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Les enfants de Samir Ardjoum dans L'Image manquante
Rayon vert

« L’image manquante » de Samir Ardjoum : Le livre d’hommage

David Fonseca
Il y a des films qui n’ont ni reçu l’honneur des salles ni celui des festivals parce qu’ils sont trop grands. Non pas parce qu’ils seraient d’un génie supérieur, aussitôt invisibles au commun. Mais parce qu’ils ouvrent sur un ailleurs, un film à venir, une troisième image encore imperceptible à l’instant de leur réalisation, donc non-vu. Ainsi de Samir Ardjoum avec L’image manquante qui, à partir d’images d’archives familiales, bien avant tout le monde, avant cette heure du recueillement, à partir de son livre d’images personnelles, qui sera toujours en défaut d’une image, pensant faire un film à destination domestique, a composé instamment un livre d’hommage à Jean-Luc Godard, autant dire au cinéma.
David Fonseca

« L’image manquante », un film de Samir Ardjoum (2020)


« Le plus court chemin
De nous-mêmes
À nous-mêmes
C’est l’univers
»
Malcom de Chazal


« Tu pourrais t'effondrer d'un seul bloc dans le néant où vont les morts : je me consolerais si tu me léguais tes mains. Tes mains seules subsisteraient, détachées de toi, inexplicables comme celles des dieux de marbre devenus poussière et chaux de leur propre tombe (…) »
Marguerite Yourcenar


Faire de sa vie un Livre d’image. Mais comment ? Par quels biais, ou plutôt quel sens, qui sont cinq ? Jean-Luc Godard ouvrait une voie, à cet égard, montrant la direction par l’index. Tous les sens sont/font la main. La vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains, disait-il en ouverture de son dernier film, si peu vu, si mal diffusé en salles, mais n’était-ce pas attendu quand il s’agissait d’aboutir son cinéma par un film de la troisième image, qui ne pouvait être, ce faisant, qu’un film manquant, un film espion qui enquêterait sur sa propre disparition, un film de troisième homme ?

Avec ses mains, en filmant, en montant, en démontant sa propre histoire pour en faire le récit, Samir Ardjoum, bien avant la mort de Godard, dans son documentaire L’image manquante (2020), a composé son propre livre d’image/a filmé son livre d’hommage. Mais sous la forme d’un récit qui ne serait pas le tombeau de John Ardjoum ni celui de Samir Wayne. Pas une sépulture, une ouverture. Un récit qui ne fermerait pas ; qui enfanterait ses propres pas en s’enchâssant dans la marche des autres. Ceux de sa famille, sans doute. Ceux de Godard autant, sans jamais pourtant, curieusement, citer le nom de Godard, ce seigneur des formes non décidées. Dans un film, dès lors, aux accents prémonitoires où il s’agirait de faire l’hommage d’un cinéaste manquant avant qu’il s’abîme dans l’oubli. C’est-à-dire, avant même que Samir Ardjoum vienne lui consacrer en forme de reconnaissance un hommage, en lui consacrant ces derniers jours une émission en direct de plus de quatre heures, surmontée d’un épisode supplémentaire sur sa chaîne Youtube Microciné. Comme s’il manquera toujours un commentaire, comme s’il y aura toujours un souvenir à-venir.

Toutefois, Samir Ardjoum, dans L’image manquante, filmant sa famille comme il se laisse filmer par les images d’archives des autres autant que les siennes propres, a fait non pas, en vérité, un film sur Godard, mais un film de Godard. C’est qu’on ne peut pas se trouver sur sa famille, la filmant. On ne s’y trouve pas dessus, de façon surplombante et extérieure comme un Dieu déchu viendrait prendre des nouvelles du monde comme il va, prenant ses ailes pour des désirs. Nul ne se trouvera jamais sur Godard, autant. On est pris par lui. Dans son histoire, qui devient notre histoire autant que Samir Ardjoum est débordé par ses images. Mais comment parler dès lors d’un film, celui de Samir Ardjoum, L’image manquante, qui ne mentionnant jamais Godard s’y trouve sanglé en permanence, à l’instant de l’analyser ? Faudrait-il être frappé du don d’ubiquité, pour ne pas dire atteint de schizophrénie pour devoir être ici et ailleurs ?

