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Marguerite Duras et la critique : la romancière en train de lire
Esthétique

Critiques de la raison critique : Quand le vert de la terre

Des Nouvelles du Front cinématographique
Il y a des textes qui ont pour la question critique une valeur programmatique, d’autres sont des pragmatiques qui sacrifient à l’autobiographie. Les uns proposent une phénoménologie du spectateur doublée d’une éthique du spectateur critique, les autres exposent les écritures nécessaires à plonger dans la nuit avant la sortie au jour dans la garde persévérante de l’ombre. Il y a des textes qui situent les enjeux et s’ils sont des jeux de langage, ils sont aussi plus que cela, immunisés contre la tentation de la critique critique. Les lire c’est en accepter la question, c’est consentir à la faire sienne en répondant aux dérangements qu’ils provoquent, qui sont des déplacements sans lesquels la critique n’aurait rien à dire. La critique a des gestes et des actes qui sont des engagements, quoi qu’il en coûte. Les uns composent avec des silences qui sont des retranchements polémiques, les autres avec des secrets indiquant l’amour du cinéma, qui est le partage d’une expérience, celle d’un rapport au monde dont l’écriture est garante. Une manière d’être dont la mélancolie est tantôt visionnaire, tantôt anarchiste.


« Il pousse plus de choses dans un jardin que n’en sème le jardinier »
(proverbe serbo-croate)


1) Les chercheurs d'or de l'affect perdu
(à propos de « Histoires de Rayons Verts : Phénomène physique, Critique de cinéma, Spectateurs mélancoliques », un texte de Sébastien Barbion)

Publié le 1er janvier 2016, le texte de Sébastien Barbion a pour la revue Le Rayon Vert une valeur à la fois déclaratoire et programmatique. Il propose une phénoménologie du spectateur du cinéma, doublée d'une éthique du spectateur critique. Son objet, dont l'architectonique repose sur des propositions suivies de leurs corollaires, avant de s'appuyer sur l'examen de deux œuvres exemplaires, un roman et le film dont il s'inspire, est le suivant : penser le passage de la perception à la vision c'est attester que le passage dont l'écriture est la modalité aura été permis par une anomalie, singularité ou épiphanie dont le rayon vert est plus que la métaphore – une signature poétique.

Un rayon vert est cette « petite anomalie », une « petite tache sur le vaste horizon », « l'intéressant dans les scories ». Le repérage de traces évanouissantes, laissées sur la plaque sensible du spectateur par l'expérience passagère du film, indique un spectral au-delà de la perception : une vision. Le travail de repérage mené par le spectateur délaisse ainsi les régimes de la signification et de la vérité qui caractérisent l'habituel du critique, amateur ou professionnel. Il est également indifférent aux hiérarchies de genre comme aux chapelles cinéphiles. Postulant l’égalité, le travail de repérage vise à marquer l’existence de différences consistantes parce qu’elles sont les preuves d’une intensité.

Le critique du Rayon Vert est un spectateur qui s'envisage chercheur d'or. Son tamis est celui d'une micrologie, soit le doux amour des petites choses partagé par Walter Benjamin et T. W. Adorno.

L'effraction dans la perception (la vision)

Percevoir est la condition d'un voir hypothétique qui, quand arrive la vision (c'est le « rayon vert »), opère au-delà de la perception : le repérage des rayons verts est par conséquent du genre visionnaire. La vision tient moins du souvenir que d'un spectral problématique, un fantôme invitant à la construction par l’écriture critique d'une problématisation. Ce spectre (l'affect) est la persistance d'une affection, une hantise dont le critique tente d'en extraire l'idée. Passer de l'affection à l'affect, c'est passer de l'expérience à l'idée en pensant à Spinoza. Être le sujet de la vision et de l'affect qui en est le corrélat, c'est faire de deux choses pas l'une : accueillir un nous qui sépare et préserve de la réduction psychologique ; couper l'action requise par la perception au nom d'un dehors objectant contre l'objectivation. Deleuzisme fondamental (parce que Spinoza), celui de L'image-temps mais retourné de manière originale en le considérant dans la perspective du spectateur critique.

Le spectateur critique est un être mélancolique, dans l'attente inquiète d'affects provoqués par le cinéma qui le transformeront. Son expérience est tramée des traces qui auront fait en lui effraction, certaines presque imperceptibles, la vision advenant par forçage des balises de la perception.

