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Joe Alwyn et Margaret Qualley s'enlacent dans Stars at Noon
Rayon vert

« Stars at Noon » de Claire Denis : Des rêves à midi

Raphaël Amy
Stars at Noon, le dernier film mal-aimé de Claire Denis, pourtant reparti avec le Grand Prix à Cannes, est un tour de force, une affirmation que le rêve n’est pas encore mort. Si la main du marché a englouti tous les aspects de notre existence, elle ne parvient pas encore à percer la logique de notre inconscient dont elle ne comprend que les éléments les plus superficiels.
Raphaël Amy

« Stars at Noon », un film de Claire Denis (2022)

Dans le numéro de mars 2022, les Cahiers du cinéma pose la question suivante : Hollywood rêve-t-il encore ? Hollywood, l’usine à rêves, continue-t-elle à exercer son pouvoir de fascination sur nous ? Premièrement, appeler le berceau d’une industrie, une usine à rêves relève d’un oxymore intéressant à explorer. Ce quartier résidentiel de Los Angeles, qui deviendra le symbole universel du cinéma, tient en réalité peu du rêve et beaucoup du cauchemar. Dès 1951, Billy Wilder avec Sunset Boulevard, puis Fedora un peu plus tard en 1978, pointe les travers d’un impitoyable système qui recrache les célébrités qu’elle a créées dès lors que leur valeur marchande dégringole. Il relève tout de même d’une logique assez curieuse que d’associer industrie, cinéma, musique et peinture ; et c’est là que siège la cause principale de la crise que traverse le cinéma. Les reboots à répétition, la pénurie d’auteurs originaux, d’idées nouvelles n’en sont que des symptômes, et pas les plus nouveaux. À vrai dire, le cinéma est un art perpétuellement en crise identitaire. Il semblerait même qu’il ne soit jamais aussi beau et glorieux que lorsqu’un danger plane sur lui : c’est ce que souligne la Septième Obsession dans leur article « L’éternelle crise du cinéma »(1), où il est dit que « chaque époque veut sa crise ».

Loin de refaire l’historique des différents obstacles qu’a surmonté le cinéma, il vaudrait plutôt réfléchir au modèle économique qu’on lui a attribué : le critique américain Frederic Jamerson, dans Le Postmodernisme ou la logique du capitalisme tardif, publié en 1989, explique que le capitalisme est entré, durant le XXème siècle, dans la phase de son histoire où tous les éléments de notre vie, de notre culture et de la nature auraient été soumis à la loi du marché. Du matin au soir, tous nos faits et gestes sont surveillés, des études très pointues étudient même les propriétés de l’œil et du regard pour maximiser le placement des publicités sur Internet ; autrement dit, nous sommes pris au piège. Servitude volontaire ou involontaire, avilissante ou rebelle, le constat est là. Seulement voilà : sur 24 heures, nous ne sommes inatteignables que pendant près d’une dizaine d’heures : le sommeil est peut-être la dernière barrière qui nous sépare de la constante sollicitation de la consommation. Créer des besoins, exacerber nos désirs, tout cela est bien beau, mais trafiquer nos rêves, c’est un peu plus compliqué ; d’autant plus que, la nuit, le cerveau fait le tri dans nos pensées les plus complexes et les plus douloureuses. Magnifique égocentrisme de la part de notre inconscient au passage. Mais, parce qu’elle lutte sans cesse pour sa survie et sa plus-value, l’usine cinématographique a tenté de faire du cinéma un rêve littéralement éveillé : si je ne peux pas t’atteindre dans ton sommeil, je vais te vendre les moyens de vivre cette même expérience du rêve tout en étant éveillé. Et les stars sont au premier plan pour promouvoir les merveilles du cinéma ; car si à force de les côtoyer nous pensons les connaître, elles restent pourtant inatteignables ; il est assez intéressant que star signifie également étoile : astre que l’on ne peut littéralement pas atteindre.

