Jean-Luc Godard : Révolution dans la révolution
On n’a jamais été aussi seul, jamais aussi solitaire et peuplé – du cinéma de Jean-Luc Godard. Le cinéma aura été pour lui une passion aussi bien insurrectionnelle que résurrectionnelle : une révolution. « Il doit y avoir une révolution » est l’un des derniers envois, l’une des dernières adresses du Livre d’image (2018). Une révolution dans la révolution, révolution (du cinéma par Jean-Luc Godard) dans la révolution (du monde par le cinéma). Jean-Luc Godard n’est pas le nom propre d’un auteur de films, c’est le nom commun d’une pensée partagée. Une pensée de cinéma partagée par le cinéma, une pensée partagée, en partage et dont le partage est celui d’une non réconciliation essentielle – la révolution qui reste encore à venir. On n’a jamais été aussi seul, jamais aussi solitaire et peuplé. Mais – la phrase d’Elias Canetti est l’une des dernières que Jean-Luc Godard aura ruminée dans sa longue vieillesse, son enfance qu’il aura faite – on n’est jamais assez triste pour faire que le monde soit meilleur.
« Quand je suis seule
le cinéaste auquel je pense c’est Jean-Luc Godard »
(Marguerite Duras))
Qu’est-ce que le cinéma ?
(la troisième image)
« Qu’est-ce que le cinéma ? » est la question posée par André Bazin et, parmi les « jeunes-turcs » des Cahiers du cinéma à l’époque de la période « jaune » (1951-1964), Jean-Luc Godard a été celui qui a eu le plus à cœur d’y répondre. Une question qu’a cessé de se poser depuis longtemps la revue des Cahiers du cinéma qui, comme l’a suggéré le théoricien Jun Fujita, devrait davantage s’intituler les Cahiers des films. « Qu’est-ce que le cinéma ? » est une question qui aura été précédée par celle-là, « Qu’est-ce que l’art ? » (Léon Tolstoï), suivie par cette autre : « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ? » posée par Louis Aragon à l’auteur de Pierrot le fou (1965), qui l’avait alors tant ébloui.
Le cinéma, pose Jean-Luc Godard dans l’épisode 3A des Histoires(s) du cinéma (1988-1998), est « une forme qui pense ». Le cinéaste pense alors à une autre question, celle de Martin Heidegger : « Qu’appelle-t-on penser ? ». Penser, le cinéma le peut, l’a pu, rarement. On ajoute aussitôt qu’une forme qui pense est aussi une forme qui panse, qui prend soin de ce qu’elle pense, la pensée comme un soin, celui du cinéma et de ses amateurs, ceux qui font les films comme ceux qui les regardent.
Si le cinéma est une forme qui pense, sa pensée est celle des rapports dont le montage est l’opérateur ou la modalité spécifique. Le montage, c’est-à-dire le démontage (avec le faux-raccord élevé du rang de la faute de grammaire académique au stade esthétique de l’invention disjonctive), c’est-à-dire encore le remontage (parce que le faux-raccord est un moment du vrai cinéma, comme le négatif l’est dans toute son inquiétude pour la relève du positif). Montage-démontage-remontage des images qui sont partout, en excès à toute représentation dès lors qu’il y a une perception (à cet égard, Jean-Luc Godard cultive une connivence avec la théorie des simulacres de Lucrèce dans son poème le De natura rerum, 1er siècle av. J.-C., que le cinéaste cite dans ses Historie(s) du cinéma).
Pour Jean-Luc Godard, les choses sont à elles-mêmes leurs images et les images sont toujours des citations, qu’il s’agisse d’un plan d’arbre ou d’un extrait de Johnny Guitare (1954) de Nicholas Ray.
« Montage mon beau souci », un article de jeunesse en livrait déjà l’annonce en répondant alors à « Montage interdit » d’André Bazin. Parce que, si filmer est un battement de paupières, monter tient du battement de cœur – du cœur qui bat la chamade comme il souffre aussi des coups qu’il reçoit. Montage, un beau souci qui aura toujours déjà été celui de Henri Langlois, un des premiers maîtres en cinéphilie à l'enseigne de qui les séances à la Cinémathèque française, d'abord avenue de Messine en octobre 1948 puis rue d'Ulm à partir de décembre 1955, offraient aux apprentis cinéastes des programmations hétérogènes en forme de montages en soi.
