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Médéric (Jean-Charles Clichet) aborde Isadora (Noémie Lvovsky) dans la scène d'ouverture de Viens je t'emmène
Interview

Interview d'Alain Guiraudie pour « Viens je t'emmène »

Rédaction
Avec Viens je t'emmène, Alain Guiraudie signe un film léger et retrouve l'humour si décapant qui caractérise son œuvre. Il s'intéresse cette fois-ci au spectre de la menace du terrorisme islamique et à la place qu'elle occupe dans nos imaginaires tout en en filmant, comme à son habitude, les puissances et les contrariétés du désir. Nous avons rencontré un cinéaste généreux pour une longue interview où nous revenons en détails sur différents aspects du film et de son œuvre en général.
Rédaction

« Viens je t'emmène », un film d'Alain Guiraudie (2022)

Pour Viens je t'emmène, qu'est-ce qui a été premier : un désir de comédie, avec sa structure et ses gags, ou la volonté d'approcher le spectre de la menace du terrorisme islamique ?

Un peu les deux. Quand je fais un film, plusieurs idées viennent se télescoper. Il y a la rencontre avec Isadora, les attentats, l'envie de parler du monde d'aujourd'hui et aussi l'envie de faire un film drôle car je sortais de deux films assez sombres, L'inconnu du lac et Rester Vertical. Je voulais me requinquer et trouver du positif dans une période elle aussi sombre car j'ai commencé à écrire après les attentats de Nice et avant ceux de Strasbourg, qui faisaient évidemment suite à ceux de Paris et Bruxelles. L'idée n'était évidemment pas de parler de cela joyeusement. Je me suis intéressé aux traces que cela a laissé sur nous et sur la façon dont cela a changé notre regard sur les musulmans, et les arabes par extension. Faire un film sur les attentats seuls ne m'aurait pas intéressé, tout comme sur Isadora et ses amours contrariés. Ce sont vraiment plusieurs idées de films qui finissent pas se rencontrer et je fonctionne toujours comme ça.

Comment avez-vous choisi les acteurs ? Vous les aviez en tête dès le départ ou cela s'est-il décidé au moment du casting ?

Ça s'est fait au moment du casting. Je n'écris jamais en pensant à des personnages réels ou des comédiens. Ça m'est peut-être déjà arrivé de penser à des comédiens mais finalement ceux-ci ne convenaient pas. Je repasse alors par un processus de casting et de rencontres. À chaque fois, je dois faire le deuil des personnages tels que je les ai en tête et qui s'avèrent finalement être assez diffus. Ils consistent souvent en un mélange de différentes choses que je ne rencontre pas dans la vie réelle, donc il me faut travailler avec les gens que je rencontre. À l'arrivée, il reste quand même un léger mix des deux jusqu'à un tel point que j'en viens à les confondre.

Le fait qu'il s'agisse d'acteurs plutôt connus vous a-t-il posé problème pour les intégrer à votre univers si particulier ? Certains acteurs ne sont a priori pas très "guiraudiens", si cela veut dire quelque chose.

Je pars d'archétypes sociaux assez forts qui se singularisent tout au long du film. Ce sont les comédiens, avec leur façon d'être et leur vécu, qui permettent cette singularisation. Par exemple, Gérard, le mari d'Isadora, fume des cigarettes hyper féminines (de la marque Vogue) et je trouvais que c'était une bonne idée, et je ne l'aurais jamais eue tout seul. C'est parce que Renaud Rutten fume réellement des Vogue que j'ai trouvé l'idée géniale. Jean-Charles Clichet, lui, est toujours en train de vapoter. Les comédiens apportent une vraie dimension humaine et concrétisent beaucoup de choses. Une vieille tradition de l'art dramatique héritée de Constantin Stanislavski veut que l'acteur doit intérioriser le personnage et le façonner. Le comédien doit rentrer dans le personnage. Chez moi, au contraire, c'est le personnage qui va se glisser dans la peau du comédien, d'où l'importance que j'accorde toujours au personnage. C'est un drôle d'aller-retour qui permet une singularisation.

