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La grotte dans Il Buco
Rayon vert

« Il Buco » de Michelangelo Frammartino : L’abîme pour un monde

Raphaël Amy
Il Buco de Michelangelo Frammartino nous plonge dans un trou noir, un territoire vierge encore inexploré qui aurait attendu, tapis dans l’ombre, que l’homme vienne s’y enfouir. En s’emparant d’une expédition spéléologique à priori banale, le film documente notre rapport au monde en dépouillant la vérité spéciste de tous les oripeaux dont on l’a revêtu.
Raphaël Amy

« Il Buco », un film de Michelangelo Frammartino (2022)

Acclamé à la Mostra de Venise en 2021, Il Buco, le troisième long-métrage de Michelangelo Frammartino nous plonge dans un trou noir, un territoire vierge encore inexploré qui aurait attendu, tapis dans l’ombre, que l’homme vienne s’y enfouir. En s’emparant d’une expédition spéléologique à priori banale, le film documente notre rapport au monde en dépouillant la vérité spéciste de tous les oripeaux dont on l’a revêtu.

Quelle serait cette discipline qui, à partir d’un agrégat d’humains, d’histoires et d’expériences, arriverait à dresser une histoire de l’Homme ? Non pas de l’humanité, qui est un concept bien trop vaste et pluriel, mais bien de l’Homme, réduit à sa plus grande simplicité. L’histoire nous enseigne le passé, ce qu’il semblerait qu’il se soit passé jadis grâce à un travail de découvertes et de comparaisons des sources multiples – témoignages, archives, art, ruines et bien d’autres - mais, il est entendu qu’elle ne saurait être une science normative, puisqu’il est admis que l’historien doit se débarrasser des affects ou des opinions qui l’empêcherait d’effectuer son travail de façon impartiale. L’historien collecte ces faits, les analyse, en désigne arbitrairement des périodes où tel événement marquerait la fin de telle époque et tel événement l’avènement d’une autre. Ce travail rend possible une autre réflexion, qu’on associerait à la sociologie : l’apparition tardive de cette discipline – vers le milieu du XIXème siècle – a voulu tirer de ces faits historiques et politiques des généralités sur l’espèce ou le genre humain à telle ou telle période de son histoire. Là encore, si l’on accorde le statut de science à ce domaine de recherche, c’est parce qu’il s’agit naturellement de poser un constat et non pas d’émettre une opinion sur cette constatation : lorsque Max Weber cherche à établir un lien entre la branche calviniste du protestantisme et l’esprit du capitalisme, sa méthode consiste à établir un idéal-type, c’est-à-dire à sélectionner des faits, les regrouper et à en accentuer les traits pour généraliser un type, et cette démarche se doit d’être exempte de tout jugement, sans quoi elle ne saurait fonctionner. Enfin, une discipline qu’aucun n’oserait qualifier de science parce qu’elle est bien loin de s’arrêter à un simple constat sur le réel, c’est la philosophie. Bien plus ancienne que la précédente – et il est tout à fait révélateur de voir combien une discipline en précède une autre -, la philosophie n’a jamais cessé de penser le réel, dans son fonctionnement comme dans ses dysfonctionnements, et donc de proposer des solutions : aux questions les plus profondes, les plus inexplicables, sur la vie, la mort, Dieu, l’univers, le paradis, l’Enfer, la religion, tous se sont succédés pour tenter d’apporter un élément, même moindre, de réponse. En ce sens, la philosophie, sur bien des aspects, apparaît souvent comme une discipline plus joyeuse que les autres, car elle ne cherche pas à tout comprendre, à tout maîtriser, à dépouiller les secrets de l’Univers pour mieux en devenir le souverain ; elle nous aide à accepter notre humanité, cette espèce puissante mais si fragile, à accepter que l’ignorance et l’imperfection font partie du jeu et que, si le bonheur, la vérité, la justice, sont des asymptotes, il ne faut jamais renoncer à tendre vers elles. Mais alors, dans ce diagramme de Venn qui regroupe les trois disciplines, qu’il y a-t-il au centre ? Un bruit sourd, comme une boule qui tombe dans un cylindre comme dans Memoria d’Apitchatpong Weerasethakul, ou alors un trou, un abîme, un vide dont on finit par toucher le fond ?

