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Bradley Cooper vend de l'illusion dans Nightmare Alley
Rayon vert

« Nightmare Alley » de Guillermo del Toro : La Malédiction du marchand d’illusions

Thibaut Grégoire
S’il sera peut-être jugé trop long, imparfait ou mal équilibré par certains, Nightmare Alley est probablement le film le plus personnel de Guillermo del Toro. Le cinéaste y sort littéralement de sa zone de confort, de sa « foire aux monstres », pour finalement mettre en scène ce qui semble être une véritable hantise lui étant propre, un cauchemar éveillé sur sa condition d’artiste et sa crainte d’être dépassé ou englouti par ses propres créations. Dans ce film bicéphale, schizophrène, Guillermo del Toro va jusqu’à refuser d’embrasser visuellement son objet principal, à savoir l’illusion, par peur sans doute de se perdre dans celle-ci, de s’illusionner soi-même ou d’illusionner son spectateur.
Thibaut Grégoire

« Nightmare Alley », un film de Guillermo del Toro (2021)

En adaptant un roman noir des années 40(1), ayant déjà connu une adaptation en 1947 par Edmund Goulding avec Tyrone Power dans le rôle principal, Guillermo del Toro trouve presque paradoxalement sur un terrain déjà battu, qui ne lui appartient pas, la source de l’un de ses films les plus personnels, au sens quasi-intime du terme. Pourtant, il semblerait que le film ne soit pas si bien accueilli que ça, que ce soit par la critique – mais la critique française, par exemple, n’a jamais été spécialement tendre avec del Toro, rétrospectivement – ou par le public – le film est un flop au box-office états-unien. Il est vrai que Nightmare Alley, par sa construction en deux – voire en trois – parties distinctes, par sa longueur (deux heures et demi) et par un aspect déceptif assez tenace et constant peut très vite apparaître comme « imparfait », « déséquilibré », « bancal ». La première partie du film fait évoluer son personnage principal, Stanton Carlisle (Bradley Cooper) dans un environnement qu’il découvre en même temps que le spectateur, celui d’une « foire aux monstres », un « freakshow » dans lequel sévissent entre autres un Hercule, un nain, une voyante, une femme électrique ou encore un « geek » – figure très importante de Nightmare Alley, sur laquelle nous reviendrons plus tard. Le directeur de ce « freakshow », Clem Hoatley (Willem Dafoe), prend Carlisle sous son aile et lui apprend les ficelles du métier, tout comme le font la voyante Zeena (Toni Collette) et son mari Pete (David Strathairn), qui lui enseignent les rudiments de l’illusion et de la « voyance ». Dans les méandres et les travées du « freakshow », Carlisle traverse des décors « monstrueux », dont une porte en forme de « gueule du diable » ou encore un cabinet de curiosités principalement constitué de bocaux conservant dans le formol des « atrocités » de la nature, et dont la pièce-maîtresse est un énorme fœtus difforme ayant selon sa propre légende provoqué la mort de sa mère à l’accouchement, et répondant au nom de Henoch. Lorsque Clem Hoatley, qui a rassemblé cette « monstrueuse » collection, raconte l’histoire de Henoch, il précise que son regard semble vous suivre où que vous soyez dans la pièce, un peu comme celui du personnage d’un tableau. Et la suite du film montrera qu’effectivement, le regard de Henoch suivra inexorablement la trajectoire de Carlisle, où qu’il se trouve.

Cette déambulation dans un freakshow et dans un cabinet de curiosités semble être le terrain propice, idéal, à l’expression la plus épanouie de tout l’univers artistique et de tout le bestiaire de Guillermo del Toro, lequel est, on le sait, très friand de ce type de collections de monstres. Pour s’en persuader, outre la vision de ses films bien entendu, il suffit de se pencher sur le livre Dans l’antre avec les monstres : Mes muses, reliques et autres fétiches(2), publié il y a quelques années, et pour l’occasion duquel del Toro a ouvert aux auteurs les portes de ses collections personnelles de monstres et autres bizarreries en tous genres. Avec cette première partie de Nightmare Alley, le cinéaste semble donc être dans son élément et bon pour y rester, mais – et cela, le lecteur du roman de Gresham le sait a priori – il doit forcément en sortir à mi-parcours, puisque la trajectoire de Stanton Carlisle est amenée à changer de cap. Quand il s’estime assez « formé » en tant que voyant, ou plus précisément en tant qu’escroc particulièrement perspicace, Carlisle quitte les monstres pour aller voler de ses propres ailes en tant que Stanton le Magnifique, médium qui sera un temps adulé par la bonne société. Le personnage sort donc du milieu finalement assez concret, tangible, des monstres et de leur vie modeste, pour celui, beaucoup plus volatile et incertain de l’illusion. Carlisle est d’une certaine manière lui-même illusionné par ses propres capacités, qu’il surestime – comme on le verra plus tard –, et emmène avec lui, dans sa grande illusion, la femme électrique Molly (Rooney Mara), qu’il aura séduite au passage. La scène lors de laquelle tout se scelle – le départ de Carlisle, accompagné de celui de Molly, et le passage à un autre terrain, un autre régime, un autre film – se déroule forcément devant les yeux de Henoch, témoin passif de l’aspect dramatique de ce moment charnière du film et du destin de Carlisle, scandé également par le coup de poing bien senti que lui aura administré Bruno l’Hercule (Ron Perlman), protecteur de Molly.

