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Stéphane Vilner (Pio Marmaï) dans Enquête sur un scandale d'État
Rayon vert

« Enquête sur un scandale d'État » de Thierry de Peretti : L'indic à distance

Des Nouvelles du Front cinématographique
Enquête sur un scandale d'État est le meilleur film français depuis des lustres. Un grand film sur l'État de droit comme rapport social qui, à la fois, se voit (dans des gestus et des habitus, des manières d'être et des mises en scène) et ne se voit pas (c'est le hors-champ, celui du pouvoir qui trace les limites de notre morale civique en bornant notre volonté de savoir). Un grand film parlant, aussi, quand la parole de vérité a pour risque le mensonge et pour noyau le secret, en permettant de distinguer la duplicité des uns (c'est leur machiavélisme, celui d'intérêts savamment cachés) de l'opacité des autres (c'est leur énigme existentielle, celui d'un désir inaccessible). Un grand film sur le semblant, enfin. Autrement dit, un grand film de cinéma sur le cinéma, ses scènes et ses acteurs, qui est après tout un dossier comme un autre.

L'engagement du film-dossier,
toutes proportions gardées

La lutte contre le trafic de stupéfiants est un gros dossier qui fait certaines des meilleures pages du journalisme engagé et les films qui se le veulent autant s'en inspirent souvent pour documenter des récits répondant aux injonctions du genre du film-dossier. Y répondre, c'est également se montrer respectueux du bon vieux système des enchaînements du réalisme mimétique en lui injectant l'enquête journalistique en guise de caution documentaire, le genre du film policier augmenté par l'adjuvant de la morale civique. Le film-dossier a connu son grand moment dans les années 70, avec ses hérauts qu'ont été Francesco Rosi en Italie, Yves Boisset et Costa-Gavras en France, Sydney Lumet aux États-Unis. Le film-dossier constitue en soi aussi un dossier que rouvre Enquête sur un scandale d'État, le troisième long-métrage de Thierry de Peretti, celui d'un cinéma engagé mais toutes proportions gardées.

Le cinéma engagé, toutes proportions gardées : notre formule désigne ici un cinéma qui n'a aucun désir de réfléchir politiquement aux moyens employés au nom de l'engagement politique. Le film-dossier est un cinéma dont la critique est limitée ou relative, moins réelle que formelle et s'il a pour cible privilégiée les compromissions de l'État de droit, sa critique est elle-même compromise quand la compromission se comprend dans les manières d'une forme de représentation consensuelle, au-dessus de tout soupçon. Les enquêtes du journalisme engagé dont s'abreuve le film-dossier s'écrivent toujours dans les termes de la poétique d'Aristote.

La lutte contre le trafic de stupéfiants stupéfie en étant celui de la mondialisation du capital, ainsi que sa toxicité pour un État de droit qui y perd plus souvent qu'à son tour son intégrité. Sa représentation stupéfie autrement quand un cinéma consensuel instruit ses dossiers en se gardant bien de mener à bien celui d'une critique radicale de ses moyens d'expression qui relèvent à la fin de la compromission réelle. Enquête sur un scandale d'État a tout du film-dossier, avec son titre qui rappelle fort Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) d'Elio Petri, avec son journaliste engagé, son indic infiltré dans les réseaux du trafic de drogue et son haut-fonctionnaire de police corrompu, aussi avec son inspiration scénaristique, l'enquête d'Emmanuel Fansten et Hubert Avoine sur François Thierry. Et, pourtant, le film est plus intéressant que le genre auquel il semble de prime abord s'apparenter. Comme un poisson, le film de Thierry de Peretti glisse entre les mains, il file entre les doigts, ses apparences sont trompeuses.

Ceci est d'ailleurs son sujet profond. Autrement dit, le cinéma est sa question et le stupéfiant tient à ce qu'elle coïncide avec le récit des hommes qui se mettent en scène en jouant des rôles, dotés d'une conscience inégale du théâtre social dont ils sont les acteurs.

