enfermée comme on encage un démon. La rencontre avec La Linda et Cirk Beaufort est l’incalculable avec lequel le calculateur devra négocier et la négociation lui coûtera cher, très cher. La transgression de ses propres règles n’en représente pas moins le défaut qu’il faut pour sortir de prison puisqu’il n’en est en réalité jamais sorti. Des prisons, il y en a même plus d’une, prison d’Abou Ghraïb dont les images infernales le hantent, prison où il a appris à se faire un nouveau corps de card counter, prison des casinos où s’exercent ses talents, prison de l’éthique du maniaque dont le stoïcisme (il a lu en tôle Marc-Aurèle) est un masque qui dit la vérité, celle de l’homme qui fait de sa blessure un destin préparant la conversion du fardeau de la faute en pardon libérateur.

Aux montages baroques de Martin Scorsese qui lui permettent de couper dans les lignes de fuite de sa schizophrénie, Paul Schrader a toujours opposé une manière néoclassique conforme à l’éthique de ses figures, virtuoses maniaques et experts soucieux d’imperceptibilité. Oscar Isaac impressionne, tout en tension et rétention, neutre autant qu’il le peut, quasi-spectre qui transite de chambre en chambre de motels en recouvrant les meubles de linges blancs. C’est qu’il s’agit de retenir les images traumatiques du passé qui ne passe pas, cet enfer dantesque, ce métal hurlant contenu dans l’œil mort du fish-eye (on y sentirait l’influence de Martin Scorsese qui a retrouvé Paul Schrader en étant l’un de ses producteurs). La maniaquerie et le stoïcisme du personnage font la signature de l’obsessionnel qui, s’il se refuse à la jouissance à laquelle il a goûté et qui l’a brûlé, attend peut-être le carreau d’arbalète qui se fichera dans son cœur en le réveillant. La jouissance, il en a connue l’obscénité à l’époque où il torturait, en témoignent ses souvenirs distordus par l’usage cauchemardesque d’une caméra courte focale. Ce qu’il désire désormais c’est la froideur des casinos, ces mondes clos qui sont des lieux habituels de surchauffe et d’ivresse quand, pour lui, ils représentent au contraire des blocs froids, les systèmes de réfrigération de ses incandescences.

L’émouvant consiste déjà à ce que l’homme cool par excellence se réchauffe au contact de deux solitudes de hasard, avec le garçon qui veut se venger de son instructeur qui a été celui de son père suicidé et puis la femme qui chasse et déniche les talents qu’elle vend à des sponsors. L’un et l’autre l’ont vu et l’ont reconnu pour ce qu’il cache, le compteur de cartes pour elle, l’ancien bourreau pour l’autre. Et si ces deux-là se présentent à lui en apportant des scénarios convenus, la séduisante dénicheuse de talent et le fils voulant venger son père, leur nouage est ce qui va ébranler le scénario éthique de Tell/Tillich en précipitant la déstabilisation nécessaire à sa libération, fin de la faute et au-delà du pardon.

Parce que les fautes se répètent et, en s’accumulant, participent à épaissir la première, qui reste ineffaçable. L’obsession est un dolorisme, calvinisme oblige. L’obsessionnel est moins un sadique qu’un masochiste, calvinisme toujours. Le masochiste est celui qui tient à sa jouissance en la retenant quand il doit apprendre à s’en libérer. Cet apprentissage sera l’affaire du plus blasé en apparence, du revenu de tout qui n’est en fait revenu de rien du tout.