Le cinéma comme forme qui pense et dont la singularité est assurée par le montage a été formalisé au moins deux fois, avec deux équations différentes, mathématiques élémentaires : 1 + 2 + 3 = 4 (dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1966) ; x + 3 = 1 (avec l’exposition Voyage(s) en utopie, 2006). D’un côté, les images s’associent pour en faire surgir de nouvelles, dans des rapports qui ne sont pas des opérations d’addition ; de l’autre, il faut mobiliser deux images hétérogènes en assumant leur suppression symbolique pour pouvoir en faire advenir une troisième, une nouvelle image qui soit jamais vue – si l’image est visuelle, et si elle est sonore, alors que le son soit inouï.
La troisième image n’existe pas, elle est constituante en consistant seulement dans la salle de projection et de montage qu’il y a dans notre tête. Elle est à venir en surgissant via la membrane de l’écran d’une table de montage, l’autre, d’un cerveau, l’autre – « archi-cinéma » (Bernard Stiegler).
Une phrase de Pierre Reverdy en 1918, citée par André Breton dans son Manifeste du surréalisme (1924) et reprise par Jean-Luc Godard dans Notre musique (2004), l’indique : « L'Image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique ».
Avec la vitesse neuronale de l’éclair, witz romantique et fusée de Charles Baudelaire, voilà donc ce qui se jouerait dans une simultanéité disjonctive qui peut être formalisée à l’aide de la triade lacanienne : d’abord, il semblerait que les images se ressemblent, elles s’attirent (ce moment est celui, imaginaire, de l’analogie) ; au même instant, les similitudes révèlent des dissemblances radicales, leur régime d’apparaître est hétérogène, les images se repoussent quand elles ne se tapent pas dessus (ce moment est celui, réel, de l’antagonisme) ; alors, et alors seulement, les images peuvent entrer en relation différentielle, elles peuvent échanger ce qu’elles ont depuis leur manque respectif, l’une donnant à l’autre ce qu’elle n’a pas et vice-versa (ce moment est celui du symbolique, c’est-à-dire d’une économie symbolique qui est repose sur le don-contre-don). Du don et du contre-don comme il y a alors, authentiquement, du champ et du contrechamp.
La pensée du trait d’union tient du circuit électrique et de la cicatrice, de la suture et du court-circuit : le trait d’union des prénoms aussi, le destin de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville.
Les synthèses, si elles existent, ne sont alors que provisoires et précaires, tout recommence toujours, la noria (de la pensée qui est dialectique) est sans fin, le chantier est interminable. Quel bonheur.
C’est pourquoi l’approche de Gilles Deleuze à l’époque de la série télévisée Six fois deux. Sur et sous la communication (1976) est fautive en étant doublement restrictive, d’un côté mutilant le legs bazinien tout en se refusant de l’autre, contre tout hégélianisme, à dialectiser alors que Jean-Luc Godard bricole entre André Bazin (l’ontologie, la trace et l’empreinte) et Dziga Vertov (le montage des intervalles et le communisme des images). Car, si la pensée godardienne est non de « l’être » mais de la conjonction « et », cela ne suffirait toujours pas, il y faut encore de l’entre et de l’avec. Oui, il y a besoin des intervalles qui permettent de peindre ce qu’il y a entre les choses comme le dit Élie Faure de Vélasquez lu par Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le fou. Mais il y faut également du contre, de l’anti parce que les différences sont conflictuelles, conjonctives autant que disjonctives.