Le droit de savoir,
sa volonté et au-delà

Stéphane Vilner est content et il l'est à plus d'un titre. D'abord il a ferré un gros poisson en la personne d'Hubert Antoine. Cet informateur travaillant depuis plusieurs années pour la répression du trafic de stupéfiants dit détenir en sa possession les preuves de la corruption de son supérieur, Jacques Billard. Le patron des stups cacherait derrière la vitrine de ses saisies spectaculaires qui font la une des médias en recevant les félicitations des ministres, de droite comme de gauche, ses propres profits d'importateur de cannabis en France. Ensuite, le journaliste de Libération en pêche un autre, ce poisson d'eau douce qui servira au repas familial où l'on discute des conditions de vente du livre tiré du témoignage de l'ex-infiltré, avant d'en rediscuter plus tard les termes qui disent la divergence des regards, entre fermeté et colère. Le journaliste a mené à bien son enquête mais, pour l'informateur, son combat est loin d'être fini. Jacques Billard est débarqué, l'office dissout et remplacé, Hubert Antoine meurt d'un cancer. End of the Story, vraiment ?

La métaphore s'impose avec avec une évidence intrigante : le poisson que l'on croyait ferré, prêt à être mangé comme on s'apprête à faire déguster les fonctionnaires corrompus, ne l'est pas. Avec l'évidence s'impose aussi le paradoxe de son contraire, celui d'une persistance opacité. C'est la sensation, troublante et pénétrante, savamment entretenue par Enquête sur un scandale d'État. Le spectateur est sûr d'en avoir appris beaucoup et il aura raison. Mais il aura appris dans le même mouvement que ce que l'on apprend compte relativement pour peu par rapport à ce qui n'est pas encore su et qui reste encore à savoir, ce qui le sera un jour peut-être, ou peut-être jamais. Certain d'être sûr de rien. Pourtant il ne s'agit pas ici de relativisme mais d'une forme de réalisme, le plus radical qui soit. Même quand le journaliste tente à la fin du film de résumer l'existence de son informateur décédé, ce que l'on voit à l'écran, c'est un homme encore vivant, peut-être à l'occasion de l'une de ses escales mexicaines, qui monte en silence dans une voiture précédée de quelques autres qui disparaissent au loin tandis qu'apparaissent les crédits du générique-fin.

Le plan continue pourtant, un long plan de forêt et de nuit, un noir profond troué des lumières lointaines des voitures comme des étoiles filantes, enveloppé par le sublimement mélancolique « Over the Hillside » de Blue Nile. L'image fidèle de la complexité des rapports politiques et économiques d'une époque côtoie l'énigme d'une existence filante, glissant en diagonale : si les films sont très différents formellement, il n'en demeure pas moins qu'il est difficile de ne pas penser ici à Citizen Kane (1941) d'Orson Welles.

Hubert Antoine (Roschdy Zem) et Stéphane Vilner (Pio Marmaï) discutent au bord d'un lac dans Enquête sur un scandale d'État
© Les Films Velvet

Ce qui se prolonge dans le plan est la nuit de l'énigme d'une existence intraitable et l'inaccessible de son désir qui tombe sur le jour du savoir d'un État de droit qui, systématiquement, ne l'est pas. Le droit de savoir est un principe d'acier du film-dossier et si le spectateur paie sa place pour en voir un, c'est pour ça. Voir pour savoir, la volonté de savoir pour laquelle il est là. La limitation du droit de savoir est cependant un devoir si le film-dossier a encore le désir de ne pas céder sur le cinéma, ses puissances de vision qui sont des impuissances à tout montrer, au-delà de la volonté de savoir. De la même façon que la condition des images pour qu'elles soient encore des plans est précisément ce qui n'est pas dedans, ce qui ne s'y trouve pas, à savoir leur hors-champ. La limitation du droit de savoir indique avec la limite éthique d'une volonté de savoir qu'il y a du hors-champ et il se divise en deux : le hors-champ des intrications complexes de l'État avec l'illégalité et celui des existences dont les motivations restent énigmatiques.