La dextérité, le doigté, le toucher

Paul Schrader bat et rebat les cartes mais la donne en bouscule les traditionnelles valeurs. Avec La Linda (Tiffany Haddish, sa maturité est émouvante), la séduction intéressée dure suffisamment, et même un peu plus longtemps que prévu pour mettre à distance le désir sexuel, ouvrant ainsi le chemin d’une amitié en préalable à l’amour, cette chose si rarement filmée. Avec Cirk (Tye Sheridan, autrement touchant quand, sans hystérie aucune, l’âge adulte est celui d’un accès impossible), le récit d’initiation attendue (on cite Le Kid de Cincinnati de Norman Jewison, on s’attend à une histoire de filiation et d’apprentissage dans la lignée de La Couleur de l’argent de Martin Scorsese) finit en impasse (Paul Schrader trahit ainsi le rapprochement avec le frère et rival mimétique qui n’a pas d’autre sujet que la trahison, l’unique scénario de sa vie). Armé d’une mise en scène simulant la préparation d’un acte de torture nécessaire à décourager Cirk, Tell échoue pourtant à le sauver de sa volonté de vengeance. Le garçon qui passe son temps sur Internet finit dans un entrefilet sur un écran, l’horreur. Il n’y a pas de torture simulée mais des tortures réelles dont l’exécution, en s’effectuant hors-champ quand Tell tue Gordo (Willem Dafoe, habitué de Paul Schrader qui la joue sobre, ça fait du bien), témoigne que le bourreau est pour lui-même son propre torturé. Le héros ne triomphera pas de son antagoniste au poker, l’ukrainien surnommé USA. Si l’un mime l’Amérique de la réussite express et du fric facile, l’autre incarne l’Amérique blessée d’avoir torturé, l’Amérique qui ne cesse de se refaire une santé du côté des prisons dont l’une ici s’appelle la Santé.

Tous les scénarios tombent, la séduction intéressée et la vengeance filiale, le duel au poker et l’éthique maniaque de l’obsessionnel qui s’était préparé à ne pas vivre ce qui pourtant lui arrive, l’événement qui force son destin à bifurquer parce qu’il y allait sûrement de son désir inconscient, autre carreau d’arbalète. L’homme du doigté a les doigts brisés puis repart en prison après avoir tué l’homme qui a abattu Cirk. The Card Counter touche en marquant le point d’une différence, tant par rapport à l’industrie des produits formatés qu’en regard des propres obsessions de l’auteur. Paul Schrader raconte ainsi comment sortir du scénario d’une vie qui est une prison nécessaire, faute et pardon, vengeance et rédemption, en attendant la fracturation souterraine d’une libération insoupçonnée. Ce faisant, le réalisateur raconte aussi l’immixtion des sociétés privées dans les affaires militaires d’un État qui sacrifie à sa corruption ses serviteurs les plus honnêtes.

Comment s’en sortir sans sortir ? En retournant en prison pour ne rien y apprendre, ne rien faire sinon attendre la touche nécessaire à sauver du mal qui brûle les mains virtuoses. Le technicien aux mains de fée a eu les doigts cassés, il dépose à la fin son doigt sur la vitre derrière laquelle se trouve l’index de La Linda venue le retrouver. On est passé de la dextérité au doigté et le passage a de quoi toucher. Obsessionnel, Paul Schrader rejoue la fin de Pickpocket comme il l’avait déjà fait avec American Gigolo. Possédé par le scénario dostoïevskien-bressonien, Paul Schrader n’en demeure pas moins sensible à ce qui se joue au creux des mains et qui se tient au bout des doigts. La main a vieilli mais elle s’ouvre désormais à une nouvelle donne qui aère considérablement des récits trop souvent comprimés dans les apories du puritanisme et des transgressions inavouées.

La dextérité de l’expert peut alors accueillir la grâce d’un doigté, le toucher qui a besoin d’une vitre, cette membrane fine qui conserve la distance en faisant image, pour rapprocher les mains et, ainsi, les retenir de faire du mal.


« The Card Counter », de Paul Schrader : L’homme du souterrain
par David Fonseca

Depuis quelques films, Paul Schrader, à l’instar de ses personnages, est en voie de rédemption. En atteste son dernier film, The Card Counter (2021), en une opération christo-cinématographique.

