« Sans filtre » de Ruben Östlund : La bêtise durera toujours...
Dire que Sans filtre de Ruben Östlund donne un aperçu de l'état du monde relève de l'hérésie. Ce film profondément misanthrope, avec son incapacité à saisir quoi que ce soit de l'état actuel d'une société assombrie par les crises économiques et migratoires, est une pochade souvent odieuse qui ne vaut pas plus qu'une dissertation du niveau d'un lycéen crâneur, laissant toute pointe d'humanité à quai.
« Sans filtre » (Triangle of Sadness), un film de Ruben Östlund (2022)
Si le "Triangle of Sadness" représente un point situé au milieu de notre front, là où se rejoignent nos sourcils, il confère aussi au film de Ruben Östlund sa tonalité, loin de la satire et de la farce annoncée : c'est bien de la tristesse que nous inspire cette pochade idiote et odieuse, cette véritable insulte à l'histoire du cinéma et à sa pensée, avec son incapacité à saisir quoi que ce soit de l'état actuel d'une société assombrie par les crises économiques et migratoires. Il est donc difficile de comprendre comment Sans filtre (quel bête titre, Triangle of Sadness aurait dû être conservé) a pu gagner la palme d'or 2022 (The Square est moins discutable et beaucoup plus abouti dans sa recherche conceptuelle). Pour Ruben Östlund, faire la satire de "l'état actuel du monde" consiste à analyser les formes de sa bêtise. Pourquoi pas, puisque il y a certainement de la bêtise chez tous les influenceurs, inspirateurs et instagrameurs — ce terrible triangle des « In » ! —, tout autant que chez les riches indécents qui participent à sa croisière (e)sc(h)atologique, mais le procédé s'essouffle rapidement et Östlund n'offre au fond qu'une petite dissertation du niveau d'un lycéen crâneur, laissant toute pointe d'humanité à quai.
Thierry Frémaux ne tarit pas d'éloges à propos de Sans filtre qu'il a présenté au Festival de Deauville avec ces mots sidérants : « Ruben Östlund est un cinéaste de l’ironie, pas de la moquerie. C’est un métaphysicien drôle, triste, mélancolique qui dit ce que notre monde est et qui en abordant des sujets extraordinairement sérieux, ne le fait pas de manière sérieuse, mais en cinéaste. Il questionne autant le monde dans lequel nous sommes, qu’il se questionne lui-même »(1). Rien ne va dans cette description. Tout, au contraire, débouche sur de la misanthropie, alors qu'il est évidemment possible de faire une satire de la bêtise en évitant cet écueil. Il n'est pas question maintenant d'être plus moralisateur que le petit moraliste pétomane, mais de montrer ce qui ne fonctionne pas dans cette supposée « métaphysique qui dit ce que notre monde est » (sic ; aïe).
Commençons par la scène la plus abjecte de Sans filtre. Après le naufrage du yacht, une poignée de survivants se retrouve sur une île déserte qui ne l'est pas tant que ça (normal, ils sont tellement bêtes qu'ils ne pensent pas à en faire le tour). Il y a le "couple" d'influenceurs, le russe qui vend de la merde, le milliardaire guindé qui offre des rolex comme des bonbons, une riche allemande frappée par un AVC délaissée comme un objet, la responsable du personnel, un technicien à la peau noire évidemment soupçonné d'être un pirate et madame Pipi qui devient la cheffe du clan. Dans la scène qui nous intéresse, Monsieur Merde (Zlatko Burić) retrouve le corps pâle de sa bien-aimée échoué sur la plage. Il se met à pleurer et le malaise s'installe. On ne croit pas à cette poussée soudaine d'émotion : impossible de ne pas penser au sort funeste de ces milliers de migrants retrouvés morts sur les plages de méditerranée et impossible d'accepter l'idée qu'une riche bourgeoise se retrouve dans cette situation. Difficile, encore, de penser que Ruben Östlund utilise une sorte de métaphore détournée pour parler du sort des migrants morts en mer. Si oui, alors il le fait de manière odieuse, très loin du réel. Si on devait se poser en moraliste, cette scène, avec en plus les quelques plans où on voit d'autres corps flotter dans l'eau, serait une sorte de travelling de Kapo d'un nouveau genre et, à elle seule, elle suffirait à rejeter le film et décrédibiliser toute tentative de réflexivité et de modernité dans Sans filtre.