Et c’est là, lors du basculement dans sa seconde partie, puis dans l’exécution de celle-ci, que Nightmare Alley s’avère éminemment déceptif, d’autant plus pour un lecteur du roman de Gresham. À la lecture de celui-ci, et en ayant eu a priori connaissance du projet d’adaptation du livre par del Toro, c’est paradoxalement sa seconde partie, et non le « freakshow » de la première, qui faisait le plus envie, car y sont décrites, de manière parfois assez floue et imprécise, des manipulations en tous genres dans le cadre de l’illusion, faisant intervenir des techniques indirectement liées à la préhistoire du cinéma – on pense par exemple aux lanternes magiques et aux fantasmagories de Robertson. On imaginait déjà del Toro s’emparer de ces techniques, rendre claires, limpides, ces séquences un peu maladroitement décrites dans le roman, et livrer un grand film réflexif sur le spectacle, ses illusions, et, dans le même mouvement, sur le cinéma. D’une certaine manière, Nightmare Alley est bien un film sur le cinéma, mais pas dans le sens où on l’entendait, pas dans le champ qu’on attendait. Bizarrement, Guillermo del Toro ne semble pas vouloir franchir le pas, ne pas vouloir sauter à pieds joints dans le grand bal ou l’enfer de l’illusion – en l’occurrence et pour ce qui le concerne, celui des effets spéciaux (qu’ils soient de la préhistoire, des premiers temps ou d’aujourd’hui) –, dans lequel se perd totalement, pour sa part, son personnage Stanton Carlisle. Contrairement à son personnage, del Toro semble tout faire pour ne pas se laisser « illusionner » et, par la même occasion refuserait ainsi d’illusionner ses spectateurs. En ne proposant pas d’illusion spectaculaire sur le plan audiovisuel, de trucs ou trucages qui donneraient la fausse idée que le film puisse basculer d’un moment à l’autre vers le fantastique, del Toro reste « réglo » envers le spectateur, il ne lui promet pas monts et merveilles, il ne l’illusionne pas comme le fait Carlisle avec ses « victimes », les riches gogos prêts à payer cher et vilain pour parler à un proche disparu.

Stanton Carlisle (Bradley Cooper) déambule dans les méandres du freakshow dans Nightmare Alley
© Kerry Hayes - 20th Century Studios All Rights Reserved.

Et on comprend, rétrospectivement, pourquoi del Toro tend à s’éloigner du chemin emprunté par son personnage et à ne pas procéder aux mêmes mauvais choix que lui, tant le destin de Stanton Carlisle ressemble à celui d’un artiste maudit, d’un artisan ou d’un créateur qui s’est laissé dépasser par son ambition démesurée, et embrigader par de mauvais génies, lesquels l’auront mené à sa perte. On peut y voir l’allégorie du metteur en scène « artisan », faisant des films dans son coin, et que la grande machinerie hollywoodienne vient chercher en lui faisant miroiter des projets extravagants, et des millions à la clé, mais que la démesure des projets et la roublardise de ces mauvais bougres de producteurs et autres mécènes parasitent jusqu’à la perte de contrôle, voire le naufrage. Dans la potentielle allégorie que propose Nightmare Alley sur le sujet, Stanton Carlisle (le « talent » prometteur) est repéré par la psychanalyste vénéneuse Lilith Ritter (l’agent d’artistes), laquelle le met en contact avec un riche mécène avide d’illusions (le producteur), à qui il vent du rêve mais qui, mécontent du résultat, se retournera contre lui. L’artiste se verra ainsi lâché et/ou trahi par tous (Molly, fatiguée, le quitte ; Lilith, retorse depuis le début, l’escroque à son tour). Au final, il se retrouvera sur la paille et quand il se sera départi de la dernière chose qu’il possédait, il se tournera vers le diable pour lui vendre son âme. Ainsi, on pense bel et bien, en miroir du destin de Stanton Carlisle, à celui d’un metteur en scène de cinéma qui s’empêtre dans un gros projet qui le dépasse – ce qui est vraisemblablement déjà arrivé plus d’une fois à Guillermo del Toro – et qui, lâché par ses producteurs, se retrouve avec un sentiment d’échec qui le consume. Dans Nightmare Alley, le stress et le mal-être de l’artiste qui ne contrôle plus rien est incarné par son entrée progressive dans l’alcoolisme.