La difficulté pourrait être levée (trop) facilement par une pirouette intellectuelle : le mot « Godard » pourrait très bien ne jamais se trouver dans le texte du film sans pour autant que la chose Godard y soit absente. Le mot n’est pas la chose. Son absence ne doit jamais dissimuler sa présence. Sans compter encore qu’il serait possible d’avoir recours à l’analyse de type psychanalytique, version lacanienne, quand il s’agit d’un récit familial. Samir Ardjoum aurait-il fait, dès lors, un film-lapsus ? Peut-être. Ou pas. Quoi qu’il en soit, la chose Godard est autrement plus compliquée que cela. Elle se trouve dans le film de Samir Ardjoum, parce que justement elle y est absente. Elle est aussi son image manquante. Mais comment donc parler d’une chose qui s’y trouverait parce qu’elle ne s’y serait pas ? Précisément, par le biais de la grâce des mains, en écrivant, pour ma part, mais non pas de n’importe quelle manière : en écrivant sur le film, comme l’ont fait Samir Ardjoum et Jean-Luc Godard, en montant/en démontant mon propos. Autrement dit, à partir des mots des autres pour les faire miens comme à partir des miens pour les faire autre. Non pas en cherchant à faire des liens, mais en procédant par déliaison, parce qu’il manquera toujours un mot, une phrase, pour parler des absents.

Samir Ardjoum étendu par terre dans L'Image manquante
© Samir Ardjoum

L’image manquante est en effet une manière de vivre comme il s’agirait d’écrire à partir d’extraits. Vivre, comme le fait Samir Ardjoum, de la vie, de la mort des autres. Vivre de fragments, de bouts de vie, de fleurs éparses en forme d’images, comme La vie de Rancé de Chateaubriand n’est qu’un bouquet de citations, pour un film qui n’a pas connu l’honneur des salles, mais pouvait-il en être différemment d’un film manquant ? Comment donc pour les programmateurs voir ce qui ne s’y trouve pas, l’invisible, Godard étant le fantôme du film de Samir Ardjoum autant que les spectres, depuis leur vivant, adressent au spectateur leur image manquante ?

Pour ce faire encore plus précisément, afin de circonscrire l’aire de ce montage en forme de démontage qui aurait une consistance proprement abyssale, il faudra alors parler du film de Samir Ardjoum qui ne parle jamais de Jean-Luc Godard à partir des mots des autres, de leurs images, notamment parce que les circonstances y obligent, tenter de le faire aussi à partir des invités de Samir Ardjoum parlant de leur rapport à Jean-Luc Godard comme de mes propres invitations : monter un commentaire à partir du commentaire des autres pour parler d’un cinéaste manquant dans un film qui ne parle pas de lui mais des images qui lui manquent. Rapiécer un commentaire dont les coutures seraient apparentes autant que les cuts sont visibles dans L’image manquante depuis les propos d’invités qui, ne parlant jamais du film de Samir Ardjoum, mais de Godard, ne parleraient finalement que de lui d’autant plus qu’il ne le mentionnerait pas. Raccorder une analyse par la collure comme Samir Ardjoum parle d’un cinéaste qui manquera longtemps pour dire sa dette irrémissible autant que parlant de lui, il ne cesse pas de parler des autres. Ou comment Samir Ardjoum depuis sa présence signifie son absence. Faire donc un montage de démontage/un démontage de montage, analysant L’image manquante, un travail de contrebandier, pirater les mots des autres pour n’en avoir pas assez ou trop comme Godard pillait les films sans en demander les droits, Samir excavant à son tour des images d’archives, n’ignorant jamais que la vie est un trésor en attente.