On peut recenser quelques polarités ayant innervé sept décennies de vaillance cinématographique :
L’ambition godardienne aura consisté à faire du champ-contrechamp, unité de base élémentaire de la grammaire cinématographique classique, qu’il ne soit plus une formalité académique mais bel et bien une réalité dialectique. Champ-contrechamp, comme il y a du don-contre-don, comme il y a de la diction et de la contra-diction. Deux exercices didactiques et photographiques, l’un cinéphile et l’autre historique, en attestent dans Notre musique. C’est, d’une part, le cas de La Dame du vendredi (1940) de Howard Hawks qui serait incapable de différencier l’homme Cary Grant de la femme Rosalind Russell (à quoi l’on peut répondre à Godard que Hawks supprime moins les différences de genre qu’il conçoit leur égalité statutaire). Et c’est, d’autre part, l’exemple des Israéliens (qui arrivent dans la fiction) et des Palestiniens (qui entrent dans le documentaire), qui pourrait être encore davantage dialectisé (la fiction d’un État juif est une réalité dont on peut documenter les méfaits quand l’État palestinien reste encore à ce jour une fiction), mais qui a l’avantage de rappeler l’existence inique des hiérarchies (la fiction prisée par le commerce des industries du spectacle domine le documentaire, comme Israël écrase l’idée d’un État palestinien).
Une phrase résumerait toute l’idée, résonnant dans Éloge de l’amour (2001) : « Quand je pense à une chose, je pense à autre chose ». Et puis l’épitaphe dont Jean-Luc Godard a longtemps promis qu’elle serait la sienne en affichant seulement la mention suivante, décisivement : « Au contraire ».
Si le cinéma est une forme qui pense en ayant pour modalité le montage, qui est donc toujours à la fois démontage (le montage est destituant) et remontage (il est constituant) dont le faux-raccord donne l’attestation, c’est en faisant disjoncter les rapports existants, rapports sociaux de sexe et rapports de classe, rapports policiers et Rapport Darty (1989). C’est en créant encore des rapports nouveaux entre les choses (qui sont autant d’images au sens de Lucrèce) là où il n’y en avait pas.
On pourrait dire, en suivant l’helléniste Marcel Detienne, qui travaille en pensant le legs de la Grèce antique avec un pied dans l’histoire et un autre dans l’anthropologie, qu’il s’agit de « comparer l’incomparable » (l’ouvrage est cité dans Film socialisme, 2010), non pas au nom d’une équivalence généralisée dont le modèle est marchand, mais en faisant surgir, depuis l’indiscernable (qui est le milieu dans lequel nous vivons et où nous luttons), des incommensurables.
Je est un autre (Arthur Rimbaud) et ce sont les trois personnes (Léon Brunschvicg). Après tout, comme le disait encore Virginia Woolf, c’est une autre citation fétiche, dire moi est le meilleur moyen de ne pas parler de soi, soi qu’il y a entre toi et moi, soi qui est l’entre-deux (Michel Cornu), qui est l’entre-nous (Emmanuel Levinas). C’est pourquoi l’un des militants de la « politique des auteurs » à la fin des années cinquante, aura été aussi, et à raison, l’un de ses plus ardents démolisseurs après Mai 68, parce que la politique des auteurs aura rapidement été perçue comme l’autoritarisme des pointures, le mépris des hauteurs. L’admiration pour Simone Weil est la grande leçon de celle qui aura montré, avant de mourir d’inanition volontaire en août 1943, que l’erreur revient à la personne quand le sacré l’est à l’impersonnel. La grâce de faire surgir des images dans le cerveau d’un(e) autre que soi. Jean-Luc Godard est moins un penseur que le témoin d’une pensée.
Le romantisme de Jean-Luc Godard
(le cinéma, un mystère)
La proximité est si profonde entre la pensée de cinéma de Jean-Luc Godard et le premier romantisme, celui du cercle d’Iéna et de la revue littéraire l’Athenaeum dirigée entre 1798 et 1800 par les frères Friedrich et August Schlegel y théorisant l’« absolu littéraire » (Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy), avec pour camarade leurs compagnes respectives et le poète Novalis (aimé par le personnage d’Anne Wiazemsky dans La Chinoise), et pour contemporains Schiller et Schelling, Fichte et Tieck, Goethe et Hegel, sans oublier Hölderlin. L’écriture fragmentaire croisant science et poésie constitue leur cause commune. La génialité des citations et la bouffonnerie transcendantale, les digressions et les périphrases, les clins d’œil et les mots d’esprit invitent encore à un rapprochement avec un autre contemporain, moins connu mais aussi important, Jean Paul (qui a pris ce nom en référence à Jean-Jacques Rousseau, et dont l’un des florilèges de pensées s’intitule La Lanterne magique). Enfin, les rapports dialectiques entre raison sensible et raison intelligible sont un jeu commun à l’éducation esthétique de Schiller comme au cinéma de Jean-Luc Godard.