« Les petites anomalies spectrales qui font effraction dans le présent de la projection » font l'or des chercheurs qui sont aussi des jardiniers, ces rayons verts dont l'image poétique vient d'un roman de Jules Verne (voir clair « dans son propre cœur et celui des autres ») et son inspiration sur le film éponyme d'Eric Rohmer, deux « historiettes sentimentales » invitant à aller voir bien plus loin.

La fonction critique du rayon vert se reconnaît d'abord, avec le récit de Jules Verne, dans la décision (pour Helena Campbell) posée à l'encontre deux postures, celles du savant trop savant (Aristobulus Ursiclos) et de l'artiste romantique (Olivier Sinclair). Leur synthèse est effectivement impossible parce que le rayon vert tient de l'événement en caractérisant une aventure autre, peut-être contraire : l'aventure du sentiment, l'amour qui fait silence des postures conflictuelles, clivées entre l'analyse et l'imaginaire. Le rayon vert est le moment, fugitif et évanouissant (une « fulgurante intuition »), d'un éclaircissement dont le destin tient en deux temps : d'abord une expérience de spectateur, ensuite sa ressaisie rationnelle par l'écriture critique qui rend grâce à l'affection première en lui restant fidèle.

Le spectateur critique du Rayon Vert est « un détective dont le premier indice est l'affect ». L’écrire ainsi, en tenant notamment au paradigme indiciaire, c’est apparenter le texte à une enquête (attention toutefois, le détective n’est pas un policier, c’est une figure grise, qui se glisse partout en n’étant de nulle part comme Doc Sportello dans Inherent Vice). L’enquête dont le vrai est la visée même si elle n’a plus besoin des totalités pour attester que le vrai a été touché – la vérité de l’affect.

Reese Witherspoon et Joaquin Phoenix dans Inherent Vice
© Warner Bros

Le contre-spectateur, non-opérationnel et mélancolique

Avec Le Rayon vert d'Eric Rohmer, la mélancolie engorge le corps de l'héroïne, Delphine, qui a perdu le sens de l'évidence. Sa désorientation est celle d'une plante déracinée qui s'offre à l'insensé du monde, pure passivité. La mélancolie de la femme qui a perdu le sens se renverse en jouissance d'une attente de l'événement dont l'imprévisibilité foudroie toute attente. L'errance a permis un type de cristallisation affective dont on peut dire, avec Delphine, qu'il est « non-opérationnel » comme elle le dit d’elle-même. Le spectateur critique du Rayon Vert a ainsi la mélancolie qui lui permet d'être le sujet d'une vision du monde qui n'a plus besoin de se convertir en opérations sur le monde.

L'existence critique est désir de désœuvrement pour parler comme Giorgio Agamben. Son appétence est celle du mineur quand les choses valent pour elles-mêmes parce que le majeur a la volonté des opérations de liaisons causales avec ses chaînes d'actions et de conséquences (Gilles Deleuze, encore). Le spectateur du rayon vert ? Détective ou chercheur d'or, d'abord un contre-spectateur.

Le spectateur est un contre-spectateur « habité par la trace de l'affect perdu » dont l'écriture critique témoignera. Et s'il est un contre-spectateur, le spectateur critique est un contre-critique. La mélancolie appartient dès lors à ceux qui disent ne plus agir sur le monde, les sujets d'une hantise dont ils ne peuvent seulement que témoigner. La critique est le témoignage secret d'une impuissance.

Le consentement à l'approche et deux remarques

Le travail de repérage des traces passagères est celui des affections transmuées en l'or des affects qui font effraction en éclaircissant ses dépositaires, à la fois détective et chercheur d'or, jardinier aussi bien. Le travail de repérage s’écrit en témoignant pour les rayons verts qui préfèrent aux opérations de la perception la vision en ce qu'elle ne vaut que pour la hantise et la mélancolie de son sujet.

Cette approche-là, sa hantise alliée à sa sensibilité micrologique, on la fait nôtre, on y consent.