Le hors-champ à deux dimensions qu'indique le film de Thierry de Peretti, d'une intelligence stratégique redoutable, est un champ particulier, celui du pouvoir, ses sas et ses biais, ses seuils et ses butées. Ce n'est pas du relativisme et encore moins du complotisme mais un réalisme, celui des relations qui gardent un fond d'opacité et des rapports qui sont réglés à partir du secret.

Sur parole
(le secret du meilleur des faussaires)

Il est vrai qu'Enquête sur un scandale d'État est un film d'une intelligence stratégique redoutable, fait suffisamment rare dans le cinéma français pour devoir être souligné. D'un côté, Thierry de Peretti privilégie le plan large et un filmage en longue focale. La caméra, en étant tantôt fixe, tantôt légèrement panoramique, est dotée d'une mobilité qui n'est jamais celle de la caméra sur l'épaule. On y sent toujours le pied et c'est ainsi qu'est marqué le refus des effets de réel démarqués par mimétisme du style du reporter. Le cinéaste montre ainsi qu'il est toujours soucieux d'inscrire ses personnages dans leur environnement social, bureau de la procureur de la République ou rédaction d'un journal, boîte de nuit ou restaurant, hall d'hôtel ou bar, rue où advient la saisie de drogue ou quartier populaire où l'on tire à la kalachnikov. De l'autre, il adopte le format de projection 1,33:1 qui restreint le champ de vision, sans pour autant se confondre avec le format 4/3 qui a longtemps prévalu à la télévision. C'est un premier niveau de stratégie et s'il est redoutable, c'est qu'il est dialectique, diagonalisant ses propres polarisations : le plan long et large déploie ce que le format comprime. L'ouverture indiquant dans quel milieu les personnages se situent ou évoluent est l'objet d'une restriction, celui d'une insertion des lieux dans des espaces plus grands, dans des rapports qui, en tant que tels, échappent à la représentation.

Le social est un rapport qui se voit et ne se voit pas et l'empirisme ne suffit pas à faire la saisie analytique. Il y faut du hors-champ.

Il y a d'autres dimensions dans la stratégie conçue par Thierry de Peretti, par exemple la raréfaction des scènes d'action. Un arrivage de drogue sur une plage espagnole au début, suivi d'une saisie douanière en plein Paris, des coups de feu tirés à Marseille vers la fin du film, ce sera à peu près tout. Cette rareté des scènes dont est coutumier le genre du film-dossier, démarquage journalistique du film-policier comme on l'a dit, se double d'une suspension du régime des causes qui délient les actions d'un enchaînement qui les flécherait dans le sens de la transparence et de la lisibilité. En réalité et cela est décisif, les actions comptent moins que les actes, des gestes et des paroles, un gestus (celui des mondes sociaux) et des habitus (celui de qui les habite en étant habité par eux). Le trafic de drogue et les règlements de compte engagent des responsabilités qui ne sont pas seulement individuelles, c'est un complexe de rapports qui engage le brouillage de la place qu'y occupent certains représentants de l'autorité de l'État. Par exemple, au début du film, Hubert Antoine est surpris par l'arrivée des zodiaques sur la plage espagnole de Marbella, comme en retard sur une action à laquelle il est censé pleinement participer et dont Jacques Billard dira plus tard qu'en réalité il n'y était pas. Le plan servant de preuve à l'un avère le mensonge de l'autre et s'il éclaircit la duplicité du second, il ne perce en rien l'opacité du premier.