En haut puis en bas

Faisons appel à l’Histoire : en 1336, Pétrarque, désireux de voir « la remarquable altitude de l’endroit », grimpe, avec son frère et deux domestiques, en haut des 1910 mètres du Mont Ventoux. En remontant plus loin, on découvre que la première ascension connue du mont Fuji au Japon, dont l’altitude se rapproche des 3 800 mètres, daterait de 663 et aurait été accomplie par le moine bouddhiste Otsuno. Ce que ces quelques faits historiques nous apprennent, c’est que l’humain, dont on connaît la nature conquérante et les instincts dominateurs, est fasciné par ces sommets impressionnants et à première vue imprenables. C’est vers la fin du XVIIIème siècle que l’alpinisme se développe comme discipline, regroupant un certain nombre de ces hommes et femmes férus de grimpe. Si quelconque s’aventurait sur le pourquoi du comment l’humain est fasciné par ces sommets, il rencontrerait sans nul doute sur son chemin Sigmund Freud : il l’éclairait sur une certaine obsession de l’homme et l’inviterait à observer d’un autre œil les buildings et autres gratte-ciel qui visent à atteindre Dieu. Donc, une fascination pour les hauteurs certes, mais les abysses ne sont pas en reste. Rendue plus compliquée pour des moyens techniques, mis de côté pendant une large portion de notre histoire, il semblerait que l’exploration des trous soit à la mode. Abîme marin, comme la fosse des Mariannes, dont la profondeur de presque 11 kilomètres ferait rougir n’importe quel grimpeur en montagne, ou grotte tellurique, comme le gouffre Veryovkina, qui s’étend à 2 000 mètres sous la Terre. Ce dernier fut découvert en 1968, il y a à peine plus de 50 ans, illustrant notre retard sur la découverte du monde d’en bas. Alors, toucher les étoiles ou le noyau de la Terre ? Rejoindre le Paradis ou explorer les Enfers, y rejoindre Virgile et le tueur en série de The House that Jack built de Lars Von Trier ?

L’abîme tout près des vaches

Au début des années 60, un groupe de spéléologues italiens part explorer un gouffre découvert dans le Sud de l’Italie. Ce fait historique devient histoire dans Il Buco de Michelangelo Frammartino, sorti cette année en France, plus de 10 ans après son dernier film Le Quattro Volte. L’abîme de Bifurto, c’est le maire du village où il a tourné Le Quattro Volte et passionné de spéléologie qui le lui montre. D’abord vaguement intrigué, ce trou béant lui revient peu à peu en mémoire alors qu’il travaille sur d’autres projets : il finira par les abandonner pour écrire, avec sa co-scénariste Giovanna Giuliani, le récit de la première expédition du gouffre. Il paraît compréhensible que ce gouffre, qui n’aspire pas les vaches qui vivent paisiblement autour (ni les chevaux comme la bête de Nope), fascine et interpelle un groupe de vaillants aventureux qui, là ou un mystère réside, va tout faire pour le résoudre. De leur courage, leur détermination, leur sidération devant le gouffre dont on ne connaît pas la profondeur, rien n’est montré. Dans Il Buco, les humains ne sont ni plus ni moins qu’une espèce parmi d’autres, avec des caractéristiques morphologiques définies et un habitat donné. Il suffit d’observer le traitement réservé au langage : hormis quelques exceptions, les spéléologues jabotent dans une langue peu audible pour le spectateur – on note l’absence de sous-titres –, et le berger siffle. Le programme de philosophie au lycée veut nous apprendre que l’homme se distingue des autres espèces, par sa capacité à communiquer avec des signes inventés et choisis par ses soins ; en réalité, ce programme ignore délibérément les merveilleuses capacités des autres espèces animales (et végétales) pour communiquer, ainsi que la propension de certains animaux à apprendre le nôtre.

Une scène de Il Buco qui ne dure qu’un court instant témoigne de cette communication entre espèces, illuminant ce léger air de supériorité des jeunes spéléologues : en plan large, et alors qu’ils traversent la plaine en camion pour rejoindre la faille, deux vaches paisiblement allongées leur barrent la route, affront auquel le camion répond par un coup de klaxon. Pourquoi se parer d’effets de style, d’ingénieuses pirouettes scénaristiques et visuelles lorsqu’un dialogue aussi court résume à lui seul l’état de notre relation avec le monde et les espèces qui nous entourent ? Un simple bruitage qui concentre tout aussi bien la frustration de l’automobiliste coupé dans son élan que la mélodie cacophonique des villes, cristallise toute l’importance que l’on donne aux affaires humaines. Ainsi, même lorsque l’homme est filmé comme une créature à priori inoffensive, sa nature conquérante et arrogante refait toujours surface, certifiant cet état d’esprit comme étant partie intégrante de sa psyché.