L’image manquante est donc Le livre d’image de Samir Ardjoum. D’emblée surgit un questionnement, duquel il ne s’agira pas de sortir mais de le déplacer. Le titre du dernier film de Jean-Luc Godard comme de Samir Ardjoum fait question : ce livre d’image, comme cette image manquante, qui sont pourtant composés de tant d’images, ne sont pas formulés au pluriel. Il s’agit de films pluriels aux titres formulés au singulier, des films multivers aux titres unidimensionnels. Est-ce à dire qu’il s’agirait de livres d’images qui n’en formeraient qu’une seule ? Ce serait plutôt des livres dont le matériau serait l’image, qui en refuserait cependant la souveraineté. Des livres d’images auquel manquera toujours une image, un S à quoi s’accrocher. Pas une image SS, kaporalisant son monde, mais une image qui se refuserait à la colonisation, travaillant à la relance permanente (Mathieu Macheret). Qui laisserait les mains libres de toute forme de prière, la désacralisant (Ambroise). Parce que c’est seulement à partir du désert qu’on prend sa route (Queneau), Samir Ardjoum procède, en effet, par récolte d’images, les mêlant autant que Godard saturait l’image des autres de sa présence.

L’image manquante est alors à la fin d’un monde et au commencement d’un autre. Il débute par un repas de famille, en présence notamment du grand-père à la présence minérale de Samir Ardjoum. Une scène de laquelle Samir Ardjoum est absent, qui lui fait question, lui qui aurait aimé en être, qui décidera de prendre caméra pour que ses enfants ne se retrouvent pas en manque d’images, orphelins de la présence de leur père, de leur mère, de leur propre cadence comme des objets qui font leur monde. Samir Ardjoum est l’image manquante de cette scène inaugurale. Cette malchance comporte en vérité son versant chance. Comme échappé de cette scène, Samir Ardjoum en était absent pour mieux s’y retrouver présent, devenant cinéaste afin de fournir, à chacun, une troisième image, celle qui leur manquera toujours dans son film, une image à venir, L’image manquante.

Ce faisant, par un curieux effet produit par la mise en scène, majoritairement constituée de plans statiques, plus Samir Ardjoum vise au coeur le foyer, plus les images semblent comme s’échapper de cette maîtrise formelle, Samir Ardjoum refusant de procéder par assomption, comme s’il s’agissait pour lui de continuer à s’échapper des images les montrant pourtant. C’est que dans ce film, rien qui soit un centre. Pas de thèse centrale, nul Hauptwerk. Pourtant, à le regarder, on est conscient, malgré la variété des situations et des membres de la famille présentés, d’une obsédante quotidienneté, que Samir Ardjoum montre/monte contre la tyrannie des images à grande vitesse à l’aide de longs plans fixes dont la durée font l’épaisseur. Quelque chose de fondamental cherche à s’exprimer, un thème identique, non identique dans le même temps, une constante pensée et comme l’appel d’un centre non centré, d’un tout au-delà de tout, lequel n’est jamais atteint dans le film, mais sans cesse supposé et interrogé. Ce « tout » n’est pas un système. La force incomparablement instructive de L’image manquante est précisément d’éveiller à une cohérence qui ne soit pas systématique, mais telle que tout ce qui s’y apparente semble se presser de tous côtés afin d’y ressembler en différant. L’image manquante ne se borne pas à accomplir sa pensée par un simple mouvement idéal à propos du cinéma, mais l’accomplit en parcourant toutes les positions (occupées par les lieux, les membres de la famille) : c’est là sa dialectique réelle, qui lui est propre, godardo-ardjoumienne.

Cette opération de montage/démontage, qui s’articule sur une logique dialectique de la présence/absence (l’image qui manque de ceux qui sont à l’écran mais ne sont plus, de celui qui n’est pas à l’écran mais encore là) renseigne sur son programme comme sur la scène inaugurale qui ouvre le film : pour jouer le jeu, il faut se retirer de la mise. C’est au prix de cette défaillance de présence que Samir Ardjoum sauve en même temps tout un monde, au risque d’être anéanti dans l’ensilencement. Comme s’il s’agissait de montrer à l’écran comment Samir Ardjoum se faisant des films à partir du film des autres détermine son montage, à l’instar de ce long plan sur lui-même, assis dans sa cuisine, dehors aussi dans son jardin, fumant, solitaire et taiseux. C’est qu’un tel cinéma n’est constitué que du langage de l’autre, comme l’enseigne Lacan à propos de l’inconscient, ou plutôt des creux de ce langage : le film de Samir Ardjoum est la somme de ses silences.