Hubert Antoine s'échine à lutter mais contre quoi ? Faire tomber la République dit-il. Oui, mais pourquoi ? Pour quelle cause et pour le bénéfice de qui ? C'est là que commence la politique, la vraie. Hubert Antoine parle, il a des choses à dire mais, peut-être, mentirait-il au moins par omission en gardant le secret sur ses raisons, sur le noir profond de ses convictions, la nuit de son désir.

Et le spectateur, au fond, de se retrouver, comme le journaliste, à devoir croire le témoin sur parole mais il se distingue de ce dernier en ne cessant pas, lui, de se demander s'il dit toujours la vérité ou bien ment quelquefois, voire souvent. L'infiltré infiltre ainsi notre conscience. L'infiltré opacifie la transparence, complique notre volonté de savoir, fait lever les puissances du faux. Le faussaire fausserait ainsi toutes les perspectives parce qu'après tout, le meilleur faussaire serait celui qui fait moins passer le vrai pour le faux que le faux pour le vrai. Le meilleur des faussaires n'abuse pas de nous mais, au contraire, demande à le croire sans jamais céder sur la question de la véridicité de ses propos. Le meilleur des faussaires l'est en puissance, l'étant indiscernablement.

Sur parole : c'est là une force d'Enquête sur un scandale d'État, celle d'être un grand film parlant. On y parle beaucoup en effet et ce qu'on y apprend est toujours passionnant, on n'en perd pas une miette. Deux exemples parmi d'autres, sur la question de l'État de droit et sur celle du capitalisme contemporain. D'abord, il faut un passage par l'Espagne et une discussion avec un juge et son assistante pour évoquer la naissance de la démocratie espagnole après le franquisme et la menace représentée alors par les attentats de l'ETA qui financent ses actions par le trafic de drogue. Et rappeler qu'un État appliquant les mêmes pratiques que celles des groupes politiques qui en contestent par les armes la légitimité sort du droit dont il est le suprême garant. Un seul plan-séquence d'Enquête sur un scandale d'État anéantit ainsi la morale douteuse de BAC Nord de Cédric Jimenez qui, comme l'extrême-droite en répète ad nauseam la rhétorique, donne raison aux policiers de s'affranchir de la règle afin de la faire respecter parce qu'ils sont légitimes à le faire. Ensuite, Jacques Billard, face à la juge qui instruit sa plainte en diffamation contre Libération, décrit par le menu que le trafic de cannabis repose sur une production excédentaire. La vente se fait à perte et la perte est répercutée sur le client suivant. Comme Amazon, précise-t-il.

La comparaison est irrésistible : qui imite qui ? Qui est le modèle de qui, trafiquants ou géant du Web dans le e-commerce ? La drogue est la marchandise de synthèse valant pour toutes les marchandises. Le capitalisme est une addiction lucrative et toxique et l'État n'y est pas immunisé, son intégrité questionnée. La portée du film de Thierry de Peretti est pharmacologique quand les remèdes s'apparentent à des poisons s'ajoutant aux poisons dont ils sont tirés. L'ambition d'Enquête sur un scandale d'État rejoint celle du comics Watchmen d'Alan Moore et de la série de Damon Lindelof qui s'en inspire, variations sur la sentence de Juvénal demandant qui protège nos protecteurs, demandant aussi qui nous garde de nos gardiens : « Quis custodiet ipsos custodes ? »

Sur parole, on veut bien croire le témoin mais sa parole reste toujours dubitable, au moins soupçonnable de cacher les fondements de ses motivations. Si le gardien, autrement dit ici le commissaire de police, fait preuve de duplicité quand il ressert à la juge le discours formaté qu'il avait déjà servi à son auditoire à l'occasion d'un colloque sur la répression du trafic de stupéfiants, et si le même homme est pris en flagrant de délit de mensonge quand il dit à la juge le contraire de ce que nous avons constaté, le témoin qui se présente à nous parle en ayant pour condition le secret, la part d'ombre qu'il garde pour lui. Ce hors-champ qui est sa nuit.

