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Laurence Coly (Guslagie Malanda) au tribunal dans Saint Omer
Critique

« Saint Omer » d’Alice Diop : Soutenir la langue et tenir à son irréparable

Des Nouvelles du Front cinématographique
C’est une histoire de trait d’union, celui d’une ville – Saint-Omer et sa cour d’assises – qui manque dans le titre d’un film qui y trouve son lieu en faisant au procès des sauvageries maternelles mythiques celui des langues soutenues dont les liaisons font tant défaut au cinéma français. Le film d’Alice Diop impressionne en faisant entendre dans la langue ce qui soutient l’expression de son accusée, qui fait silence autour de l’énigme de son infanticide. Il perd cependant en puissance de position par des interpositions qui, plus que la transposition d’un fait divers dans une fiction qui sait ce qu’elle doit au documentaire, indiquent la limite d’un geste tendu par son désir de réparation et de consolation. Si le ventre des mères blessées abrite aussi l’universel, c’est moins en trait d’union qu’en démarquant une non réconciliation.

Le trait d’union qui fait trou
(le quatrième cercle)

D’abord une digression mais elle concerne le titre et, plus que lui, le film tout entier. Saint-Omer est cette ville du Pas-de-Calais dont la cour d’assises a accueilli en 2016 le procès de Fabienne Kabou, accusée d’avoir abandonné en 2013 sa petite fille de quinze mois sur la plage de Berck-sur-Mer au moment de la marée montante. Encourant la perpétuité, la mère infanticide a été condamnée en première instance à vingt ans de réclusion criminelle. Jugée en appel à Douai, elle écope d’une peine de réclusion ramenée à quinze ans, assortie d’un suivi socio-judiciaire et d’une injonction de soins.

Ce procès auquel a assisté Alice Diop inspire son premier long-métrage de fiction, qu’elle a tourné pour partie à Saint-Omer en témoignant des nécessités prescriptives de l’inscription documentaire.

Cependant, on remarque ceci : le titre ne s’écrit pas Saint-Omer mais Saint Omer. Entre la ville réelle et le film de fiction qui a pris ses quartiers dans la cité où le drame qui avait alors défrayé la chronique judiciaire a été jugé, manque un tiret. Qu’est-ce à dire ? On doit immédiatement rectifier : ce n’est pas de tiret dont il est question, mais de trait d’union. Quand celui-ci vient à manquer, le sens s’affole, il prolifère dès lors que l’absence du trait d’union bouscule la langue comprise comme un système réglé de conventions. Le trait d’union manque et ce n’est pas une faute, c’est un trou.

De Saint-Omer à Saint Omer, il y a des traits d’union qui manquent et dont le manque fait trou. Le manque qui fait trouée, autrement dit la déliaison du trait d’union absent, par exemple entre une mère et son enfant comme entre elle et le reste de la société, fait appel d’air aussi. L’air qui manque quand la noyade est inévitable, et que travaillent à restaurer les respirations chantées de Caroline Shaw qui scandent tout le film en marquant un peu trop la circulation des affects d’identification entre Laurence Coly et Rama, la romancière venue à son procès parce qu’elle a été comme Alice Diop interpelée, intimement appelée par le destin de la femme qui lui ressemble comme une sœur.

De Saint-Omer à Saint Omer : la Sainte-mère, le sinthome qui n’évoque plus plus le saint-homme comme chez Jacques Lacan mais la Vierge, la mère à l’enfant de la tradition chrétienne. Déjà on se dit que Laurence Coly, transposition fictionnelle de Fabienne Kabou, a longtemps caché sa grossesse à son compagnon, comme un simulacre d’immaculée conception. Et puis l’on pense à Lacan parlant du « sinthome » dont il avait trouvé le terme chez James Joyce, ce jeu de mots qui fait trait d’union entre une ancienne graphie du mot de symptôme et l’admiration de l’écrivain irlandais pour saint Thomas d’Aquin, le saint homme qui peut s’écrire aussi ainsi, autre jeu de mot : « Saint Thom »(1).

