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L'âne regarde la caméra dans EO
Rayon vert

« EO » de Jerzy Skolimowski : Ulysse était un âne

Pierre Mathieu
Loin d’être le récit stylisé d’une descente aux enfers au service du seul plaidoyer écologiste, l’épopée d’EO, l'âne de Jerzy Skolimowski, remotive la thématique de l’exil pour en faire le lieu fondamental de la rencontre, et rejoint donc ce que le cinéma peut nous offrir de plus riche : non pas la leçon de morale que nous serions en droit de recevoir, mais une expérience sensorielle qui nous éloigne de nous-même et de nos lieux d’ancrage pour nous contraindre, avec cet âne, à refondre notre rapport au monde. En faisant d’EO un véritable manifeste animiste construit autour de l’épopée animale de son âne, Skolimowski fait œuvre d’engagement sans verser dans le cynisme. Il ne tourne finalement pas le dos à l’humain, ne le pointe pas du doigt avec mépris non plus : il s’adresse sans cesse à lui dans la dynamique de rencontre qui anime le cœur même de son film.
Pierre Mathieu

« EO », un film de Jerzy Skolimowski (2022)

Une silhouette animale étendue et des halètements rauques. Au rythme de la lumière stroboscopique d’un rouge sanguin qui fait se succéder différents plans, le spectateur découvre par bribes le corps fourbi d’EO, âne de cirque polonais, allongé sur le sable. Une jeune femme en tenue de scène l’étreint, le berce, lui murmure son propre nom à l’oreille. On ne saurait dire si on assiste à l’agonie de l’animal ou au climax du numéro dont il est partie prenante, à des adieux déchirants ou à un jeu complice. C’est dans un mouvement presque miraculeux que l’âne se relève et que sa dresseuse, Kasandra (Sandra Drzymalska), salue un public en liesse. Tout est presque dit dans cette scène inaugurale de résurrection qui saisit le spectateur aux tripes : la mort de l’animal est devenue en elle-même un spectacle mortifère fascinant, et au cœur de cette dérangeante vérité se nichent tous les possibles du film de Skolimowski.

Sa caméra ne se détachera jamais de l’âne dont il fait son héros tragique, et c’est dans un geste esthétique clair qu’il entend nous faire voir le monde à travers les yeux de celui qui était d’abord livré en pâture à une multitude de regards. D’objet, EO devient non seulement un puissant sujet de cinéma, mais il permet surtout, dans sa longue déshérence au cœur de la Pologne contemporaine et en dehors, de réformer la vision que le spectateur se fait de la nature qu’il habite. Ce décentrement est tout sauf myope : il permet d’accéder à un contre-récit de ce que pourrait être la traversée de notre civilisation contemporaine, dans la grande tradition de l’épopée. Loin de nous rejeter en marge de son cinéma avec EO, Skolimoswki nous interroge donc plus que jamais sur la nature du vivant, car si nous sommes, pour une fois, placés à sa périphérie, nous pouvons d’autant mieux le regarder droit dans les yeux.

OdyssEO

L’intelligence d’EO se trouve pour bonne part dans la forme universelle que prend sa narration. L’imaginaire du film emprunte à la simplicité déroutante de l’épopée : une longue pérégrination qui met aux prises un personnage héroïque avec des forces, bonnes ou mauvaises, qui ponctuent sa quête. L’épopée, loin d’être liée au simple plaisir de la fiction, est avant tout une quête métaphysique, et dans le singulier de chacun de ses héros – Ulysse, Énée -, elle saisit par ses images, ses symboles et ses rencontres toute la complexité et les mystères de la condition humaine. En faisant d’un âne le personnage central de son voyage cinématographique, Skolimowski a l’intuition heureuse que quelque chose se joue dans la capacité qu’ont les artistes à proposer des récits fondateurs dont les héros centraux ne sont plus ceux qu’on attend. Il a aussi la malice de donner à un animal déconsidéré dans les imaginaires le premier rôle de son périple.