Avec la distance, voir de face le dos des choses,
à contre-jour du jour

Enquête sur un scandale d'État est le meilleur film français depuis des lustres. Un grand film sur l'État de droit qui est un rapport social qui, à la fois, se voit (dans des gestus et des habitus, des manières d'agir et des mises en scène) et ne se voit pas (c'est le hors-champ, celui du pouvoir qui balise la limitation de notre volonté de savoir). Un grand film parlant quand la parole de vérité a pour risque le mensonge et pour noyau le secret, en permettant ainsi de distinguer la duplicité des uns (c'est leur machiavélisme, celui d'intérêts savamment cachés) de l'opacité des autres (c'est leur énigme existentielle, celui d'un désir inaccessible). Un grand film sur le semblant, enfin. Autrement dit, un grand film de cinéma sur le cinéma, qui est après tout un dossier comme un autre.

Car, que filme Thierry de Peretti ? Des mises en scène. Il y en a à chaque plan ou plan-séquence, un feuilleté de mises en scène. Tantôt la mise en scène est déclarée, explicite, formalisée : c'est une salle de conférence ou la salle de rédaction du journal, c'est le bureau de la procureur de la République ou la scène d'un tribunal, c'est un plateau de télévision ou un entretien filmé pour une émission à venir. La parole y est réglée et la règle se voit. On s'arrange avec et on s'y conforme quand on l'accepte, on la discute quand on est désaccord sur les termes. Avec les plans larges et longs, le naturalisme est d'un geste évacué et s'y substituent les scènes de la parole échangée autour de ses conventions et protocoles. La mise en scène (cinématographique) qui redouble la mise en scène (par exemple médiatique ou judiciaire) a alors cette vertu, disons méta-critique, de montrer qu'en n'oubliant pas ce qu'elles sont, elle n'oublie pas ce qu'elle est, ce qui est loin d'être leur cas. Parfois, cela donne le tournis. Ainsi, dans la rédaction du journal Libération qui est la vraie, les journalistes qui sont au centre sont tous joués par des acteurs quand ceux qui passent dans le champ en sont de réels. Parfois, cela grince mais la dissonance a alors la possibilité d'avoir des résonances qui sonnent juste. Si la scène de l'émission de télé convainc moins, c'est que la mise en scène s'y montre trop, si voyante qu'on y joue en sur-jeu et alors tout est faux, le présentateur, le chroniqueur, le ministre et le journaliste qui s'oppose à lui dans une mécanique trop bien huilée.

Tantôt, donc, la mise en scène est explicitée et c'est le gestus qui est visible au sens brechtien du terme(1), autrement dit toute la batterie de gestes qui témoignent d'un contenu social (y compris le vapoteur et les manières viriles, y compris le poisson pêché et la bouteille de whisky entre potes sirotée), tantôt elle est implicite, sous-évaluée et il faut alors en saisir les plis secrets dans les habitus qui représenteraient l'implicitation du gestus. Il y a besoin de longue focale et de distance pour voir à l'œuvre les gestus et leur évidence ne se départit jamais de l'inévidence des mises en scène occultes, logées dans le pli des habitus(2). L'évidence des rapports sociaux qui se double de l'inévidence des autres rapports avec lesquels ils entrent en rapport, le degré de corruption, les intérêts au sujets de quoi on ment et les convictions profondes que l'on garde par-devers soi. La distance n'impose pas la transparence requise au nom du droit de savoir, elle soulève plus d'un signe qui révèle la duplicité des uns et l'opacité des autres, elle articule avec les éclaircissements de nouvelles régions à l'obscurcissement. Tout cela qui n'a pas d'autre nom que celui de réel.