Évoquons la cruelle scène de l'âne massacré par les idiots du village. Sorti d'on ne sait où, probablement échappé de l'hôtel de luxe qui se situe de l'autre côté de l'île, la pauvre bête apparaît aux yeux des idiots de Sans filtre comme un repas viandeux enfin copieux après des jours de restriction dans leur train de vie habituel. Comme ils n'ont jamais rien fait avec leurs mains, l'un des idiots, Monsieur Rolex, prend une grosse pierre, l'écrase plusieurs fois sur la tête de l'âne sans l'achever. Il faudra un geste "héroïque" des autres idiots pour achever un animal agonisant bien plus tendre qu'eux. Si le caca et le vomi avaient jusqu'alors amusé les spectateurs(2), ici, certains d'entre eux ont commencé à quitter la salle. On peine en effet à comprendre où veut en venir Ruben Östlund avec cette cruauté qui n'a plus vraiment des airs de satire. C'est juste bête et triste.
De la bêtise, encore et toujours, dans la première partie d'un film qui est divisé en trois chapitres. Elle se concentre essentiellement sur la relation entre Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean), deux mannequins qui ne s'aiment pas vraiment mais qui ont trouvé un intérêt commun à être ensemble, principalement, semble-t-il, pour acquérir de nouveaux followers sur Instagram. Heureusement, ils se plaisent quand même un peu, mais une longue scène pathétique les montre hystériques en train de s'engueuler dans un restaurant au sujet de la note à payer. La dispute entre les deux idiots se prolonge dans la chambre d'hôtel et puis rien. Fin de la première partie, le tout digne d'un sketch pitoyable. La bêtise est décidément à la mode cette année après As Bestas de Rodrigo Sorogoyen qui avait déjà frappé fort dans la misanthropie.
La seconde partie, qui est la seule qui fonctionne un tout petit peu dans Sans filtre, commence avec ce même couple qui, apparemment, ne s'est pas séparé et profite d'une croisière VIP offerte en échange de publicité sur les réseaux sociaux. Mais on continue de déchanter. Yaya regarde un membre de l'équipage au travail et provoque la jalousie de Carl, qui s'empresse d'aller se plaindre à la cheffe du personnel. Cela aura pour conséquence le licenciement du matelot qui n'avait pas à montrer son torse velu. À ce stade, est-ce encore de la satire ? On peut en douter tellement c'est bête et triste (répétons encore ces deux mots). Dans une autre séquence ridicule, on voit tout le personnel du bateau en train de crier en cœur "Argent ! Argent !" en prévision des pourboires qu'ils vont toucher. Et on en passe et des meilleurs/pires. La fameuse scène du repas est amusante mais significative de l'ambition débilitante de Sans filtre. Seul le capitaine incarné par Woody Harrelson, qui semble échapper à ce tourbillon de bêtise et de tristesse (il peine en effet à quitter sa cabine), s'en sort un peu et les passages où il parle de politique et d'idéologies avec Monsieur Merde sont vraiment réussis, à défaut, sans doute, d'être pointus.
Il reste la troisième partie où on sent trop bien que Ruben Östlund pense avoir trouvé une bonne idée alors que ce qu'il montre est profondément éculé, pétri de clichés et complètement insignifiant d'un point de vue politique. Le pétomane suédois explique donc que tous les êtres humains se valent, peu importe leur classe sociale, et que la recherche de la domination et du confort sont les principes premiers qui motivent l'être humain à l'état sauvage et quand il faut reconstruire une société. Madame Pipi se montre aussi tyrannique qu'un dictateur et tous les autres idiots seront prêts à tout pour retrouver la part de soleil à laquelle ils sont habitués. D'où le sens du titre du film : montrer l'état du monde "sans filtre", c'est-à-dire tel qu'il serait à l'état naturel et pulsionnel, mais ça ne fonctionne pas du tout. Sans filtre se termine même par une énième cuistrerie. Ruben Östlund nous fait croire in fine que Carl n'est pas tout à fait idiot et qu'il risque de perdre Yaya. Il court à travers la forêt pour la sauver. Cut, fin du film. On y croit pas une seconde comme à tout ce qui nous aura été dégueulé dessus pendant 2h30.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Ruben Östlund
- Guillaume Richard, « Involuntary : Happy Sweden, l’Armageddon de Ruben Östlund », Le Rayon Vert, 2 août 2017.
Notes