Dans son déroulé, EO est avant tout un long voyage – c’est bien le sens premier d’odysseus, en grec ancien – qui place son héros animal dans la position de l’éternel errant. L’intervention des militants écologistes qui l’arrachent à son cirque pour l’envoyer dans un haras, la fuite de la ferme pédagogique où il est placé ensuite qui le mène presque à l’abattoir ou la parenthèse italienne qui le voit quitter ses terres polonaises : autant d’événements qui remettent sans cesse l’âne sur des routes incertaines. Le film se construit ainsi à rebours de la notion d’ancrage, puisqu’il avance en éloignant de plus en plus EO de ce qui lui faisait office de foyer. Consciemment ou non, cette poésie de l’exil à l’œuvre dans EO se nourrit probablement de l’expérience personnelle de Skolimowski – le réalisateur a dû quitter la Pologne pour Londres dans les années 1970 car il est jugé trop critique par le régime communiste en place. Elle lui permet surtout de poser la question fondamentale de ce qui lie tous les êtres vivants condamnés à errer sans réel point d’attache. Elle est aussi ce qui arrache le récit à tout discours lénifiant sur la souffrance animale car par cet impératif du mouvement perpétuel, le réalisateur se prémunit de tout didactisme sur la question : EO incarne certes l’innocence animale qui s’affronte au monde, mais ce monde n’a pas qu’un seul visage à lui offrir tant sa quête est longue et diversifiée.

L'âne traverse un pont dans EO
© ARP Sélection

Il est frappant de constater qu’en cherchant à donner une incroyable épaisseur à EO, Skolimowski parvient, dans le même mouvement, à camper les personnages humains qui croisent sa route avec une acuité rare. Ils sont d’ailleurs tous, en miroir, des incarnations de l’idée d’exil, concret ou intérieur. Aussi Kassandra (Sandra Drzymalska), dresseuse et saltimbanque, est-elle dépeinte comme une Pénélope d’une bouleversante fragilité et d’une grande force de conviction, elle qui semble vivre dans l’attente impossible du retour d’EO, portée par la foi inébranlable que certains liens ne sauraient être brisés par la fatalité ou la distance ; Mateo (Mateusz Kościukiewicz), routier aux allures de Charon qui conduit EO à l’abattoir, est, malgré sa profession funeste et son allure inquiétante – un marginal adepte de heavy metal qui aborde les migrantes sur les aires d’autoroute pour leur proposer à manger – un être d’une profonde humanité que l’humanité elle-même ne saura reconnaître ; Vito (Lorenzo Zurzolo), sombre bellâtre qui emmène l’âne en Italie après leur rencontre fortuite, s’affirme en quelques plans comme un personnage viscontien traversé par une crise métaphysique en totale inadéquation avec son jeune âge.

Loin d’être le récit stylisé d’une descente aux enfers au service du seul plaidoyer écologiste, l’épopée d’EO remotive la thématique de l’exil pour en faire le lieu fondamental de la rencontre, et rejoint donc ce que le cinéma peut nous offrir de plus riche : non pas la leçon de morale que nous serions en droit de recevoir, mais une expérience sensorielle qui nous éloigne de nous-même et de nos lieux d’ancrage pour nous contraindre, avec cet âne, à refondre notre rapport au monde.

Skolimowski, harpiste aveugle

Cette attention donnée aux sens se traduit par la richesse esthétique qui traverse l’intégralité du film. EO est ainsi une expérience aussi bien visuelle que sonore, et la recherche d’innovation formelle de Skolimowski est d’autant plus appréciable qu’elle ne coupe à aucun moment le spectateur, du fait de la lisibilité et de la clarté du parcours proposé, de l’émotion que cherche ouvertement à susciter le film. Les propositions du réalisateur semblent parfois se construire autour de la nécessité de placer son regard du côté de l’âne qui guide toujours son mouvement de caméra. C’est au son rugueux de son souffle, qui donne tout au long du film le diapason des émotions que ressent l’animal, qu’on aperçoit ainsi depuis la lucarne du van qui conduit EO au haras la course de chevaux qui galopent librement. Cette image partielle, lumineuse, nous plonge dans les tréfonds de la conscience animale, mais pas uniquement. Avec nous, l’âne rêve quelques instants, à ce stade incertain de son périple, d’être ailleurs, ou d’être tout simplement autre. Ces plans de caméra subjective épousent moins directement le regard animal qu’elle se place au plus près de lui. Cette recherche de l’à côté substitue à la logique de la seule identification l’idée d’un regard que l’on met en partage, que l’on oriente dans la même direction. Cette même quête contemplative se retrouve dans les plans de caméra rapprochée : saisi d’ennui et de désespoir dans la ferme où il est un temps déplacé, EO observe ainsi longuement des fourmis qui s’activent sur la barrière qui l’entrave avec une curiosité toute contagieuse. Nous nous surprenons alors à examiner avec la même émotion innocente une scène si banale et familière.