C’est l’histoire de William Tell (Oscar Isaac), un pécheur qui devient dans The Card Counter un saint anonyme. Un ex-tortionnaire de la prison d’Abou Ghraib en Irak qui s’efforce de rédempter  un jeune homme borderline qu’il rencontre, qui voudrait se venger d’un gradé que Tell a bien connu, William espérant se sauver de ses eaux troubles par la même occasion.

William, personnage obsessionnel comme son réalisateur, ressasse ainsi son passé. Il rumine l’enfer qu’il a fait subir à la chair des autres. Des scènes de torture rendues à l’image par flash-back, provoquant une rupture de ton, une distorsion de la réalité provoquant le chaos, par le biais d’une sorte de double focale, très courte focale, on ne sait trop bien, amplifiant la violence des situations. Ayant torturé, William ne connaît plus la présence de la chair. Dans chaque pli de son visage se lit une rupture. Il est à l’extrême gauche de la vie. Sur une lèvre sans fin. À la périphérie d’un cil. Dans une blessure, la cicatrice d’où il vient. Pour l’effacer, il voudrait poser son doigt au beau milieu de cette entaille qu’il a sur le front. Provoquer l’éclipse de ses souvenirs. Faire barrage contre son Pacifique.

Pickpocket en tête, Paul Schrader le bressonien, qui se souviendra autant de son prêtre dans le film, transmue alors William le tortionnaire en joueur de poker. Il modifie la donne pour celui qui, adroit de ses mains dans le film voudrait tant savoir distribuer les cartes de sa vie. Il y a sans doute là chez Paul Schrader un thème (christique) de la prédestination qui court le long du film. William Tell, c’est sans doute une manière de Guillaume Tell, qui était capable de viser la pomme à la flèche, les yeux bandés. Une prédestination que Paul Schrader court-circuite cependant. Si un destin exceptionnel doit attendre William, ce n’est pas parce qu’il serait, à l’instar de Guillaume Tell, un être hors du commun. S’il est joueur de poker, c’est donc non pas pour faire la démonstration des talents singuliers d’un joueur, c’est pour en décodifier le genre, les tours de passe-passe de William ne consistant plus simplement à être dans le double-jeu (entre les personnages et le jeu qui se fait sur la table de jeu), dans un genre habituellement hypercodifié, dont le suspense se base sur le jeu comme le talent admirable de ses joueurs, ce que défait d’emblée Paul Schrader : on s’attendrait, lors d’une première scène dans un casino, à voir sortir William dans le clinquant de Las Vegas. Le voici sur un parking claqué d’une ville périphérique. William est joueur de poker comme le prolo va au charbon. Une activité industrieuse, boulot alimentaire, nocturne, un épicier au coin d’une rue perdue.

Le choix du poker, en ce sens, paraît conforme à l’idée que William peut se faire des choses de la/sa vie : inutiles. Jouer au poker est sa contribution personnelle au superflu. Son impôt participatif à l’accessoire, sa viduité entretenue, son sérieux à l’application, totalement absurde. La seule attitude digne, persister tenacement dans une activité vaine. Respecter une discipline stérile. Et s’en tenir à des normes de pensée, philosophique et métaphysique, dont l’importance apparaît totalement nulle. Sans but, mais entêté à le poursuivre.

Le rituel devient ainsi le cœur du film, le choix du pantomime au quotidien, la vie de William étant rythmée par deux lieux : le casino, où il travaille, les motels où il dort et écrit, une réminiscence du jeune curé de Bresson, tenant son journal, une constante retrouvée dans son précédent film, Sur le chemin de la rédemption (2017) avec, dans le rôle du prêtre, Ethan Hawke. Le quotidien de William s’organise ainsi. Comme il peut. Le chaos a bien sa théorie et ses lois. Le bazar ne se trouve plus dans le coin d’une prison irakienne. Il a un chez soi. Dans ces motels, le fatras laisse place à la loi martiale. De l’ordre en bataille. Difficile d’imaginer ce quotidien d’enferré. Alors William le calfeutre en un semblant d’ordre : il recouvre les objets de draps blancs dans ces motels où il transite, non pas tant pour effacer les souvenirs que sa présence au monde comme sa réalité, espérant, en ritualisant son quotidien, lutter contre ses démons. La mécanique du trouble obsessionnel y est alors révélée, ou comment vaincre par des rituels forcés tout ce qui draine l’énergie de William, le ramène sans cesse vers le passé. William toc son quotidien de tics, le compulse dans l’espoir d’annihiler ce qui l’entrave, pour gagner en sérénité. Le blanc des meubles qu’il recouvre n’est donc pas simplement un linceul posé sur les souvenirs, c’est aussi le blanc des camisoles, celui des états psychiques désordonnés, qui mettent William en souffrance.