La grotte au milieu des prés dans la montagne dans Il Buco
© Les Films du Losange

Dans Il Buco, Frammartino remet donc l’homme à sa place. Parce que l’effet pervers de toutes ces expéditions montagnardes, océaniques, stellaires, c’est qu’elles confortent l’Homme dans l’idée qu’il serait cette espèce supérieure, le maître de la planète, ayant droit de vie sur tout élément organique qui oserait fouler son territoire. Bien entendu que la supériorité de notre espèce est incontestable : ce que nous avons construit, fabriqué, tous témoignent d’une capacité de penser un objet avant de le fabriquer, de coopérer, de sans cesse progresser, le sens donné au progrès entendu comme avancement dans nos connaissances remontant assez tardivement puisqu’il date de Francis Bacon. Mais, l’état actuel de notre monde, tombant peu à peu dans les ruines de sa propre destruction, n’est-il pas le signal le plus évident que nous nous sommes sentis poussés des ailes ? Dans un entretien accordé à Libération (numéro du 04 mai 2022), Frammartino explique que le cinéma, en plaçant l’œil face à tous ces visages, ces corps, ces histoires, a contribué à recentrer encore davantage la place de l’Homme au centre de son univers. Il Buco apparaît donc comme une méditation philosophique dans ce qu’elle peut avoir de plus joyeux, puisqu’elle déleste l’humanité de tout le poids qu’elle se met elle-même sur les épaules en réduisant sa part à une figuration sur un territoire – pas plus importante que les vaches ou que des chats se baladant sur les toits – pour se recentrer sur l’expérience première de la vie, c’est-à-dire celle des sens.

La nature comme habitat

Si Frammartino remet l’Homme à sa place dans Il Buco, c’est-à-dire le fait descendre de la pyramide en haut duquel il s’est lui-même installé, il le remet surtout dans son habitat premier, la nature. À l’instar d’Apitchatpong Weerasethakul et de ses forêts thaïlandaises, chez Frammartino, la nature n’est pas qu’un simple décor ; non comme beaucoup de cinéastes qui tournent leur film dans certaines régions du monde, après quantités de repérages et de visites, pour, à terme, ne filmer que les silhouettes de leurs vedettes habitant ce décor, l’investissant de façon factice. Ici, aucune scène de Il Buco ne se passe en ville, hormis l’extrait d’une émission à la télé où trois personnages grimpent la Tour Pirelli de Milan – altitude 127 mètres – comme pour faire refléter la ville comme un songe lointain, presque comme une archive d’un monde ancien ; constat identique pour l’extrait d’un clip de variété italienne montré un peu plus tard. Frammartino filme d’abord la nature et il se trouve que par hasard, des constructions, des humains ou des animaux passent dans le champ. Les bâtiments qu’il filme, la gare, le village, ont la grande qualité de s’inscrire joliment dans le paysage. Il n’est pas rare qu’on dise de tel ou tel bâtiment qu’il défigure un espace naturel, autrement dit qu’il réduit sa part d’authenticité pour peu à peu l’artificialiser. Frammartino filme la campagne, entendu qu’il nous laisse l’observer à loisir pour mieux l’apprivoiser. Dès lors, chaque plan devient une occasion ludique pour le spectateur de laisser balader son œil librement ; Il Buco est l’une de ses rares œuvres artistiques qui libère véritablement le spectateur, ne le rend pas otage de ce qui s’impose à ses yeux, que le contenu soit plaisant ou non. On retrouve dans la mise en scène, dans ces scènes d’extérieur où l’on suit les spéléologues dans leur campement près du trou, un hommage à Jacques Tati. Les personnages déambulent, émettent des sons, sans que l’on puisse y entendre de phrases parfaitement discernables et l’humour n’est jamais bien loin : lorsque le museau d’un cheval s’invite dans une tente ou lorsque deux personnages jouent au ballon au-dessus du gouffre.

Dans Il Buco, les paysages du massif du Pollino ne sont pas mis sous cloche, vidés de toutes leurs aspérités pour laisser libre cours à l’intrigue, puisqu’ils forment le nœud de l’histoire : l’exploration d’une cavité naturelle jusque-là laissée inexplorée et les derniers jours d’un berger menant une existence paisible auprès de son troupeau et de son âne, qui pour une fois, ne subit ni violence, ni moquerie — cette longue série d’injustices commises envers l’une des plus douces figures du règne animal.