Jean-Luc Godard est un romantique en ce sens précis, celui d’une ressaisie du sens dans le fatras du monde. Il l’est encore au sens de Charles Baudelaire, ayant été comme son devancier souvent cité (Histoire(s) du cinéma) un « peintre de la vie moderne » qui est celle de ses ruines, captant le fugitif pour fixer par son biais l’immuable qui est l’éternel. Conjoindre science et poésie, c’est encore tirer profit des dernières avancées de l’astrophysique dont l’une des hypothèses les plus fortes consiste à poser que la matière visible, ordinaire ou dite baryonique, ne compte que pour 5 % de l’univers. 25 à 30 % va à la matière noire et 60 à 65 % à l’énergie sombre qui exercent sur la première de puissants effets gravitationnels. Moyennant quoi, Jean-Luc Godard qui s’appuie sur ladite hypothèse dans Vrai faux passeport (2006) peut concevoir que la somme des images existantes est en conséquence inférieure à celles qui n’ont pas encore été révélées, et qui restent encore à l’être.
Dans la matière noire des images en attente de révélation, il y a déjà le gros plan d’une tasse de café noir, celui de Deux ou trois choses que je sais d’elle, dont le sucre en train alors de se dissoudre est une image de vérité pour l’univers tout entier. Il y a aussi deux constellations qui brillent entre mille dans les Histoire(s) du cinéma : la photo de Godard enfant a pour versant le cliché célèbre de l’enfant du ghetto de Varsovie (deux enfances sont ainsi mises dos à dos, celle d’un garçon protégé en Suisse et, au même moment, celle de son alter-ego juif, son double déporté) ; une reproduction de peinture pariétales, Lascaux ou Chauvet, et une photographie par Élie Kagan des Algériens battus et ensanglantés lors de la nuit noire du 17 octobre 1961 (la première est la trace documentaire d’une exclamation qui est un cri, la seconde un autre cri promis à durer plus de 30.000 années). En écho, on trouvera dans De l’origine du 21ème siècle (2000) un émouvant rapport entre un passage des Contes de la lune vague après la pluie (1953) de Kenji Mizoguchi et, presque contemporain, un reportage de l’armée française sur la Guerre d’Algérie (le premier devient alors documentaire allégorique, le second révèle que la propagande accompagne la fiction coloniale de la pacification).
On aimerait encore parler du Livre d’image en montrant comment, entre le fragment de la main dressant l’index vers le ciel issu de l’un des derniers tableaux de Léonard de Vinci dédié à saint Jean-Baptiste et la bouille ronde et sans bouche d’une héroïne de bande dessinée du siècle dernier, Bécassine, apparaît la figure de Harpocrate. Harpocrate nomme pour les hellènes la jeunesse du dieu égyptien Horus et la statuaire grecque le représente enfant, l’index posé sur la lèvre. L’interprétation de ce geste indique le caractère ésotérique et secret, mystérieux, de l’enseignement reçu. Une citation des Enfants humiliés de Georges Bernanos ouvre le film en rappelant aux maîtres du monde qu’ils feraient bien de se méfier de Bécassine parce qu’elle se tait. L’index n’est plus le geste autoritaire de celui qui commande, ordonne ou juge mais celui qui invite au mystère, le geste de Jean Seberg, déjà, à la fin d’À bout de souffle (1959) même si, alors, le pouce remplace l’index. Le mystère est un mutisme nécessaire et il se dit à la fin du Mépris (1962) ainsi : « Silenzio ».