Une maîtrise formelle qui repose sur une déprise (de soi, des images). Samir Ardjoum se veut rebelle à tous les doigts, y compris les siens propres, en posant parfois la caméra. Eau plutôt que terre, il s’étend en possibilité flottante : ces plans sur la mer algérienne depuis l’encadrement de fenêtres, un écran posé sur son monde lorsque le voici à la rencontre des siens, l’horizon dégagé pour s’inventer en images.

L’image manquante, à force de parler des siens, interdit-elle, dès lors, une ouverture sur le monde ? Bien au contraire, chez Samir Ardjoum, portes, fenêtres, intérieurs, y compris lorsque la saison ne s’y prête pas, sont une baie sur le monde, autant que les images sont une limite (d’où portes, fenêtres…), un cadre. C’est-à-dire qu’on a devant soi les pages d’un grand livre d’hommage. Mais non pas d’un lourd registre, qui à la manière d’un comptable-cinéaste, écrirait, additionnerait, et les images s’aligneraient comme les écritures, sagement tracées dans ce monde-ci. À remplir son film d’images, au contraire, on pressent chez Samir Ardjoum tout ce qu’il y en a de retranché. Mais que cette absence de contenu n’est pas sans une ligne en mémoire d’elle ni une vaste mémoire exilée. Le sentiment de cette absence de l’image manquante est à l’inverse un soutien lointain. Ce que récuse L’image manquante ? Cette prétention à tout saisir, tout comprendre, qui n’accoucherait que d’un fantasme sans père (Serge Daney).

Le salon de Samir Ardjoum en Algérie dans L'image manquante
© Samir Ardjoum

Au fond, Samir Ardjoum, est en retard d’une image, ce qui est une façon de vivre, non pas à rebours, mais en avant, en allant vers l’image/vers les autres, ce que ne cesse de montrer le film, précisément, faute d’image. Mais comment vivre d’un retard ? En devenant cinéaste pour Samir Ardjoum. En collectionnant les images qu’il ne possède pas. En prenant des notes picturales. À partir de bouts d’images qui ne sont pas nécessairement de lui. Des citations d’images, qu’il possède plein les archives. Afin de les replacer pour composer le « puzzle de ma vie ». « Mais sans images, comment comprendre ? » comme le voudrait Nahla, sa fille en manque de Farouk Belloufa, terminant ce puzzle auquel manque une pièce. La solution, délivrée tranquillement par la femme de Samir Ardjoum comme une lame de fond lèverait tous les secrets de la mer : « on va essayer de finir pour voir s’il y en a qui apparaissent » : non pas chercher l’image manquante pour faire le film, mais réaliser le film pour la faire apparaître. Parler dans les images des autres, c’est ainsi une manière de survie. Parler dans les images des autres, c’est se faire de la respiration artificielle. Samir Ardjoum est en travail de sa langue depuis qu’il est enfant. Il a appris à parler dans les livres d’images de ses parents, qu’il veut restituer à présent à ses enfants.

Sa vie, ainsi, une giclée d’images. Comme s’il était placé sous acupuncture, les nerfs greffés d’images, symbolisées par une surprésence d’écrans dans le film : écran télé, d’ordinateur, de téléphone, de voiture (pare-brise), non pas pour abolir les images, mais pour en signifier l’impossible fin. Les multiplier pour dire combien aucun écran ne pourra jamais tout dire ni montrer, comme cette immeuble disparu, à Alger, un immeuble manquant, lui servait d’Orient pour retrouver son chemin. Autant d’écrans qui n’empêchent pas de voir l’abîme, le tremblement de terre (de l’Algérie à la perte des siens) qui enverra chacun dans le lointain. Car l’essentiel n’est pas dans le rétroviseur. Il s’agit d’avancer, de converger vers un point identifié à partir d’un centre absent, L’image manquante, pour ne plus être, au quotidien, qu’un simple souvenir, un souffle d’os gris, modelé d’abîme, pétri au souffle de néant.