Passer du symptôme freudien au sithome lacanien, c’est faire le saut de l’analyse de la névrose à celle de la psychose. Le passage d’un nouage particulier des rapports de l’imaginaire, du réel et du symbolique à leur impossible liaison, quand le trait d’union du symbolique est manquant et que le réel fait trou par forçage de l’imaginaire, raconte quelque chose du rapport entre le délire psychotique et l’invention littéraire dans la langue. Au nœud borroméen figurant chez Lacan l’entrelacs des trois cercles, il faudrait en ajouter un quatrième pour les faire tenir ensemble. C’est l’écriture pour James Joyce ; pour Alice Diop qui raconte avoir ressenti une identification très forte à l’égard de l’accusée au moment où elle-même était une jeune maman, ce serait son film. Parce que Saint Omer a pour étonnement originaire le délire psychotique d’une mère infanticide dont la parole, découverte lors du jugement, a eu pour socle d’expression la tenue d’une langue française soutenue.

Saint Omer serait donc le sinthome propre à écrire et représenter l’histoire de la reconnaissance des maternités craintes, affolantes. Sainte mère : l’expression qui dit l’étonnement en pays méridional engage aussi le rappel culturel des saintetés édifiées pour refouler l’horreur sacrale des maternités.

Le français dans le cinéma français

Saint Omer est un film dont l’ambition n’est pas sans soulever des questions qui sont aussi des interrogations à propos du geste de cinéma qui en soutient l’expression. La première chose qui frappe arrive par l’oreille, et positivement. Si Alice Diop moule son film dans le genre du film de procès, c’est évidemment pour donner à voir une scène que les sociétés se sont données pour affronter les transgressions de ses règles en prononçant les peines rappelant aux sanctions qu’elles appartiennent aux processus de civilisation. Quoi qu’en dise l’avocat général dont le propos hargneux tient de la pure dénégation qui le discrédite aussi vite, le tribunal est un théâtre et au théâtre on y parle. Le tribunal a pour condition élémentaire que les gens y soient des êtres parlants.

Le tribunal comme théâtre requiert de marcher sur deux jambes, logocentrisme et phonocentrisme.

La parole de Laurence Coly constitue en soi un événement et l’étonnement qu’il suscite pourrait s’envisager de quatre façons différentes : l’accusée parle un français excellent qui accompagne pourtant le récit contradictoire d’une femme probablement victime de délire psychotique ; elle parle un français soutenu alors qu’on essaie souvent de comprendre son acte en la ramenant à ses origines étrangères ; ce français que cette femme noire d’origine sénégalaise parle, en tenant par exemple à la précision syntaxique des liaisons, ce français on ne l’entend presque plus dans le cinéma français.

Rama (Kayije Kagame) au tribunal dans Saint Omer
© Srab Films - Arte France Cinéma

Saint Omer est ce film où la langue française fait question, où elle représente en soi une question. On connaissait de grands exemples où les dissonances langagières venaient déranger le protocole judiciaire avec une puissance comique libératrice et insoupçonnée, Darry Cowl dans Assassins et voleurs (1957) de Sacha Guitry et Yves Afonso dans Maine Océan (1986) de Jacques Rozier. Avec le film d’Alice Diop, ce serait presque l’inverse : une femme parle et son français est parfait, le respect des liaisons aussi rigoureux que dans un film d’Eugène Green. Le français que Laurence Coly parle apparaît ainsi comme un tympan tendu à ceux qui croiraient en être les dépositaires exclusifs, eu égard à leur lieu de naissance, la couleur de leur peau ou leur appartenance sociale.

Saint Omer tourne ainsi autour de l’énigme de la femme qui fait trou en faisant si bien les liaisons.

Ce n’est d’ailleurs pas le premier film d’Alice Diop à avoir soutenu pareille interrogation. On se souviendra ainsi de Vers la tendresse (2016) où les paroles de garçons originaires de Seine-Saint-Denis, et parmi eux l’acteur Steve Tientchieu, ne collaient pas aux visages qui étaient filmés. De ce déphasage inaugural, de ce collage originaire qui savait ne pas être oublieux des grandes expérimentations du cinéma moderne, Jean-Luc Godard et Marguerite Duras, la cinéaste tirait matière à faire lever des images, pensives et suggestives. Avec le jeu des opacités et des hybridités ainsi convoquées par le montage d’images et de sons hétérogènes, la fiction pouvait alors offrir des remparts symboliques au documentaire, et ainsi aider à protéger des jeunes hommes pris dans la parole brute et la performance viriliste de la viscosité des clichés leur étant perpétuellement accolés.