Dans ses Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard pose que « Le cinéma n’est ni un art, ni une technique, mais un mystère ». Le cinéma est un mystère et un secret dont il faut persévérer à en assurer la garde. Le cinéaste est un romantique autant qu’un mystique, qui a beaucoup dit pour autant que son dire a pour fondement un silence nécessaire, un mutisme qui en avère le mystère.
Harpocrate dirait encore le pouvoir (kratos) de Harpo, le dernier des frères Marx, le gardien enfantin du burlesque muet, l’infans du cinéma. Et Jean-Luc Godard en est un autre en sachant bien que sur ce dont on ne peut parler, il faut savoir garder le silence et se taire (Ludwig Wittgenstein).
Le cinéma est partout, le cinéma est vaincu
(Atlas et Prométhée)
La génération des « jeunes-turcs » des Cahiers du cinéma a donc accompli cela : d’abord faire passer la critique (de cinéma) dans les images (de cinéma) ; donner ensuite au médium une conscience (hégélienne) de lui-même avérant son historicité (avec la césure entre classique et moderne amorcée par le néoréalisme) ; élargir enfin le spectre de la raison critique parce que la crise est partout, dans le cinéma et dans la raison elle-même, partout dans le monde dont le cinéma réinvente les conditions de possibilité (c’est pourquoi il vaut comme un transcendantal). Voilà le programme de la modernité, immense (car il reste tant à faire), abyssal (il ouvre sur des gouffres), vertigineux (l’enfer est inséparable de l’utopie, la modernité est clivée, contradictoire, déchirée). Voilà la modernité, qui est une révolution possédant deux versants indécomposables, l’un esthétique et l’autre politique, et dont la postmodernité cherche à tout prix à en prescrire la forclusion forcenée.
Le cinéma moderne, qui est contemporain à la fois de la révolution structuraliste, du renouveau anti-stalinien du communisme et du tiers-mondisme comme troisième voie socialiste entre l’ouest capitaliste et l’est soviétique – dialectique, encore – est le cinéma de la plus vive des contradictions, du plus grand hiatus. Le cinéma est partout, il participe en effet à schématiser les conditions de possibilité de notre rapport au monde. La victoire est éclatante en étant attestée avec Pierrot le fou. Pourtant, le cinéma est tombé, il a bel et bien été vaincu en fourvoyant ses meilleures inventions figuratives, formelles et narratives dans la catastrophe totale de la Seconde Guerre mondiale. C’est une incontestable défaite à laquelle se consacre le tombeau sublime des Histoire(s) du cinéma, une archéologie unique qui est une catabase dans les archives du mal du siècle toujours agonisant.
Le cinéma, tout le cinéma, avec sa grandeur et sa décadence. Le cinéma, tout le cinéma, avec ses chutes et ses relèves, avec tous ces morts tombés au champ d’honneur, ces morts qu’il faut, en suivant Faulkner, protéger des vivants comme il faut les garder de l’inhumanité de la race humaine.
Il faut à cette aune apprécier comment le trajet accompli par Jean-Luc Godard aura été scandé par la guerre – plus d’une guerre. D’abord l’enfance à l’abri (imaginaire) des déflagrations de la Seconde Guerre mondiale, ensuite la guerre d’indépendance des Algériens (dès Le Petit soldat en 1960, censuré), la guerre du Vietnam (à partir de Pierrot le fou et avec pour acmé la participation à Loin du Vietnam coordonné par Chris Marker en 1967), la question palestinienne et la révolution mondiale qu’elle exemplifiait (Ici et ailleurs), le terrorisme d’extrême-gauche dont il a prévenu de l’impasse dès La Chinoise, la guerre en ex-Yougoslavie (de For Ever Mozart à Notre musique), le terrorisme islamiste de Daech (avec Le Livre d’image) et, en fil rouge amorcé avec Une femme mariée (1964) et sa terrible blague sur les coiffeurs, le nazisme et la destruction des Juifs d’Europe.