Devant cette phénoménologie du spectateur doublée d'une éthique du spectateur critique, on voudrait cependant avancer deux petites remarques : la première concerne le passage de l'affection (l'expérience) à l'affect (son idée) dont l'écriture est la modalité en témoignant, avec une perte, d'un spectral qui ressortirait du premier terme plutôt que du second (l'affect ne serait pas perdu grâce à l'écriture, même si elle a pour condition de témoigner pour le spectral qui persiste plutôt qu'il ne disparaît) ; la seconde est affaire de ce qu'impuissance veut dire, qui est toujours ambivalente.

L'impuissance est à la fois constituante et destituante en manquant ou minorant peut-être qu'il y a, avec le tracé de l'affect, un acte dans le monde, aussi minimal ou imperceptible soit-il. Non pas une action, c'est tout à fait juste, mais un acte qui est un engagement dont l'écriture est garante. En suivant Walter Benjamin, l'expérience vécue (Erlebnis) ne suffit pas, il y faut sa conversion dans la guise d’une expérience transmise (Erfahrung). La critique est un acte (elle relève d'une éthique), elle est aussi une prise de position affirmative (en cela elle relève aussi d'une politique de l'esthétique), au nom d'une double négation : de ce que devient le cinéma quand il est fait d'actions et de clichés, comme de ce que représente sa critique quand elle se veut opérationnelle en étant rétive à la propension mélancolique du visionnaire que l'on préférera toujours au percepteur.

2) La critique, un sacrifice pour sortir au jour
(à propos de « De l'acte critique comme expérience spectatorielle »,
un texte de David Fonseca)

Le texte de David Fonseca est une pragmatique qui sacrifie à l'exigence, dévorante, de l'autobiographie. Il s'agit bien de sacrifice dont le caractère exigible fait question. La question est une torture aussi. Son récit repose sur la scansion de sept nuits durant lesquelles sont abandonnées les vieilles reliques du bien et de l'impartialité comme du vrai et de la neutralité, au nom d'un rapport au cinéma dont l'analyse expose une manière d'être qui est un rapport au monde. La pragmatique a des actes comme des nocturnes, au sens très musical du terme. Elle dévoile sans forcer un romantisme qui assume le « je » jusqu'au bout des douleurs qui en font l'indicible fond.

La pragmatique sacrifiant à l'autobiographie est aussi une affaire de soin : l'écriture critique est une thérapeutique, le diagnostic qui tente la description d'une crise, une question d'auto-médication.

Les exergues sont des seuils, les citations des liminaires qui délivrent d'emblée le nécessaire : sacrifier à l'autobiographie (Oscar Wilde) relève de plein droit de l'exercice critique, qui est un « face à face avec soi-même » (Chris Marker). De l'écart entre soi et soi saillissent les mots, encore les mots, toujours les mots (William Shakespeare plutôt que Dalida) qui font la conjuration d'une terreur expliquant en quoi le critique est un terroriste, qui l'est d'abord toujours déjà avec lui-même.

Une longue citation de Marguerite Duras instruit de la singularité des nuits de la critique pragmatique, nuits de solitude et d'égalité, nuits de rémission rêvée des désespoirs et des hontes, nuits des rédemptions d'une jeunesse fautive. La nuit est celle où l'on se retrouve après s'être tant perdu, nuit dantesque où les films sont des miroirs à retardement, les bombes à fragmentation du moi qui voudrait se délivrer de tout narcissisme en s’exposant comme une divine comédie. La nuit (de la) critique engage alors trois côtés : la nuit appartient au cinéma en promettant de tout voir dès lors que le monde se voit plongé dans le noir ; elle est une nuit démocratique en guise de démenti à tous les aristocratismes et les élitismes ; elle engage enfin le décapage des encombrements du regard.

Nébuleuses critiques

La critique est un acte dont l'exercice de style ne cède pas sur l'expérience spectatorielle qu'elle requiert. C'est un Bildungsroman, un roman de formation goethéen. Le cinéma est l'épreuve d'une initiation à la vie qui brûle de s'avouer dans les aléas dédaléens d'une subjectivité qui écrit en se décrivant non sans s'écrier, s'y engageant body and soul. Romantisme, oui. Un côté Pierrot le fou. Orphisme aussi bien quand la nuit reste sans saisie, mais nécessaire à l'écriture, cette tenue au-dessus de l'abîme. La nuit est blanche, de la blancheur de Maurice Blanchot, où s'expose cela que la critique n'est pas le négation de ce qui s'entend généralement par critique mais son négatif : accueillir la nuit du cinéma en espérant l'éblouissement de ses étoiles, le vert de leurs rayonnements.