Les ressources offertes par l’ethnopsychiatrie depuis les travaux fondamentaux de Georges Devereux, souvent mobilisées dans les institutions de la santé et de la justice, ne seront d’aucune aide, ou si peu, pour comprendre les raisons du passage à l’acte. Les explications ne manquent pourtant pas : un père traducteur et une belle-mère marâtre, une réorientation du cursus universitaire en lâchant le droit pour la philosophie au grand dam des ambitions paternelles, un vieil amant qui a accueilli sa compagne dans un atelier représentant un espace de relégation. Laurence Coly demeure une énigme, magnifiquement interprétée par Guslagie Malanda, déjà mémorable dans Mon amie Victoria (2014) de Jean Paul Civeyrac, qui l’est davantage encore dans Saint Omer en proposant une incarnation dure. Une butée de sens paradoxale, parole claire et sens nébuleux, ouvrant la voie royale à cela : cette femme-là, qui est comme femme noire un corps minoritaire, parle la langue majoritaire aussi bien, voire mieux que les majoritaires. Cette femme qui parle si bien, alors même qu’elle est le siège d’un mal innommable, n’est pas exemplaire que d’elle-même. Sa singularité consiste à tirer des particularismes caractérisant son existence les supports mêmes de l’universel.

Cette femme noire qui a simulé la sainte Mère est une Médée de notre temps. Et Alice Diop y insiste, trop sans doute, comme si cela n’allait pas de soi alors qu’en ce domaine-là, celui des maternités, il va de soi que cela ne va pas de soi(2). Elle y insiste en prolongeant ce qui avait déjà été entrepris avec son documentaire précédent, Nous (2021), dont l’irrésolution se déduisait des ambivalences du nous, qui s’entend tantôt comme inclusif (et tout le monde d’apparaître sur la photographie du roman national, les infirmières à domicile comme les chasseurs, les jeunes de Drancy comme les nostalgiques de la monarchie dans la basilique de Saint-Denis), tantôt comme disjonctif (« nous tous » ne se confond pas avec « nous autres », minoritaires, exclus, dominés). « Ma France », la chanson de Jean Ferrat que l’on entend dans le film, tient davantage à l’antagonisme que le film d’Alice Diop, travaillé par une logique de la dénégation (je sais bien que la France est couturée d’antagonismes, mais quand même on habite tous le même pays) qui relève aussi d’une stratégie, consensuelle et fédératrice, marquée par la récurrence du motif de la Révolution française. En oubliant trop vite dans la foulée que la Révolution est interrompue, et que son inachèvement est justement constitutif de ce qui s’appelle aujourd’hui la République française dont la triade liberté-égalité-fraternité attend encore d’être un peu plus qu’une simple formalité.

La butée de sens nécessaire à faire résonner la langue française comme jamais dans le cinéma français lui rappelle frontalement, avec toute la frontalité nécessairement engagée par la forme même du procès et le découpage qui en caractérise la théâtralité, ses relâchements qui sont des renoncements, et avec eux autant de réflexes problématiques (la langue française y est malmenée, quelle que soit d’ailleurs la situation sociale des personnages, bourgeois parisiens ou prolétaires des banlieues périphériques). Laurence Coly est alors cette figure montrant aussi que la langue peut faire entendre autrement ce que l’on entend depuis Jacques Derrida par le monolinguisme de l’autre(3), qui n’est plus seulement l’imposition d’un idiome majoritaire aux groupes minoritaires, mais le retournement d’une langue que l’on entend autrement quand elle est parlée depuis le lieu de l’autre.

S’il y a dans le geste cinématographique d’Alice Diop une dimension inclusive et réparatrice qui reste à discuter, il y a avec Saint Omer l’étonnement qu’une femme accusée du pire y parle si bien le français, et le parlant si bien qu’elle fait du bien à un cinéma français qui le parle si mal aujourd’hui.