Le cinéma de Jean-Luc Godard a toujours été du côté des vaincus, des oubliés. La tradition qu’il reconnaît sienne est celle des humiliés et des offensés, des opprimés (Walter Benjamin). Le cinéma godardien est prométhéen en ayant consisté à voler le feu (du cinéma) aux dieux, l’État et le Capital, les studios et les chaînes de télévision. Mais Prométhée puni finit enchaîné. L’autre titan vaincu c’est Atlas portant sur son dos la voûte du monde comme Jean-Luc Godard a porté sur le sien, qu’il a tant filmé, la voûte du cinéma et ses envoûtements. C’est un atlas d’images à rapprocher de l’atlas Mnémosyne (1921-1929) d’Aby Warburg, saturé de « formules de pathos ».
Un atlas d’images avec ses marges, traversé de lignes de faille et de lignes de fuite. Atlas et Prométhée étant des titans, on peut convenir aisément que le cinéma godardien aura été titanesque.
Être révolutionnaire, une enfance majeure
Un double legs est incontournable pour mesurer le cinéma de Jean-Luc Godard, qui aura parcouru tout le spectre du cinéma en en embrassant toutes les contradictions. Legs du néoréalisme italien avec pour éclaireur Roberto Rossellini, parce que le cinéma devait organiser aux côtés des partisans la relève du peuple italien qui s’était avili en faisant le lit du fascisme. Et héritage de Jean Renoir, l’auteur de La Marseillaise (1938), un enfant du siècle des Lumières et de la Révolution française. Mais en précisant aussitôt qu'il s'agit de Lumières tamisées (Philippe Corcuff). Des Lumières mélancoliques qui, de Renoir à Rossellini et de Rossellini à Godard, auront toujours davantage pris acte de la dialectique de la raison (Adorno et Horkheimer), et des révolutions et contrerévolutions qui obligent à revisiter le champ-contrechamp sous son aspect le plus obscur.
Il n’y a rien d’autre à désirer que cela, notre libération des chaînes, briser toutes les chaînes (de l’usine à la télévision en passant par l’espace domestique et les nouvelles chaînes des « réseaux sociaux »). Donner à désirer la pensée qui nous émancipe hors des chaînes de nos aliénations qui sont d’autres colonisations ; donner à désirer la pensée de notre émancipation qui est notre affaire commune, une fête entre amis de la révolution : voilà ce que le cinéma de Jean-Luc Godard nous aura donné à désirer, en toute liberté, contre toutes les renégations, sans jamais renoncer.
Le désir de changer de place en ne la prenant à personne, pour contester l’ordre existant des places. Le désir d’aller se faire voir au Mozambique, de déranger le cérémonial de l’entretien télévisé comme de réinventer avec FaceTime le rituel de la conférence de presse du Festival de Cannes.
On pourrait à cet égard montrer comment le cinéma de Jean-Luc Godard prend aussi la suite de celui de Fritz Lang qu’il a filmé dans Le Mépris, représenté comme un autre Prométhée enchaîné, un titan vaincu par les dieux de l’olympe hollywoodien, comme un maître à qui son disciple donne la possibilité imaginaire de mettre en scène un dernier film adapté de l’Odyssée. D’un côté, Fritz Lang a été le cinéaste qui nous aura prévenus du déchaînement des enchaînements à l’ère des automatismes de masse et des conditionnements de la société industrielle (le lynchage a été l’une des expressions de cette crise mimétique que fabrique en série la société moderne). De l’autre, Jean-Luc Godard aura fait le pas suivant en organisant une esthétique du dés-enchaînement (par le prisme du faux-raccord et sa saturation), comme un front de libération de rapports nouveaux entre les choses et leurs images, qui sont aussi des potentialités toujours en attente d’être enfin réalisées.
« Une saturation de signes magnifiques baignant dans la lumière de leur absence d’explication » : la phrase est sublime, proposée par Manoel de Oliveira à l’époque d’une rencontre organisée en 1993 par Libération entre le cinéaste portugais, dernier réalisateur issu du muet, et Jean-Luc Godard à l’époque de leur film respectif, Val Abraham et Hélas pour moi (la définition poétique est devenue une citation à valeur heuristique dans For Ever Mozart et dans les Histoire(s) du cinéma).