Hubert Antoine (Roschdy Zem) et Stéphane Vilner (Pio Marmaï) en mission dans Enquête sur un scandale d'État
© Les Films Velvet

On ne l'a encore pas précisé mais les personnages sont non seulement filmés de loin, mais également de dos ou à contre-jour. La distance permet de face de voir le dos des êtres en donnant à percevoir le degré différencié d'obscurité qui les habite. Le contre-jour qui infiltre le jour. Le dos des choses qui en représente comme pour la lune la face cachée . La nuit en pleine journée.

La mise en scène des rapports réglés, explicitement ou implicitement, a d'autres vertus encore, notamment celle de tenir à distance les acteurs. C'est là que le grand film politique l'est politiquement quand il raconte des choses sérieuses et profondes au sujet des acteurs dont son réalisateur a besoin pour le réaliser, non moins que l'enquête journalistique lui servant d'assise documentée. Enquête sur un scandale d'État témoigne a minima de cela : une vedette de cinéma, on ne la filme bien que de loin, c'est ainsi que l'on verra ses mises en scène à elle. Là-dessus, Thierry de Peretti sait nuancer, une première fois avec Pio Marmaï, une deuxième avec Vincent Lindon, une troisième et dernière avec Roschdy Zem. Dans le premier cas, l'acteur joue son rôle et uniquement le sien, celui d'être dans la représentation le vecteur du droit de savoir qui est celui d'un faire voir. C'est un premier degré, le plus littéral, auquel on peut préférer le degré associé à l'acteur dont la duplicité sert une machine de pouvoir et il est bon que le rôle en revienne à Vincent Lindon, poids lourd du cinéma français dont l'autorité lui permet de temps à autre d'interpeller la classe politique. Le troisième degré est plus troublant en revenant à Roschdy Zem, acteur moins duplice qu'opaque, qui roule pour des causes relevant moins de ses accointances avec le pouvoir qu'avec la nature, opiniâtre et sauvage, de son désir, intraitable. Voilà comment l'on passe du gestus à l'habitus et c'est ainsi que l'on voit le cinéma français comme un pouvoir qui donne à voir autant qu'il cache, qui montre autant qu'il retire et se soustrait. Un pouvoir qui n'est pas sans rapport avec d'autres pouvoirs, par exemple politique.

Thierry de Peretti s'évite tous les pièges aussi. Le stratégie dispose d'une intelligence redoutable, on l'a dit et on hésite pas à la redire. On y insiste d'autant plus que le cinéma français n'est pas le plus généreux dans ce domaine. Par exemple, la confrontation entre Vincent Lindon et Roschdy Zem est à peine amorcée qu'elle est déjouée sur un coup de colère. Le duel attendu n'aura pas lieu. Les autres confrontations sont réglées en fonction des scènes sociales et ses mises en forme sont des plis du gestus, des réglages qui anéantissent avec le naturalisme toute idée de naturel. Un autre exemple : le tribunal où Vincent Lindon parle tandis que Pio Marmaï reste silencieux est le même enceinte où manque Roschdy Zem, le grand absent dont la présence fantomatique infiltre les interactions et les altère. Encore un exemple, celui dédié à toutes les façons dont Roschdy Zem multiplie les écarts et les fuites face à la juvénilité dont fait montre à son égard Pio Marmaï. Un trait de caractère résumerait cette stratégie-là qui tient de la disposition passionnelle et obsessionnelle, celle du frère tant désiré par l'indic (il a eu comme pseudonyme celui de Gémeaux, heureusement le symbole passe sans être appuyé), trahi par le grand frère (Jacques Billard) puis par le petit (Stéphane Vilner).

L'infiltration, la trahison

L'indicateur est l'infiltré qu'il faut croire sur parole tout en mettant en doute ce qu'il dit. Et davantage encore ce qu'il ne dit pas. L'indic est le meilleur des faussaires et il n'aura eu que des traîtres comme frères de compensation. Trahi, Hubert Antoine l'a été, et par deux faux frères, le chef corrompu suivi par le journaliste qui arrête son enquête en l'achevant sur le seuil du coup médiatique et de l'action politique. La trahison de l'indic est sa blessure secrète qui souffre de s'être répétée. C'est le secret de l'infiltré au principe de son opacité, qui recoupe le secret de l'acteur n'ayant pas d'autre vérité à montrer qu'il en est un, et un des meilleurs.