Le procès du film de procès

Donc, Saint Omer est un film de procès. Et l’attendu du genre, s’il désire se distinguer de la chronique judiciaire comme de ses prolongements télévisuels, consiste à faire le procès du film de procès. Mais un procès d’un type bien particulier, celui où s’exerce un jugement qui ne recoupe pas le jugement judiciaire. Un jugement critique de la forme-procès, attentif à ses coins aveugles, à sa théâtralité à la fois surexposée et refoulée, à son formalisme dont le vide constitutif qui s’appelle le droit substitue à la justice, qui est requête infinie, la finitude réglée de la reconnaissance des délits, des peines et des sanctions qui leur correspondent. L’hétérogénéité du droit et de la justice fonde la littérature de Franz Kafka quand le formalisme du droit a pour génie Kant et pour démon Sade. De cela auront témoigné des penseurs et des philosophes, Walter Benjamin, Gilles Deleuze et Jacques Derrida(4), et les meilleurs films de procès produits par Hollywood qui s’en fait la spécialité, Autopsie d’un meurtre (1959) d’Otto Preminger comme Le Mystère von Bülow (1990) de Barbet Schroeder.

À l’évidence, le procès du film de procès tourne relativement court, à l’exception de la sélection des jurés qui représente un enjeu de lutte silencieux entre l’avocate de la défense et l’avocat général, l’une et l’autre choisissant les jurés en fonction d’implicites qui iraient dans le sens de leurs intérêts (un homme pour l’avocat général en espérant qu’il ne comprenne rien en cette histoire, une femme pour l’avocate de la défense en espérant trouver chez elle l’empathie nécessaire à diminuer la peine).

Si procès il y a, c’est dans un jeu à qui gagne perd, par exemple avec la disqualification des paroles dont la forme se charge d’en épaissir le discrédit. Les procédures adoptées sont alors lourdes en conséquences pour le spectateur et la place qui lui est aménagée par le dispositif. Ainsi, couper la plaidoirie de l’avocat général jouissant d’avoir derrière lui la lumière censée transpercer le bloc d’obscurité de l’accusée, qui n’est selon lui rien d’autre qu’un tissu de mensonges, en survalorisant à l’inverse celle de l’avocate générale, respectée dans son entièreté et surmontée d’un regard-caméra est une opération qui coupe court à toute pensée en tranchant fatalement dans les débats. Ainsi, donner à entendre le témoignage de la professeure de philosophie de Laurence Coly, quand bien même le propos aura été réellement tenu, est purement anéanti par le regard tellement signifiant de Rama qui assiste au procès de Laurence Coly en tenant lieu de médiatrice entre la cinéaste et nous. D’autant qu’elle est romancière et qu’elle enseigne à l’université la littérature de Marguerite Duras, et que son personnage bénéficie de surcroît de l’apport au scénario de la romancière Marie NDiaye.

La bêtise de sa collègue qui ne comprend pas comment une étudiante d’origine africaine peut vouloir s’intéresser à un philosophe comme Wittgenstein en devient même assourdissante puisque tout dans l’attitude de Laurence Coly vient aisément illustrer l’ultime aphorisme de l’auteur de Tractatus logico-philosophicus (1921) : « Sur ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire ». On en arrive alors à ce qu’à cette occasion, le silence de Laurence Coly, ce site que protège sa langue, fasse très mal aux oreilles. La disqualification des propos sur laquelle renchérit la forme privilégiée est l’impasse des films de procès, en particulier ceux qui voudraient tirer du dispositif judiciaire des effets de vérité documentaire comme c’est le cas avec 10ème chambre, instants d’audience (2004) de Raymond Depardon. Si le film d’Alice Diop est une fiction, elle est entraînée à risquer la rupture de son pacte inaugurale, bloc d’énigme de l’accusée versus plaidoirie explicative de son avocate.