Mais la fin de Nightmare Alley apparaît aussi comme l’incarnation d’une hantise encore plus personnelle de Guillermo del Toro, un peu comme s’il mettait en scène son pire cauchemar, celui de se retrouver plus bas que terre, réduit à devoir incarner la figure de cette déchéance, à savoir un « geek ». Dans le film et dans l’univers du freakshow qu’il décrit dans sa première partie, le « geek » est une créature mi-homme mi-bête qui se nourrit de sang de poulets, en tranchant avec les dents le cou de ceux-ci. En réalité, ce sont des ivrognes recrutés par les patrons de freakshows et mis « plus bas que terre » par l’utilisation de leur addiction à l’alcool et/ou aux opiacés en entretenant ou en encourageant cette addiction. Le « geek » est une des premières choses qu’aura vu Stanton Carlisle à son arrivée au freakshow au début du film et, plus tard, Clem Hoatley lui expliquera son secret, la manière de « créer » des geeks. Carlisle paraît dès le début fasciné par cette figure du geek, tout autant d’ailleurs que par celle de Henoch. À plusieurs reprises dans la première partie de Nightmare Alley, Carlisle dit au détour d’un dialogue, de manière – pense-t-on – anecdotique, qu’il ne boit jamais. Cette allégorie de la déchéance due à l’alcool, personnifiée par le geek, semble donc loin de lui, et le fascinerait peut-être encore davantage, comme étant quelque chose qui lui est totalement étranger, presque irréel. Pourtant, dans la deuxième partie du film, lors de ses confrontations psychanalytiques avec Lilith (Cate Blanchett), on apprendra que Carlisle a une véritable peur de l’alcoolisme, car il subodore que ce vice est présent dans ses gènes, son père – qu’il détestait et qu’il a d’ailleurs tué – ayant été lui-même alcoolique. Au fur et à mesure que la déchéance de Stanton Carlisle s’annonce et avance dans le film, l’alcool prend de plus en plus de place, Carlisle se mettant à boire lorsqu’il pressent que les choses lui échappent. Véritablement transformé en ivrogne une fois devenu clochard, il va jusqu’à sacrifier son dernier « bien », la montre de son père, en échange de la dive bouteille. C’est ainsi que l’anti-héros, débarrassé, dépenaillé de tous ses attributs, se retrouve à franchir la porte du bureau d’un autre directeur de freakshow et, de nouveau sous le regard épiant de Henoch – qui s’est retrouvé par hasard, et comme par magie, entre les mains de ce forain –, embrasse son destin finalement inéluctable, celui de « geek ». Quand le directeur du cirque lui demandera s’il sait ce qu’est un « geek », Stanton lui dira, entre le rire et les larmes, qu’il est fait pour ça, qu’il est né pour ça.

Aujourd’hui, dans son acceptation pop-culturelle, le terme « geek » revêt une toute autre signification. On pense tout de suite, à son évocation, à un sympathique amateur de films populaires, de comics ou encore de jeux vidéos, portant des lunettes, une barbe non-taillée et des T-shirts larges à l’effigie de ces objets de culte. Pour être plus précis, quand on pense aujourd’hui à la figure du « geek », on pense indirectement mais pratiquement à un homme qui ressemblerait à peu de chose près à Guillermo del Toro. Et la tête que s’est fait faire Bradley Cooper à la fin de Nightmare Alley, dans cette scène glaçante qui conclut le film de manière désespérée, n’est pas sans rappeler celle de son metteur en scène(3). Cette vision cauchemardesque – le film ne s’appelle pas Nightmare Alley pour rien – que nous livre Guillermo del Toro à la fin d’un film qui met en scène la pire hypothèse du destin d’un artiste ou d’un artisan qui a perdu la maîtrise de son art et, indirectement, celle de sa vie, est la sienne, son propre cauchemar intime : celui d’être un artiste maudit, dans la marge, réduit à l’état d’animal et sorti ainsi de la société. Cette vision d’horreur doublée d’un aveu empreint de sincérité sur ses propres terreurs, fait sans doute de Nightmare Alley son film le plus personnel, à défaut d’être le plus « équilibré », le plus « parfait ».

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