Dès lors, sans cette opération de montage/démontage, à partir de ses propres images comme celles des autres, le retour aux sources (en Algérie, dans le film, à son enfance) et le futur n’auront pas lieu (pour ses enfants/pour lui/pour chacun dans le films, mort ou vif). Ce serait vivre une disparition au présent. Être dans un pays de nulle part, égaré dans un monde qui aurait la consistance d’un fantasme. Or, comment pourrait-il se passer quelque chose dans un pays de nulle part ? 

Un pays de nulle part est précisément le pays où se rend le film de Samir Ardjoum, en Algérie sans doute, un pays dérouté politiquement, un pays aussi, la France, où L’image manquante n’est ni sorti en salle ni en VOD, sans avoir même reçu l’onction suprême d’un festival. Peut-être est-ce une chance, offerte aux quatre vents comme au tout-venant sur Viméo ou encore Youtube. Il faudra peut-être faire un jour l’histoire, sinon l’analyse de ces films en partance. Dans l’attente de cette histoire manquante, Samir Ardjoum exprime une chose précieuse à travers la destinée de son film : c’est notre rôle de commencer même si l’échec est plus dans l’ordre des choses que la réussite. Alors Samir Ardjoum filme. Qu’est-ce donc, finalement, que cette image manquante ? L’image manquante, c’est Moby Dick. Poursuivre quelque chose qui n’existe pas. Qui pourrait rendre fou ? Ce qui est beau, au contraire, c’est que pour que cela ait du sens, il faut que cette image manquante soit sans cesse poursuivie malgré tout. Ton rêve ne doit jamais s’accomplir, murmure L’image manquante. La folie est de croire que ton rêve puisse seulement exister. Ton rêve, c’est ton horizon. Et l’horizon ne s’atteint pas. Il guide les pas. On peut tous y aller sans jamais aboutir. Ton rêve, c’est ta direction sans destination. Croire qu’on peut attraper la grande image qui manque, Moby Dick, est un leurre. Si on attrape Moby Dick, Moby Dick n’existe plus. Moby Dick, c’est ce qu’on n’attrape jamais, l’image qui manquera toujours. Entre l’horizon et ce que chacun fait, il y aura la cadence, les arrangements que l’on fait, les accommodements raisonnables du quotidien que filme si souvent Samir Ardjoum. Ce n’est peut-être pas conforme à un idéal de vie, mais bien moins pire que de ne plus rêver du tout de son image manquante.

Ce que désigne ainsi L’image manquante : refuser l’anthropophagie par les images. La cure imagière de L’image manquante ? Se guérir du besoin de se guérir. Apprendre à vivre sans pourquoi. Ne plus chercher à être l’intarissable érudit de sa propre vie, en la filmant, mémoire globale, synoptique et acribique. Provoquer plutôt, par l’effet du montage comme du démontage, des images, une interruption de courant dans les images qui, dans le même temps, rendrait la lumière (voir les scènes dans la pénombre). Quand on occupe tout l’espace disponible, on finit par étouffer. C’est vivre sous séquestre, dans l’attente d’être expédié dans l’univers, borné par les étoiles. Voilà ce que réalise L’image manquante, à s’en tenir à son programme : ne pas devenir despote de son sujet. Samir Ardjoum l’exprime de deux manières par sa mise en scène : en délaissant sa caméra, pour se laisser filmer par elle ; en continuant à la laisser tourner, quand bien même elle serait débarrassée de toute présence humaine. Pour le comprendre, cut dans le commentaire, il faut en revenir au récit mis en place dans L’image manquante : terminer ce commentaire par ce qui aurait dû être son début, comme Godard autant que Samir Ardjoum mélangent les périodes, impossibles à démêler, car ce serait un non-sens ; elles forment un tout, un cheminement comme vont père et fils à Guenzet en fin de film.