Ici, une proposition est apportée en guise de précision, elle est essentielle : le rayon vert serait également un rayon gamma, cette émission au rayonnement paradoxal, si puissante qu'elle ne fait plus voir en faisant paradoxalement voir au plus lointain que ce qui faisait voir jusque-là. Dans la nuit des confins de la galaxie cinéma, il y a un critique écrivant ce qui a fossilisé en lui. Cela n'est possible que parce qu'il existe un site hospitalier, « antipode » en regard des revues existantes, pour accueillir les nébuleuses de qui s’est fait un destin de se retrouver toujours déjà perdu dans l'espace.

Ni super-héros, ni arbitre aristotélicien, ni messie christique, ni gardien assermenté des savoirs constitués, le critique spectateur n'est pas un démiurge kubrickien obsédé par un faire voir qui est un faire croire qu'il sait où il se situe, dans les hauteurs de la maîtrise platonicienne, sur Sirius, y occupant la position sentencieuse du juge bourreau. L'auteur évoque Jean-Baptiste Thoret, plus tard François Bégaudeau. Il pense fort à tous les gêneurs occasionnels qui sont des professionnels de l'autorité critique, la gêne étant celle de l'autorité quand elle sert l'autoritarisme des petits chefs charismatiques (on leur ajouterait bien dans ce registre Pacôme Thiellement). Difficile d'échapper à la posture du gourou ou du maître d'école. L'auteur critique en particulier le recours très français à la rhétorique des lumières pour lui opposer le privilège japonais de l'ombre qui protège.

Il y a pourtant un principe tranchant d'éclaircissement qui est adopté : dire je en ayant la lucidité d’éviter les pièges du solipsisme, dire je en assumant de se refuser au jeu biaisé du nous ou du on, est tout à fait juste quand l'écriture est celle d'une solitude. Ce qui le serait moins quand l'auteur, ce « locuteur responsable » est-il écrit avec l'inflexion du juriste, est aussi le sujet passif des forces impersonnelles que l'expérience du film a mis au jour depuis la plongée recommencée dans la nuit.

The Leftovers et la critique
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L'impersonnalité n'est pas une neutralité, malgré qu'il en est : c'est la part dédiée à la sortie hors de soi, l'excès sauvant d'un moi haïssable qui a toujours la pirouette rimbaldienne de se dire un autre. La sortie hors de soi, le romantique y tient pourtant, mais le repentir revient aussi à celui qui s'exile hors de lui pour revenir à la maison tel que le film l'aura changé, comme Ulysse après son odyssée.

Une clarification nous paraît à cet endroit impérieuse, nous qui écrivons en étant requis par celui que nous lisons : aux Nouvelles du Front, nous pouvons dire nous parce que nous écrivons à deux, nous pouvons aussi dire on parce que ce qui s'écrit est plus et moins que nous deux qui formons moins un couple qu'une machine, un agencement. On comprend aisément le refus du nous. Mais si nous ne voit rien selon l'admirable formule de Jean-Toussaint Desanti, que voit-on quand c'est on ? Le refus du on où l'on reconnaîtrait une « foule indistincte » résonne un peu trop avec le ton hautain de Martin Heidegger parti en guerre contre Das Man. Le refus du on au nom du je de l'homme, mesure de toutes choses selon Protagoras cité : l’autorité de la citation fait question. La pragmatique engage-t-elle un reflux de la philosophie au bénéfice du sophisme ? Barbara Cassin versus Alain Badiou ?

L'homme en mesure des choses est forcément celui d'un humanisme auquel il est temps de mettre un terme à l'époque actuelle où l'anthropocène nomme son stade critique. Le romantique qui tient à l'os du je est un pragmatique qui n’oublie pas qu'il joue collectif en compagnie des autres signatures du Rayon Vert. Il a aussi en lui des nébuleuses qui brouillent heureusement la lisibilité des exigences personnelles, en témoignant sûrement d'obscures puissances remuées par l'expérience du film, puissances impersonnelles en étant celles du neutre, du ni l'un ni l'autre qui n'est pas un « ninisme ».