Mais au même titre que la beauté, la violence donne aussi lieu chez Skolimowski à une exigence de créativité formelle. Choisissant de ne jamais montrer frontalement les actes de cruauté à l’endroit des animaux qui jalonnent pourtant le film, le réalisateur leur oppose des scènes qui confinent à l’onirisme, et qui frappent l’imaginaire avec d’autant plus d’efficacité et de force. Le travail chromatique qui préside déjà à la scène inaugurale – qui n’est pas sans rappeler le travail d’un autre réalisateur polonais, Krzysztof Kieślowski – se prolonge dans d’autres scènes qui disent la cruauté de l’exploitation animale. Le cheval qu’admirait EO lors de son arrivée au haras, symbole éphémère de liberté, réapparaît dans un manège mécanique qui l’oblige à maintenir son trot, sur fond de lumière rouge clignotante. La déréalisation de la violence par cette image aux allures cauchemardesques imprime un rythme, soutenu par une bande sonore électronique. Ce travail précis sur la cadence – par l’image et le son – réactive subtilement dans l’imaginaire du spectateur l’idée de la chaîne de travail (ou d’abattage) et de la marche forcée qu’elle exige. Plus frappante encore, la longue scène qui voit un chien robotique exécuter une étrange chorégraphie sous l’œil de la caméra baignée du même éclairage pourpre. D’abord désarticulé, puis en rythme, le petit robot semble danser face au reflet que lui renvoie une surface réfléchissante couleur pétrole. Cette scène est un écho direct au passage à tabac que vient de subir EO, roué de coups par des supporters de foot qui en font la cause arbitraire et absurde de leur défaite – et qui crient donc bêtement « haro sur le baudet ». Opéré dans un centre vétérinaire et mal en point, EO se relèvera de ses blessures. Skolimowski fait donc le choix très convaincant de signifier à l’écran ce processus de guérison par le truchement de cet animal mécanique, reflet électronique d’EO, travaillant par la seule image le lien qu’il entend faire entre machine industrielle et souffrance infligée au corps animal.

Ces différents choix esthétiques donnent un aperçu de l’intelligence à l’œuvre derrière EO, qui travaille avant toute chose à partir des moyens propres qu’offre le cinéma pour construire sa trajectoire. La très faible présence du dialogue est en cela un gage de confiance envers la force de son personnage dénué de parole, EO, et envers la sensibilité de son spectateur, surtout. À ce titre, Skolimowski se cache probablement derrière le « harpiste aveugle » qui est évoqué dans son propre film, et ce quand un enfant handicapé accueilli dans la ferme pédagogique réclame avec insistance à l’animatrice la lecture du conte du même nom. Ce clin d’œil emprunté à la littérature égyptienne est une ode chantée au créateur qui souffre de cécité – tout comme l’est Homère, aède par excellence –, et qui est ainsi le plus à même de se rendre sensible à la beauté des choses de la nature. C’est cette philosophie que semble explorer le réalisateur : dès lors qu’on est privé du sentiment d’évidence et de supériorité que nous procure la simple vue des choses, ou la conviction d’être au centre du vivant, nous pouvons être sensibles à leur beauté profonde.

En nous mettant dans la position de nous défaire de nos sentiments d’évidence, et en faisant d’EO un véritable manifeste animiste construit autour de l’épopée animale de son âne, Skolimowski fait œuvre d’engagement sans verser dans le cynisme. Il ne tourne finalement pas le dos à l’humain, ne le pointe pas du doigt avec mépris non plus : il s’adresse sans cesse à lui dans la dynamique de rencontre qui anime le cœur même de son film.

À ce titre, on peut s’agacer de l’aveuglement bien réel, lui, du jury cannois qui a préféré à EO une œuvre cinématographique et un réalisateur (Sans filtre de Ruben Östlund) qui font le pari exactement inverse pour la palme d’or de l’année 2022. On se rassurera peut-être autour de cette vérité : il y a les prix, mais il y a surtout la vie des films.

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