Ce secret est peut-être aussi celui de Thierry de Peretti, qui aime le théâtre comme le journalisme (il avait joué le patron de Libé dans le Saint Laurent de Laurent Bonello). Qui est surtout moins un indicateur du cinéma qu'un infiltré dans le cinéma français, qui ment et joue avec ses semblants pour dire la vérité d'une corruption des pouvoirs, qu'ils soient de police comme de cinéma.

En trois films, Thierry de Peretti s'est donc imposé comme un cinéaste de tout premier plan. Avec Les Apaches (2013), sa manière est déjà là, amorcée avec les longues focales et des panoramiques, des plans longs et le format 1:33,1. Mais le regard manque encore de profondeur politique en assignant la jeunesse corse à reproduire bêtement la violence des règlements de compte quand elle est privée de ses contenus idéologiques. L'influence de Hou Hsiao-hsien est déjà manifeste, mais mal agencée avec un paysage social à la Larry Clark, celui de Bully (2001). Avec Une vie violente (2017) au titre pasolinien, le réalisateur né à Ajaccio réussit un premier grand film en investissant un pan aveugle de l'histoire contemporaine française, celui de l'indépendantisme en Corse et sa frange militante marxiste. Le cinéma de Martin Scorsese s'y voit sublimé par un regard zen, qui reste encore celui du maître taïwanais (ce qui n'est pas si délirant que cela quand on se souvient que Les Garçons de Fengkuei de Hou Hsiao-hsien est une variation de Mean Streets qui l'était déjà des Vitelloni de Federico Fellini). Avec son redoublement documentaire intitulé Lutte jeunesse (2017), le cinéaste montre comment la lutte politique est chargée d'histoires qui passent et ne passent pas, celles qui ont été retenues (le nationalisme corse), d'autres ayant été oubliées (les marxistes indépendantistes), quand bien même leurs braises sont encore récentes.

Avec Enquête sur un scandale d'État, Thierry de Peretti raconte l'histoire d'un infiltré. L'infiltré est une figure scorsesienne (évidemment The Departed) héritée du cinéma de Samuel Fuller qui pullule de traîtres quand le cinéma de Martin Scorsese aura fait de la trahison sa grande obsession (on l'aura vu encore avec The Irishman). L'infiltré se plaint des traîtres mais s'il est un faussaire, il n'en serait pas moins dès lors le traître de ses traîtres. L'infiltré a des choses à dire qui révèlent des choses cachées, qui permettent aussi d'escamoter l'essentiel et cela a sûrement à voir avec son désir. C'est pourquoi on ne trouvera pas le film frère de Thierry de Peretti dans le cinéma français mais – trahison ! – dans celui d'à côté, avec Le Traître (2019) de Marco Bellocchio.

Le cryptogramme de son désir,
une étoile rouge dans la nuit

On apprend enfin que l'infiltré a eu un père syndicaliste et communiste, on n'en saura guère plus. Est-ce là un reste logé dans son habitus qui le pousse à la dissidence ? Est-ce là le nom caché de son désir, le cryptogramme qui le fait encore vivre à l'image alors que le journaliste nous a informés de sa mort ? La nuit est noire, longue et profonde et c'est une nuit semblable qui est tombée sur le communisme. La nuit de l'obscurcissement de l'hypothèse communiste, Libé est en un symptôme quand le journal apparu sur les brisées de Mai 68 sera passé des années Sartre à Rothschild(3). Quand les voitures s'éloignent à la fin du film en disparaissant dans l'obscur, qui parmi nous n'aura pas reconnu dans les phares qui rougeoient comme un feu, des braises stellaires, une étoile rouge ?

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