La scène d’ouverture du film, par son apparence tranquille, ne dissimule pas sa puissance d’action, sur le fond, sur la forme. Le repas familial est donc une image d’archive constituée d’une image manquante, ou comment l’histoire, familiale ou non, sera toujours prise en défaut d’images : Samir Ardjoum enfant ne s’y trouve pas, autant que ses parents. « Cette image me manque », en quête de laquelle Samir Ardjoum va, Terry Gilliam, peut-être, quelque part, dans sa tête, entre les moulins de Quichotte et le Graal du Fisher King. Un cut plus tard, à des années-lumière de cette scène inaugurale, succède une scène du quotidien. Samir Ardjoum, adulte, discutant avec l’une de ses filles, lui dans la cuisine, aperçu dans le plan dont sa fille n’a laissé pour seule présence que le son de sa voix : absente comme une image, tandis que Samir Ardjoum épluche des légumes : est-il simplement possible de lever la peau des choses à travers les images ?

Sans aucun commentaire surplombant, l’Image manquante répond autant sur le fond que sur la forme : quel curieux métier peut bien faire le père de cette petite fille ? « Tu ranges », dit-elle, et puis, comme une réminiscence, une image manquante qui reviendrait du tréfonds, au seul son de sa voix, comme un écho, « ah non, ah non, tu filmes », « je filme quoi ? » « tu fais un film ». Mais un film qui n’aurait pas encore commencé. Un film à partir d’images manquantes, qu’il faut donc tourner autant qu’emprunter ici et maintenant. Et la fille de Samir Ardjoum d’apparaître pour la première fois à l’écran. Nouveau cut dans l’espace/temps, plan sur le large, la mer, à travers l’encadrement noir d’une fenêtre, qui fait office d’écran, constitué de deux écrans, un nouveau plan fixe, comme le premier auquel s’oppose la mobilité de la mer bleue. Puis, Godard parle dans la voix de Samir Ardjoum, en voix off « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu trouver des images qui regardaient ma famille », « à questionner les adultes sur la grande Histoire qui nous avait peut-être croisé, sur mes origines et d’après leur vécu, je voulais les mettre en scène », le fond bleu de la mer renvoyant, par son calme plat, à l’horizon dégagé par cette image manquante. L’horizon, parce qu’il faut bien partir à l’abordage de cette image en défaut, prendre l’avion (pour l’Algérie) s’il le faut, sans doute car ses trois enfants voudront aussi, peut-être, un jour comprendre.

Il faut alors commencer par le début, le vrai, la rencontre avec leur mère s’ouvrant sur une nouvelle image d’archive à la cinémathèque d’Alger, qui s’embranche elle-même sur un bruit qu’on dirait de la mer revenue de son horizon. Un jour comme un autre, où Samir Ardjoum décide d’aller filmer des étudiants en médecine qui ont fondé une association, le Souk, pour venir en aide aux enfants hospitalisés à Alger. D’emblée, sans jamais rien théoriser, Samir Ardjoum met en pratique L’image manquante, en lui fournissant les images qui lui manque : « je filme sans me poser de questions », comme une manière d’avaler le monde, sans s’apercevoir que la caméra capte une vérité, celle qui va devenir sa femme parmi ces étudiants. Samir Ardjoum laisse en effet tourner sa caméra, malickien, jusqu’à ce que survienne l’évènement. « Cette jeune femme est là, je suis là, mais on ne se remarquera pas » : « entre nous, cette caméra qui a toujours une longueur d’avance sur notre réel ». Elle s’appelle Lila et trois ans plus tard Samir Ardjoum l’épousera. Pour en signifier l’épaisseur, Samir Ardjoum filme la lumière, qui est aussi de l’espace et du temps : l’air du temps (plus tard, encore, en Algérie, le Hirak, les manifestants, les urnes bourrées d’un épais silence : un vote, un électeur manquant), l’espace aussi qu’il y a entre les corps, les choses, qui laisse respirer parce qu’il sera toujours manquant.