Le cinéma c’est (comme) le tiers-état selon la définition donnée par l’abbé Sieyès, qui est elle-même une magnifique démonstration de dialectique : « Qu’est-ce que le tiers-état (ou le cinéma) ? Rien. Que veut-il ? Tout. Que peut-il ? Quelque chose ». Jean-Luc Godard aura fait ce quelque chose, qui est une puissance de la pensée ressaisie à l’endroit même de sa plus grande impuissance.
Le cinéma, qui est une forme qui pense en tant qu’il est une machine de montage-démontage-remontage critique, a pour étendard le grand triptyque révolutionnaire : liberté (de citations à comparaître, un droit naturel soustrait de la propriété privée : « copyright pour tous » comme il est dit à la fin de Vrai faux passeport) ; égalité (des images et des citations déliées des hiérarchies culturelles : Dans le noir du temps montre ainsi, côte à côte, un extrait prélevé d’un film porno et un autre issu des archives sur les camps afin de voir comment « les dernières minutes du courage » sont offertes à une actrice humiliée et un homme défiguré par la pornographie concentrationnaire) ; fraternité (ou sororité ou, mieux encore, hospitalité en nous inspirant ici de Marie José Mondzain) pour toutes les métaphores qui sont encore à venir (des images nouvelles que l’on accueille comme on doit une semblable hospitalité aux migrants). On n’oubliera pas en passant de mentionner l’usage (rimbaldien) des trois couleurs bleu-blanc-rouge dans Pierrot le fou, ni de voir comment le ciné-tract coréalisé avec Gérard Fromanger dans les foulées de Mai 68 fait déborder le rouge sur les deux autres couleurs, ni d’apprécier comment Changer d’image (1981), réalisé après l’arrivée des socialistes et des communistes au pouvoir en 1981, se conclut avec la disparition (là encore, visionnaire) du rouge du drapeau tricolore, en annonce lucide de bien des renoncements politiques au nom d’un autre drapeau, éclatant d’un bleu marial, celui de l’Europe. Je vous salue, Marie.
Révolutionnaire, le cinéma de Jean-Luc Godard l’est donc pour cela : penser est une fête invitant à casser ses chaînes en sortant de sa minorité (c’est l’enseignement des Lumières selon Kant) – on précisera en écrivant : pour faire sortir nos minorités de leur statut politique de minorité. Une fête qui invite également à construire notre propre enfance en grandissant (dans le deuil de l’enfant que l’adulte que nous sommes devenus n’est plus). Être révolutionnaire, c’est avoir pour destination et pour orientation de son désir celui d’aller « vers une enfance majeure » (René Schérer citant Charles Fourier). C’est, à la fin d’Adieu au langage (2014), après avoir longtemps suivi la ligne d’erre du chien Roxy Miéville entre les lieux et les temps, les catastrophes et les images, la stéréophonie d’un aboiement et d’un babillage et, au milieu, l’air de « Malbrough s’en va-t-en guerre ». La chanson qui a inspiré Le Mariage de Figaro de Beaumarchais fait apparaître dans les nuages qu’il y a dans notre tête un chien de notre enfance, Mabrouk : en arabe, une bénédiction.
« L’image viendra au temps de la résurrection »
Le deuil a de l’avenir, les fantômes en ont aussi, Jean-Luc Godard, Jean-Louis Comolli.
Le deuil a de l’avenir, l’enfance aussi et le cinéma pas moins où l’on redevient enfant en réapprenant, contre toute puérilité ou infantilisation, à lever les yeux, l’exercice a été profitable, merci messieurs. Même si le cinéma meurt quand les films ne sont pas faits ou ne sont pas vus, même s’il crève à chaque vingt-quatrième de seconde de l’antipolitique des ôteurs. Le cinéma est un mystère pour autant que son énigme sait croiser celle du Sphinx avec celle du Phénix : Sphénix.