L’art retranscrit difficilement le caractère profondément absurde et délirant du rêve, exercice d’autant plus difficile que c’est une expérience très personnelle : Lewis Caroll, David Lynch, Luis Buñuel, Manuel de Oliveira, entre autres, font partie de ceux qui arrivent à en capturer l’essence mystérieuse et pourtant, si l’on en croit Freud, parfaitement explicable. Claire Denis ajoute sa pierre à l’édifice avec Stars at Noon, car rarement auparavant aura-t-elle porté ses convictions avec autant de force.

La logique du rêve

Stars at Noon est un objet filmique assez déconcertant : certains le jugent démodé et vain lorsque d’autres ont été séduits par son atmosphère sulfureuse. Lorsqu’il s’achève, on se demande si l’on vient de voir un rêve, un cauchemar ou la réalité. À ce débat brûlant, on répondra par la locution juridique : pour le moment, la question est encore débattue. Et puisque dans tout litige il faut choisir un camp, on défendra que la romance entre Trish et Daniel dans un Nicaragua pénitencier est bel et bien un rêve, et non un cauchemar.

Premièrement, faire le constat que Stars at Noon est un rêve relève bien plus de l’intuition que de la certitude puisque cela n’est jamais confirmé ou infirmé. Néanmoins, plusieurs éléments laissent penser que l’intrigue n’est pas pleinement ancrée dans notre réel : le comportement curieux des personnages – un barman qui imite l’oiseau autour de Trish à la fin –, une présence fantomatique et immobile des militaires, le faible nombre de personnages, dont certains reviennent souvent et semblent incarner à eux seuls une catégorie d’individus, voire une nation – l’agent de la CIA américain en est l’exemple typique. Le caractère anachronique de cette histoire qui se déroule de nos jours, en pleine pandémie, et qui évoque pourtant la révolution sandiniste de 1984 – ou quelque chose qui y ressemble – plonge le récit dans un brouillard spatio-temporel. Et l’on retrouve déjà ici l’une des caractéristiques principales du rêve : sa chronologie est toujours insaisissable. La temporalité se dilate ou se condense, et il n’est jamais possible d’estimer combien de temps le rêve a duré, ni même quand il s’est achevé. Si l’on admet que l’on est dans un rêve, il convient également d’en réfuter le caractère cauchemardesque. Car l’un des très beaux gestes de Stars at Noon est de se placer dans un entre-deux et de saisir que dans tout rêve réside une tension, que tout n’est jamais parfait : les deux personnages sont sans cesse confrontés à des situations tendues et pourtant, ce n’est jamais dans la résolution de ces scènes, dans le déploiement de méthodes ingénieuses pour échapper à l’armée que gît l’essence du film.

Joe Alwyn et Margaret Qualley dans Stars at Noon
© Curiosa (visuel fourni par Ad Vitam)

On peut alors interroger l’intérêt d’une histoire dénuée d'enjeux narratifs qui nous ferait nous attacher aux personnages. C’est au contraire un contre-pied très malin aux traditionnels récits que l’on nous vend aujourd’hui, montés à la milliseconde près pour ne pas perdre notre attention, où chaque scène répond à une logique utilitaire. Ici, les personnages existent parce qu’ils existent, et leur rencontre n’est le fruit d’aucun schéma précis – au grand dam de ceux qui voudraient sans cesse intentionnaliser leur relation. Stars at Noon n’est pas un film politique ou d’espionnage et ce faisant, il est déjà bien plus libre que ces récits enfermés dans une case, parce que devant répondre aux attentes du genre. Le contexte politique du film sert de prétexte, il pose un cadre pour permettre à l’inconscient des personnages d’y nager plus aisément. Et c’est peut-être là que réside la tension de Stars at Noon, précisément dans ce que leur amour est le disjoncteur qui pourrait provoquer la fin du rêve et déclencher le réveil. Trish est prisonnière de son rêve comme elle est prisonnière du Nicaragua, elle n’a pas de papiers et aucun moyen à priori de rentrer aux États-Unis. Sa rencontre avec Daniel, la chaleur et l’effervescence qu’elle génère, laisse entrevoir l’espoir d’une fuite, la possibilité de rejoindre le Costa Rica en traversant la frontière : ici, il est donc tout aussi bien question de la frontière physique séparant deux États que de la frontière psychique séparant deux états, la veille et le sommeil. Le passeport apparaît, par exemple, comme cette clé qui permet de passer d’un État à un autre mais aussi du rêve au réveil : le film s’arrête – et le rêve aussi ? – après qu’elle ait récupéré son passeport auprès du Subtenente Verga, l’un des personnages du film qui revient sans cesse, comme s’il était le seul représentant de sa fonction. S’enfuir avec Daniel vers le Costa Rica, c’est fuir le rêve et c’est donc paradoxalement quitter Daniel : alors que doit faire Trish ? Le mystérieux personnage, incarné par le réalisateur américain Benny Safdie et qui interpelle sans cesse l’héroïne, fait office de voix de la raison auprès d’elle, et l’enjoint à quitter Daniel si elle ne veut pas quitter, par la même occasion, le pays des merveilles.