Rien n’est anecdotique dans la transcription de cette image d’archive : on ne fait pas toujours le film qu’on pense (George Miller le sait tellement bien), sauf à se croire maître de toutes les images. Samir Ardjoum croyait faire un film sur la culture algérienne, sans s’apercevoir qu’il tournait un film sur sa rencontre avec sa femme. « Il me faudra vingt ans pour le comprendre, reprendre la caméra pour continuer ce film ». Nouveau cut dans l’espace/temps, L’image manquante s’ouvre dorénavant sur un plan en extérieur, depuis un balcon vidé de présence humaine, une table basse, des feuilles d’automne sur un tapis d’extérieur, où l’on entend seulement la voix d’un enfant dire qu’il voudrait fermer la fenêtre : mais comment laisser entrer les images manquantes, dès lors, dans le film de sa vie ? L’image manquante, c’est ce hors-champ, où tout s’invente, où rien ne se fixe. Puis, retour en cuisine, avec Lila, où Samir Ardjoum laisse tourner sa caméra jusqu’à ce que chacun quitte les lieux. Un long plan fixe, ce que nul ne laisse jamais dans son film, fût-il documentaire : les espaces vides de lieu, auxquels plus aucune présence humaine ne confère de sens ni d’épaisseur.

Samir Ardjoum dialogue ainsi avec l’espace, le temps, les sons (les voix d’enfants absents à l’image autant que celles de cris de manifestants en Algérie), et puis surtout, dialogue avec les images des autres (Jean Narboni). Il procède, pour ce faire, par prélèvements. Faire du cinéma, c’est prélever. C’est citer. En quoi consiste l’art du montage/démontage comme Samir Ardjoum monte sa vie à partir d’un matériau préexistant (Sébastien Smirou). Il ne pense pas sans les autres. Il se trouve pris dans une économie de la dette. Voltaire avait donc tort. Samir Ardjoum peut être auteur sans avoir été l’auteur de toutes les images de son film. Une conception du cinéma qu’il pousse aux confins, lorsqu’il se met en scène, la caméra étant posée en un endroit sans plus que quiconque se trouve derrière elle. Filmer, ce n’est donc pas se trouver simplement derrière la caméra. Filmer, c’est aussi s’en absenter. Devenir un réalisateur manquant, qui n’aurait pas oublié que filmer, c’est se laisser filmer par la vie. Ce faisant, montant le réel de sa vie, s’invente la liberté et un langage dans le film. Liberté, car en mélangeant les images, leur chronologie, Samir se libère du diktat de la reconduction, de l’asservissement de la petite chronologie qui soumet à la tyrannie de l’ordre. L’ordre, dans le film, c’est du désordre reconstruit. Car Godard, aussi, vient de partir, quand Samir Ardjoum espérait tant converser un jour avec lui. Une image de plus, une image avortée ? Mais l’entretien n’est pas manqué, au fond. Il ruisselle entre les plaques descellées des images manquantes de son film. Samir Ardjoum était parti, il y a longtemps, faire un film sur les Algériens qui, finalement, se défilmait pour se recomposer en un autre sur sa femme, qui était autant, déjà, son entrée en dialogue avec Lucky Luc, l’homme qui n’aura cessé de filmer les ombres auquel donne tant de prix Samir Ardjoum.

De la même manière, lorsque Samir Ardjoum partira plus tard pour l’Algérie, afin de filmer des visages algériens, les entendre parler de cette Algérie qui était en train de changer, il s’apercevra que ce film était devenue autre chose, sur le « simple quotidien, le vôtre, le mien ». Car « un jour peut-être vous serez en manque d’images, de cette période, de votre mère, de moi », Samir se filmant dans un miroir avec la caméra tenue à hauteur de poitrine, afin que son visage ne soit pas dissimulé. Une image nombriliste ? Non pas, le miroir étant infidèle, qui inversera toujours la gauche de la droite, délivrant de soi une image manquante. Une image pour accepter sans doute son reflet. Mais le miroir, aussi, comme lieu de création où s’invente un possible lendemain, une troisième image. Ce miroir à propos duquel Michel Foucault écrit : « Le miroir, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface ; je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent : utopie du miroir. Mais […] le miroir existe réellement et il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour : c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis, puisque je me vois là-bas. A partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l’autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis » (Des espaces autres, in Dits et écrits).