C’est pourquoi, dans la perspective godardienne dont les constellations d’images dialectiques font exploser notre cerveau parce qu’il rencontre alors l’univers, il n’y a pas d’images manquantes, jamais. Il y a en revanche des failles (du judéocide à la sixième extinction de masse du vivant) et des béances (quand les crises s’accumulent aux crises), des faillites (cinéma hollywoodien, cinéma d’auteur, kif kif bourricot) et des défaillances (tous ces cinéastes sous-exposés, tous ces autres partis à bas bruit). Il y a donc des faux-raccords à partir desquels faire émerger la possibilité d’images nouvelles, des images à venir qui sont autant de ressouvenirs pour l’avenir. Surrection, insurrection.
Surrection, insurrection – résurrection, pas moins : « L’image viendra au temps de la résurrection ». La citation de saint Paul issue de la première épître aux Corinthiens, énoncée entre les épisodes 1B et 4A des Histoire(s) du cinéma à partir d’une réécriture proposée dans un article d’Artpress par Jacques Henric, ne promet pas aux morts un salut eschatologique. Elle indique qu’il y a un avenir des images qui meurent et ressuscitent dans la vie nouvelle du spectateur qui sait les accueillir. C’est pourquoi leur temps privilégié est celui, chiasmatique, du futur antérieur, de l’avenir qui est un futur ouvert, du futur qui est alors l’aurore du passé (Teixeira de Pascoaes).
Monte alors la vague nouvelle, à chaque battement d’images comme à chaque dislocation audio-visuelle, d’une messianique sans messie (pour citer Jacques Derrida pensant à Walter Benjamin), sans héros providentiel (et Jean-Luc Godard n’en aura jamais été un), sinon nous tous. « Il n’est pas de sauveur suprêmes (…) sauvons-nous nous-mêmes » comme le chante L’Internationale. Nous tous qui sommes dépositaires d’une faible force ou lueur messianique (Walter Benjamin, encore et encore). Si « la vraie condition de l’homme c’est de penser avec ses mains » (Denis de Rougemont), c’est en les sauvant du digital qui les mutile. Les mains qui blessent deviennent alors des mains qui sauvent et protègent. « Quel miracle que de pouvoir donner ce qu’on n’a pas. Miracle de nos mains vides » disent Alain Delon et Domiziana Giordano dans Nouvelle Vague (1990), la main du premier comme un arbre qui pousse, la main de la seconde comme un soleil qui le rejoint, l’une et l’autre parlant en organisant une poignée de mains entre Lacan et Bernanos.
La rédemption est une relève offerte, un salut dédié « à tous ceux qui tombent » (Samuel Beckett).
C’est pourquoi il n’y a chez Jean-Luc Godard ni genèse ni généalogie, mais une archéologie parce que l’origine bat à chaque instant dans les plis du vivant, c’est un tourbillon dans les flux du devenir (Walter Benjamin, encore et toujours). L’origine est en amont de ce qu’il y a derrière et en aval de ce qu’il y a devant, le commencement qui est un recommencement, l’éternel retour qui est celui de la différence (là, Gilles Deleuze a raison). L’origine qu’il y a devant nous : orient et naissance.
L’origine est une levée (orior), enlèvement et soulèvement, enthousiasme et ravissement. L’origine qu’il y a devant nous, celle qu’il nous reste à faire : la révolution, l’enfance, le cinéma. Voilà.
« Lire ce qui n’a jamais été écrit » est une invitation énoncée par Walter Benjamin (qui en avait trouvé l'idée chez Hugo von Hoffmanstahl). Avec le cinéma de Jean-Luc Godard, on aura vu et entendu ce qui n’aura jamais été ni regardé, ni écouté. On aura pensé et il reste encore tant à penser quand il reste si peu de temps pour le faire. Sauve qui peut (la vie) nomme ainsi la tâche urgente de notre temps, l’impératif catégorique pour vivre sa vie en trouvant avec le cinéma une place sur la terre comme au ciel, la voie d’un dé-placement salutaire.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Jean-Luc Godard
- Sébastien Barbion, « Pierrot le fou : Métaphore et littéralité dans le cinéma de Godard », Le Rayon Vert, 3 mai 2016.
- Nausicaa Dewez, « Une femme est une femme : Scène de ménage entre son et image », Le Rayon Vert, 26 août 2016.