La nuit du cinéma est un dehors aussi, l'autre nuit, Maurice Blanchot encore. Après tout, le cinéma se vit ainsi, à la marge, comme une bordure extérieure, « une région de mélancolie inhabitable ».

Aussi, le double refus de l'interprétation et de l'expérimentation est une stratégie disputable car discutable en ce ce qu'elle rabattrait les puissances du neutre sur les effets d'une neutralisation en renvoyant dos à dos deux postures pourtant radicalement dissymétriques : la première qui fonde un pouvoir à partir de l'attestation d'un manque dans l'œuvre critiquée alors qu'en l'espèce elle ne manque de rien ; la seconde qui propose la construction d'un rapport à l'œuvre critiquée qui est un rapport au monde seulement valable pour lui-même. Le secret, le spectateur critique y tient comme à la prunelle de ses yeux, mais non pas comme le secret de l'œuvre dont il serait le dépositaire privilégié, au contraire comme le silence posé en condition radicale de ses écritures, herbes folles.

La stratégie consiste alors à donner à l'autobiographie à laquelle l'auteur sacrifie un fondement théorique, celui du « linguistic turn » afin d'en finir avec les fausses oppositions de l'objectif et du subjectif comme du constatif et du prescriptif. Les jugements de valeur et de fait sont indistincts pour le spectateur critique qui est un sauvage de l'autodidaxie. Un goinfre qui se décrit tel en ayant raison de parler du cinéma comme d'une expérience engageant le corps tout entier, mais qui survalorise aussi un peu trop le ventre au détriment des autres organes (il faudrait peut-être tenter une organologie de la critique de cinéma en s'inspirant du dernier Cronenberg, pourquoi pas ?)

L'agonistique anarchiste, une anti-philosophie ?

Risquer la nuance pour se glisser entre les choses, être des seuils qui se vivent comme des battements à la manière de Charlot : la critique est un acte dont le désir est de « peindre le passage » (Montaigne). Un vagabondage a toujours ses extravagances qui sont des embardées, des dérapages. La critique est un art des déplacements faisant feu de tout bois, le tracé fugueur de voies buissonnières dont les nébuleuses sont des buissonnements, des forêts comme il y en a au milieu de notre vie. La pragmatique sacrifiant à l'autobiographie a dans la nuit, forêt ou galaxie, pour boussole un anarchisme méthodologique (Paul Feyerabend). Metados en grec dit le chemin en effet, le sentier qui ne préexiste pas à celui qui en effectue le tracé dans les pas de l'écriture (Antonio Machado). Chaque film sera son voyage et chaque critique en livrera la carte. Le voyageur qui écrit en gardant barre du personnel nourrirait alors la tentation de la dépersonnalisation, peut-être plus préférable pour lui à l'impersonnel quand la zone d'indétermination, avec les errements qu'elle autorise au risque de l'erreur et sa reconnaissance admise, est aussi celle d'une mutation de type microphysique.

Le romantique est un « forban de la nuit » parce qu'il est un mutant. Lui qui ni ne parle des films, ni n'écrit sur le cinéma, horreur, malheur, lui qui n'est ni pour ni contre, horreur, malheur. C'est qu'il préfère penser avec le film pour penser ailleurs le cinéma, ce plus lointain qui ne se trouve qu'en lui, dans les plis d'une intimité inconnue et dont l'extimité l'étonne. Il ne faut pas craindre au cinéma de perdre sa place, Jean-Luc Godard, Marie José Mondzain et Jean-Louis Comolli l'ont dit et redit en nous l'ayant appris. Il ne faut pas craindre davantage de se perdre en écrivant les nébuleuses critiques comme à les lire à rebrousse-poil des prescriptions culturelles, journalistiques et algorithmiques. Il ne faut pas craindre de les lire en en forçant les limites, elles qui insistent à ne se vouloir être que des jeux de langage quand l’écrit fait le lit d’un je qui n’a pas d’autre désir que de se perdre dans la nuit.

La destination compte moins que le voyage, on en convient. L'errance de la vérité au risque de la non-vérité, oui, parce qu’elle dit contre les sophistes la vérité de la philosophie. Mais le romantique, formé à la philosophie et l'enseignant, s'y refuse pourtant, se retournant contre lui-même, étant à lui-même son pire ennemi, préférant toujours à la lumière platonicienne l'ombre tanizakienne. Face/Off.