La ritualisation du personnage d’Oscar Isaac est aussi, dans le même temps, une manière de se rassurer au monde, de reprendre pied avec sa réalité, pour aller vers la rédemption ou l’expiation. Précieux quotidien qui lui permet de ne plus être à la dérive, simplement en dérivation, tenu par les appétits de l’ordinaire. Fluctuant, encore, en partance, sans doute, mais rattaché. À la fois libéré et tenu, ses possibilités d’écarts restant inscrites dans l’horizon d’un point fixe. Avance dans sa vie arrimé. À la seule condition d’être astreint. Contre toutes sortes de philosophie, c’est en devenant un automate de la vie quotidienne qu’il redevient homme. Devient membre de leur communauté. Ce quotidien ne lui est donc jamais une défaite. Un sédatif qui le ferait mourir de son vivant. Mais qui tâche de le rendre, chaque fois, plus neuf. Pour n’avoir pas/plus de prédispositions à vivre, c’est par l’effet de ce quotidien que peu à peu il essaie d’en prendre le rythme. Qu’il assouplit ses muscles à ses exigences. En répétant chaque jour les mêmes gestes, William fait les gammes de sa vie. Apprend à exister. Dans cet ordinaire William voudrait organiser l’extraordinaire : lui, debout, désormais. Un quotidien musclé pour tenir bazar de son anormalité. En faire œuvre, quand une sous-normale en géométrie n’a rien de misérable. La gangue de ce quotidien charbonneux lui révèle son diamant : en s’offrant à sa passivité, il est le plus certain de s’animer.

Ainsi, après l’exceptionnel de la monstruosité, la banalité, dont William s’efforce de borner le terrain comme il voudrait avoir une bonne main, jusqu’au retour du refoulé, lors d’une scène de confrontation, où la réalité rattrape William, la violence revenant sur le devant de la cène, par l’entremise d’autres personnages s’immisçant dans sa nouvelle réalité qu’il avait pris tant de soin à réarranger. Or, pour contrarier cette situation paroxystique, plutôt que de continuer à la contenir va-t-il faire exploser cette violence comme une étoile géante s’abolirait pour réordonner le monde. Une situation éclairante sur ce personnage dont on se demande, en début de film, s’il est un tueur en série, sorte de Jeff Costello clinique, tapissant son univers de blanc, robotique, quand on découvre qu’il est probablement animé par autre chose, la foi, possédant une forme de grâce le poussant aux extrémités. William, c’est finalement Saint Paul qui, partant de loin, accède à la sainteté, non pas parce qu’il y était destiné, mais devient un saint parce qu’il a beaucoup péché : Paul l’oppresseur, qui, faisant son chemin de Damas, va vers la lumière, devenant altruiste quand William emprunte tout ce chemin qu’il faut parcourir pour avoir péché de la façon la plus extrême. Un saint anonyme qui permet à Paul Schrader de retravailler finalement l’image de l’Amérique, une image qu’il déplace, délaissant les grandes villes côtières (Los Angeles, New-York) pour des villes périphériques. Les démons n’habitent pas que le centre des choses, ils sont dans l’antre/l’entre des choses, disséminés sur tout le territoire. Une dispersion qui finit sans doute par démembrer l’Amérique, corps tué en fin de film.