À leurs corps défendants

En effet, il se pourrait bien que Stars at Noon soit une relecture du conte de Lewis Caroll, substituant un Nicaragua éteint et silencieux au monde fantasque coloré d’Alice. Et pourtant, la magie opère encore. L’interprétation de Margaret Qualley y est pour beaucoup : visage d’ange, regard expressif, gestes élégants et nonchalants à la fois, chaque plan s’en retrouve puissamment incarné. Quant à l’anglais Joe Alwyn, il est l’image fantasmée du prince charmant ; à ce titre, il est tout aussi galant et banal que son rôle le lui commande. Il ne nous revient pas de juger si alchimie il y a, puisque l’histoire n’est pas la nôtre, mais celle de Trish, et le rêve n’est jamais soumis à aucun contrôle qualité. Tout autour d’elle, rien n’est statique, la ville n’est pas un décor inerte que les deux personnages piétinent mais forme un vrai monde auxquels ils se conforment ; comme dans Il Buco de Michelangelo Frammartino, toute matière qui nous entoure est vitale et forme, non pas un décor, mais constitue un tout dont nous ne sommes qu’une partie. La matière qui nous entoure n’est jamais plate ni immobile, elle bouge, fait des reliefs, se métamorphose et n’est pas toujours belle. Elle est instable, et les personnages de Stars at Noon sont sans cesse en mouvement, comme pour revendiquer leur statut de vivant. Néanmoins, le passage le plus bouleversant de liberté reste la scène de danse immobile dans le bar vide, au milieu du film, sur la sublime bande-son des Tindersticks, qui continue son travail remarquable avec Claire Denis. Tout au long de Stars at Noon, le groupe anglais imagine ô combien avec justesse quelle mélodie accompagnerait nos rêves qui restent, au demeurant, toujours silencieux. Dans cette scène éclairée au néon violet, la proximité qui lie les nouveaux amants restaure l’amour comme la force la plus rassurante qui soit ; elle complique encore davantage le dilemme de Trish : partir avec ou rester sans lui ? Ce temps de pause dans l’histoire s’approprie la narrativité du rêve, en soi déjà cinéphilique : une histoire incomplète, sans début ni fin, des morceaux d’histoires, de situations, dont on peut juste expérimenter l’ambiance ou bien décider d’en analyser chaque moment. L’instabilité des deux héros, c’est celle des électrons, donc l’instabilité de la matière même. Parce qu’ils sont seuls contre tous, ils forment un rempart contre l’invasion de la rationalité, qui voudrait annihiler tout mouvement qu’elle n’autoriserait pas.

Claire Denis réussit donc un pari risqué avec Stars at Noon : nous intéresser à un rêve qui n’est pas le nôtre, et faire de ce rêve non pas la simple exploration égoïste d’une psyché, mais la psalmodie de notre monde contemporain, qui lutte toujours entre amour et autodestruction. Comme pour reprendre les répliques célèbres du plus grand film jamais fait sur le rêve, Mulholland Drive de David Lynch, « There is no band » : il n’y a pas de structure narrative toute faite sur laquelle nous reposer. « It’s all an illusion », peut-être, mais qui en dit long sur notre réel.

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