Et l’exploration de la grotte n’est-elle pas justement l’incarnation même de ce besoin de conquête ? Car dans cette cavité, nulle ressource à exploiter mais simplement un territoire vierge à cartographier. La silencieuse exploration de la grotte donne lieu aux plus belles scènes de Il Buco, questionnant à nouveau l’intérêt d’investir dans des techniques d’effets spéciaux et de filmages toujours plus sophistiquées, lorsque la simplicité offre autant de puissance émotionnelle. Comme Frammartino le dit dans l’entretien accordé à Libération, c’est bien « la grotte qui fait le film », elle impose au réalisateur les coins où la caméra peut se poser. Et si le résultat pouvait être sombre, humide et rendre claustrophobe, il est au contraire lumineux et vertigineux. Lumineux parce que là encore, on tronque l’éclairage studio pour n’utiliser que la lumière des lampes frontales ainsi que les pages d’un magazine que l’on flambe pour apercevoir les profondeurs de la grotte, les deux se mariant élégamment avec les ténèbres de l’abîme. L’immersion dans laquelle nous nous plaçons, l’aspect documentaire du récit, la lente avancée des spéléologues, tout relève d’une minutie comme celle d’une araignée qui tisse une toile, ou d’un oiseau qui fabrique un nid ; autrement dit, si Frammartino filme l’humain comme une espèce animale explorant méthodiquement les territoires qui l’entourent, c’est bien l’intention derrière cette conquête qui met en lumière la spécificité de l’homme : il est capable de penser, puis de repenser, le monde qui l’entoure. Le monde n’est pas constitué de données dont il faut se contenter, mais il est un terrain plein d’opportunités et d’expériences à vivre. À ceux qui affirment falotement que la démarche de Il Buco est misanthrope – l’un de ces nombreux termes que l’on emploie aujourd’hui pour un oui pour un non –, Frammartino met au contraire en lumière précisément ce qui en fait l’espèce la plus puissante. Il fait preuve d’une grande lucidité sur ce pouvoir puisqu’encore une fois, c’est celui-ci qui nous conduit droit au mur : les expériences à vivre se sont transformées en ressources à puiser, les paysages à observer en terrains à brûler et les animaux à protéger en esclaves à punir. Le personnage du berger en est la preuve : une fois les spéléologues dans le trou, ce dernier est retrouvé inconscient dans les buissons ; puis il décédera paisiblement dans les jours qui suivent. La pénétration dans la grotte semble causer une grande douleur à ce berger, et c’est la politique expansionniste et destructrice de l’humanité qui est pointée du doigt ; à moins que les deux événements ne soient aucunement liés, c’est au spectateur de le décider.

Tout en maintenant ses personnages et les lieux dans un flou identitaire, Frammartino, dans Il Buco, assimile malgré tout son récit à une époque bien précise, les années 60. Et la modalité assez maline avec laquelle il rend compte de cette époque, c’est également en la maintenant dans le flou : parce qu’une époque n’est jamais parfaitement définie, elle est le produit d’une construction mentale collective qui combine des faits socio-historiques, scientifiques, culturels, joints aux souvenirs que nous avons de ces années-là. C’est d’autant plus vrai avec les années 60, qui est une époque marquée par le fulgurant développement de certaines nations, et par l’ankylose d’autres ; décennie en deux temps, séparée entre les blocs Est et Ouest. Elle est, tout compte fait, à l’image de ce pays divisé entre un Nord urbain et riche, et un Sud plus rural, moins puissant économiquement. Ainsi, sur la couverture du magazine – le nom Epoca parle pour lui-même - que déchire peu à peu les explorateurs pour en faire des torches éphémères, on peut apercevoir le visage de Kennedy, alors président des États-Unis. Dans la frénésie de cette époque, où les plus hautes tours commencent à être construites, le cinéaste voit bien que ce qui se joue vraiment est ailleurs, au fond d’une grotte greffée à une plaine en montagne.

D’une sobriété et d’une lucidité exemplaire, Il Buco est le traité de paix dont le cinéma avait besoin : sans jamais se parer d’artifices et de trucages, Michelangelo Frammartino se recentre sur l’essence de notre monde. Comme si, après des années à regarder toujours plus loin, la Terre nous rappelait enfin à l’ordre.