On ne connaîtra sans doute, jamais, la vérité que dans une sorte de miroir en énigme, c’est-à-dire incurvée et en écart par rapport à la réalité à laquelle il manquera toujours une image. « L’univers entier est un grand théâtre de miroirs, un ensemble de hiéroglyphes à décrypter, tout y est signe, tout en lui recèle et respire le mystère, tout objet cache un secret », écrit Goethe dans Les affinités électives. L’image manquante n’est donc absolument pas un portrait solipsiste – ou narcissique – d’un Je coupé des choses, ni nécessairement une description objective des choses en elles-mêmes, indépendamment de l’attention que ce Je samirien leur porte : l’autoportrait de L’image manquante est avant tout une prise de conscience imagière des interférences et homologies entre le Je microscopique de Samir Ardjoum et l’encyclopédie macroscopique des images. C’est en ce sens qu’il faut voir dans l’autoportrait un miroir de ce Je répondant en abyme aux grands miroirs encyclopédiques du monde.

Qu’en conclure ? Il faut deux images (celles des archives/celles que tournent Samir Ardjoum) pour en faire advenir une troisième, mais qui ne peut advenir qu’à l’intérieur de la tête de qui aura fait place nette, qui ouvrira sur d’autres images, à l’infini. Une image qu’il faut donc savoir accueillir (Saad Chakali). Lui faire hospitalité, en se dé-conquérant des siennes. Ce qui, sur le plan cinématographique, emporte une conséquence existentielle, autant dire politique : décolonisez-vous, désimagez-vous ! Un monde d’images qui sent le possessif, le renfermé, autant dire des images mortes, des image chloroformées, empesées à force d’être cadenassées. Des images qu’il s’agit de faire exploser, même si nul n’est pas sûr qu’il y aura, dans cette énorme foudre, une inimaginable possibilité. Samir Ardjoum, autant que Godard le faisait, accole finalement des images hétérogènes pour montrer que non seulement elles se ressemblent, mais s’échangent dans la logique symbolique du don et contre don, non pas pour former une grammaire, mais pour les penser, au sens où elles aideront à vivre, à se raconter, à construire des mythes, à vivre en tant qu’espèce humaine (Marcos Uzal). C’est que les images ont un autre statut. Elles sont sœurs, frères en images (Saad Chakali). Elles posent ainsi des questions sur l’origine du cinéma, de l’origine de Samir Ardjoum. Ainsi, de son enfance à travers ses enfants, Samir Ardjoum construit sa propre enfance dans le deuil de l’enfant qu’il n’a plus été. Il s’enfante par les images. La naissance n’est donc pas une affaire de biologie. La naissance ne se certifie pas par un acte civil, daté, enrégimenté, administrativé. La naissance, au contraire, n’a pas encore eu lieu. Parce qu’on meurt tous très jeunes, le difficile est de se survivre (Brice Parain). Mais comment faire ? En considérant que la naissance n’est pas un phénomène qui s’est produit en arrière. Elle est toujours à venir, en devenir. Elle est, par cette image manquante, comme la vie, devant soi. C’est le décousu miséreux et le sporadisme des images qui obligent finalement à endosser la tunique déchirée de cette contradiction : être présent par l’absence. Il faut garder cette raison de vivre que vivre bien en les perdant. Hélas ! est donc finalement le diminutif de L’image manquante, car elle sera toujours incomplète, deux syllabes qui ne sont pas un mot mais un soupir, l’interjection où se formule l’insoluble misère de l’homme, qui fait aussi sa grandeur.

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