L'acte critique est une sortie du je pour autant qu'elle tient au je, ce sont ses tiraillements dont l'écriture témoigne. La pragmatique qui sacrifie à l'autobiographie est un anarchisme pour autant qu'elle serait aussi une anti-philosophie, Protagoras oblige. Qui a toutefois maille à partir avec ses propres réflexes quand l'assomption nietzschéenne des apparences invite aussi à « faire surgir la vérité sur un film ». Même si elle s'apparente aux plantes qui se referment, rétives à tout toucher.

Le spectateur critique prend également acte d'un champ ouvert à la pluralité des points de vue à laquelle contribue YouTube, leur démocratisation contestée par les gardiens de la légitimité instituée qui ne perçoivent pas que la médiocrité est dans leur œil. Cela induit que la critique est toujours chaude, bouillonnante, elle a le goût de l'agonistique, c'est un sport de combat à l'instar de la sociologie selon Pierre Bourdieu. Moins une guerre de positions tranchées qu'un conflit situé contre un certain fascisme dénoncé par Gilles Deleuze et toujours d'actualité, celui de l'information consistant à faire circuler les mots d'ordre d'un système de contrôle auquel contribue elle-même la critique instituée. La critique envisagée ainsi est constituante. Humble, consciente sociologiquement que ses jugements de goût sont socialement orientés, elle désire cependant la dissonance, elle invite à la dissidence, la polémique ne lui est pas étrangère, elle sait devoir accueillir la part du négatif en refusant tout achèvement, fût-il provisoire. Ce qui est d'ailleurs souvent le fait des déclassés quand ils se retrouvent surclassés (que l'on songe alors aux jeunes-turcs de l'époque des Cahiers jaunes).

Il n'en demeure pas moins que l'acte critique a l'inaccomplissement pour finalité sans fin. Une errance au prix élevé du désaveu, oui, mais en témoignage d'un « insituable partout présent » (Philippe Jaccottet), d'une impossible saisie qui aura eu pour condition un premier saisissement et devant laquelle on ne saurait se dérober. Il y a alors des rythmes qui s'imposent par la force provocatrice des choses, la petite musique des apparences menant à d'autres apparences, une ronde comme chez Max Ophuls. Mieux : une nocturne. Des nocturnes comme Chopin en a composées tant, romantique s'il en est. Dans le sarcophage de l’œuvre il n'y a rien à décrypter, rien sinon l'énigme d'un manque propre au geste critique, celui d'entrer dans la nuit du film qui rejoint la sienne dans les confins de la galaxie, tout ce cinéma que l'on porte au plus profond de soi. Une crypte.

Au bout de la catabase, une pyramide

L'acte critique, s'il est un voyage sans destination, une errance, tient enfin de la descente dans les limbes du souterrain. C'est une catabase, on le sait depuis Gilgamesh jusqu’à Damon Lindelof, Hésiode et Homère, Platon et Ovide, Virgile et Dante, Jules Verne et Lewis Carroll. Descendre dans le souterrain c'est aller dans la caverne que l'on porte en soi pour en faire une pyramide. Lire c'est voir aussi son auteur nous faire signe comme, à la fin du dernier film de Carl T. Dreyer, Gertrud saluant le dernier ami. L'amitié se donne toujours des airs d'adieux quand elle s'écrit. C'est une fiction constituante dont la nécessité tient à ceci que la voix de l'ami aura toujours précédé la sienne.

« La vieille momie est enfouie sous de multiples bandelettes ; il faut du temps pour démailloter ce roi égyptien » : la citation provient de Pierre ou les ambiguïtés de Herman Melville. Sacrifier à l'autobiographie exige la douleur des métaphores en invitant à y associer, dans la guise d'une amicale promesse, le titre alternatif au Livre des anciens morts égyptiens : Le Livre pour sortir au jour. Sortir au jour ne dit pas seulement le moment où le film est fini et qu'il est temps de sortir de la salle ou d'ouvrir les rideaux. Sortir au jour indiquerait aussi le désir orphique du spectateur critique qui écrit, le ventre gros de l'espoir de l'écriture qui accueillerait le jour nouveau sans abolir la nuit.

Sortir au jour et voir comment le vert de la terre a aussi pour région le petit jardin du Rayon Vert.