Rama (Kayije Kagame) dans un train dans Saint Omer
© Srab Films - Arte France Cinéma

Mais revenons à Rama qui, en effet, est la figure d’un tenant-lieu, la lieutenante entre la cinéaste et le spectateur et on se demande si elle n’est que cela, si elle n’a rien d’autre à jouer au fond. D’un côté, on peut apprécier que la femme de lettres, romancière et universitaire, soit renvoyée au silence de ses propres tourments devant Laurence Coly qui parle si bien qu’elle parlerait pour elle aussi. De l’autre, Rama a des silences qui sont aussi péniblement signifiants que ses regards sont intentionnels, clivée entre une filiation douloureuse (sa propre mère avec qui elle est dans l’évitement) et sa propre grossesse (elle étouffe, se tient le ventre, vomit, oui oui, on a très bien, trop bien compris). Soumise à quatre reprises à des flash-back qui en remettent à chaque fois une couche sur des troubles plus qu’identifiés en remontant du temps de l’enfance, entre premières menstrues et chocolat bue toute seule dans la cuisine, Rama tient lieu de médiatrice et uniquement de cela. Rama est la lieutenante au garde-à-vous de nos identifications, aucune marge de manœuvre pour exister à part entière.

Et ce n’est pas tout. L’asphyxie qui gagne Rama au moment du procès invite à rompre avec ce qui faisait la tenue des plans, qui savaient durer en tenant à une fixité jamais entachée de ces horribles travelling-avant qui, dans un grand nombre de films tournés en France comme ailleurs, marquent, doucement mais sûrement, qu’il y a là quelque chose d’important à ne surtout pas louper. Soudain, Rama s’échappe du tribunal, les plans deviennent courts et la caméra est portée. Projetée dans la rue où un attroupement de jeunes écoutant de la musique s’apparente à un rassemblement d’identitaires furieux, elle se réfugie dans sa chambre d’hôtel où la caméra gondole encore, perdue dans des redondances qui, loin de faire durer la désorientation, en constituent à l’opposé l’annulation bornée.

Laurence Coly fait toute la puissance de Saint Omer et Rama y contrevient par toutes les impuissances qui lui sont attribuées. Cela commence d’ailleurs d’emblée avec le cours donné à l’université, archive projetée de de femmes tondues et lecture de Hiroshima mon amour (1959) de Marguerite Duras, pour se prolonger par un extrait trouvé sur internet de Médée (1969) de Pier Paolo Pasolini d’après la pièce d’Euripide. La place du spectateur gardée par la lieutenante de la cinéaste se tient à ces deux bornes, l’étudiant à qui l’on fait un cours en l’illustrant de textes et d’images, le juré gagné aux convictions de l’avocate de la défense qui le regarde droit dans les yeux.

L’actrice qui joue Rama n’est pas en cause, Kayije Kagame fait bien ce qu’elle peut mais, en étant cantonnée à la fonction de médiation, les choses sont vite réglées. C’est la place qu’elle occupe qui n’est pas la bonne en nous faisant occuper la pire des places, celle de l’instruction et de la conviction. On préfère le cinéma de la langue soutenue à celui des lieutenances mal défendues.

Les réparations nécessaires, les consolations qui font mal

Saint Omer est un film en souffrance comme Nous l’était, autrement clivé que ses deux héroïnes, Laurence Coly qui parle si bien le français pour rendre indicible le mal qui la ronge, Rama dont la fonction de lieutenance fait interposition à la transposition par la fiction inspirée du fait divers. Alors qu’Alice Diop gagne en reconnaissance internationale, meilleur film de la section Encounters à Berlin pour le film précédent et deux grands prix à la Mostra de Venise, ses derniers films perdent en équilibre, tiraillés par des élans contraires qui en contrarient la portée, déchirés entre la part du dissensus en défense des invisibles relégués dans la banlieue des représentations et celle qui revient au consensus caractérisant la reconnaissance du fait que les minoritaires sont comme les autres des gardiens vrais de l’universel.

Saint Omer ne manque pas de ressources, c’est l’évidence, par exemple en jouant de toutes les nuances de marron afin de déroger aux partitions raciales et binaires du Noir et du Blanc. Surtout, on y entend une langue dont la tenue arrive à l’endroit où on ne l’attendait pas et c’est ce que le film fait entendre de plus fort. Mais le film s’abandonne aussi, comme s’il manquait de confiance, à des réflexes qui amoindrissent toute sa portée, illustrations comme si nous étudions des étudiants à l’université et convictions comme si nous étions des jurés, sans rien contester de l’interposition d’une figure de lieutenance qui fait moins office de résonance ou de réverbération que fonction d’un didactisme à vocation thérapeutique puisque tout finit en réconciliation entre Rama et sa mère.

Il faut alors revenir à ce qui, dans le cinéma d’Alice Diop, est travaillé par une disposition pour le soin et la réparation. On n’a pas oublié La Mort de Danton (2011) qui offrait à l’aspirant comédien Steve Tientchieu la possibilité d’avoir en cinéma sa grande scène de théâtre tirée de la pièce éponyme de Georg Büchner. Et déjà on y trouvait avec la Révolution française l’un de ses grands théâtres constitutifs qui est, avec l’assemblée, celui du procès. On n’a pas davantage oublié que le tournage de La Permanence (2016), le tout petit espace qui permettait au docteur Geeraert d’accueillir à l’hôpital Avicenne de Bobigny des migrants en difficulté pour accéder aux soins dont ils avaient besoin était un autre théâtre autorisant exceptionnellement la cinéaste à s’affranchir de sa place en donnant réconfort à une patiente saisie pour une émotion qui venait alors de la submerger.

Le cinéma peut soigner en soignant (ses cadres et ses plans), il peut encore tenter de réparer (à l’image et au son) ce qui a ailleurs été cassé (dans ce champ de luttes qu’est la représentation). Alice Diop y croit, elle y tient et ce n’est pas sans raison, surtout quand on vient comme elle du documentaire. Faire du cinéma consiste ainsi à rendre raison de ce qui afflige, en restituant ce dont peuvent avoir souffert les personnes filmées quand la justice et la dignité sont ce qui leur a manqué.

Ce n’est pas rien pour une réalisatrice qui a réalisé Clichy pour l’exemple (2005) en mémoire à Zyed Benna et Bouna Traoré, en ayant dédié plus tard le César du meilleur court-métrage reçu pour Vers la tendresse à toutes les victimes des violences policières. Ce n’est pas peu pour une cinéaste qui sait bien qu’avec Saint Omer elle continue à écrire une histoire, son histoire commencée avec Les Sénégalaises et la Sénégauloise (2007) en y examinant les écarts qui peuvent être des failles entre son existence de femme française et le legs d’origines africaines qui la voue à vivre dans l’entre-deux, dans l’intervalle des mondes sociaux que démarquent des lignes dures de fractures raciales.

Ce n’est ni peu ni rien, et pourtant que voit-on à la fin de Saint Omer qui nous abandonne au plus grand des malaises ? Que voit-on, en effet, sinon une femme noire en larmes, Laurence Coly, qu’une femme blanche, son avocate qui aura parlé à sa place en nous regardant dans les yeux, réconforte en ayant pour elle ce geste consolatoire déjà à l’œuvre dans La Permanence ? Que voit-on qui fait mal, sinon l’inévitable reproduction des hiérarchies symboliques dont jamais l'on ne pourra se consoler ?

C’est qu’il ne s’agit plus de réparation ni de consolation. Et cela malgré la brillante plaidoirie de l’avocate qui, respectée à la lettre, évoque les cellules chimériques rappelant aux mères qu’elles ont parenté avec les monstres des mythologies antiques. Et cela même en dépit d’une émotion qui fait s’effondrer Laurence Coly en invitant alors au décadrage laissant peut-être supposer que l’actrice elle-même n’aurait pas été immunisée du sens profond du rôle qu’elle a à interpréter. On ne répare ni ne console des résiliences qui voudraient nous faire oublier que nous sommes non réconciliés.

Le trait d’union n’est pas ce qui se comble, ni consolation ni réparation, c’est l’irréparable blessure d’une non réconciliation à partir de quoi on lutte en sachant que le combat a depuis longtemps commencé dans le ventre d’obscurité de nos mamans. Et de cela on ne saurait se consoler, jamais.

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