Le choix de Doria Tillier, en opposition à celui de Noémie Lvovsky, est un des nombreux gags de Viens je t'emmène. Était-ce aussi une manière pour vous de reposer votre conception du désir qui traverse tous vos films ?

C'est bien sûr un gag assumé, à la fois drôle mais politique aussi. Je m'intéresse à certains types de corps et pas à d'autres, c'est pourquoi je voulais qu'une "bombe" court après Médéric qui, lui, désire un tout autre type de corps, celui d'Isadora. Je n'avais pas encore filmé cela avec des femmes et en particulier une âgée de plus de 50 ans. Ça m'intéressait d'érotiser ce type de corps — même si tous les corps sont érotiques — qui sont peu concernés par la sensualité au cinéma.

Comment justement le travail avec Noémie Lvovsky s'est-il déroulé ?

Pour elle, ça a été vraiment le grand saut et une expérience nouvelle. De son côté, elle a très vite accepté le rôle, joyeusement, et ça a été le saut en parachute : on a envie d'essayer mais ça fout la trouille !

Parmi tous les personnages qui peuplent Viens je t'emmène, le groupe des jeunes de banlieue n'est pas singularisé. Il est filmé selon le cliché habituel alors qu'un gag comme vous en avez le secret aurait pu en donner une autre image.

L'idée était vraiment de les gérer comme des silhouettes interchangeables, et c'est de cette manière que j'ai voulu en faire un gag sans sortir du cliché. Ils n'ont d'ailleurs pas de noms au générique. L'effort de singularisation s'est plus concentré sur Sélim et Charlène. Il y a quand même l'altercation avec Médéric où ils tiennent des discours plutôt bizarres et complotistes contre les djihadistes. Mais après je reconnais que je n'avais pas non plus la place pour mieux les singulariser.

Médéric se fait molester par la bande de racaille dans Viens je t'emmène
© Les Films du Losange

Il y a également les habitants de l'immeuble qui ressemblent à de vrais voisins vigilants, bien que l'un d'eux porte une chemisette très "guiraudienne". On pourrait peut-être aussi regretter ici l'absence de gags qu'on pouvait attendre, un gag érotique, comme une partouze par exemple.

Ils fument quand même un pétard ensemble chez Monsieur Coq ! Puis on découvre les armes. Là où je vous rejoins, c'est qu'il y avait une volonté de ma part d'aller à l'encontre de ce que j'avais déjà fait par le passé. Viens je t'emmène joue beaucoup avec cette dimension sexuelle. Par exemple, on ne sait toujours pas à la fin du film si Médéric est homo ou hétéro, s'il a voulu coucher avec une femme à un moment de sa vie. J'ai clairement veillé à ce qu'il y ait une attente autour de tout ça, notamment dans la relation entre Médéric et Monsieur Coq. Certes, ça arrive à la fin du film et ça ouvre le récit. Vous faites sans doute référence au Roi de l'évasion où ils se retrouvent tous à la fin dans une cabane, mais je voulais faire autre chose. Dans Viens je t'emmène, il y a le désir d'être ensemble, de vivre les uns à côté des autres, mais pas avec tout le monde... On veut garder la distance par rapport à l'autre. C'est un signe de notre époque et de nos sociétés, tout le monde veut aller vivre à la campagne loin du voisin. Voilà pourquoi je ne les fais pas tous coucher ensemble (rires) !

Pourriez-vous revenir sur la figure hilarante du policier qu'on retrouve dans plusieurs de vos films, et à nouveau dans Viens je t'emmène où il continue d'être un agent perturbateur. D'où vous vient ce gag, cette idée ?

Je pense déjà qu'il y a une lecture très simple qui serait de l'ordre du surmoi, de la conscience de celui qui surveille, tel Jiminy Cricket (rires). Dans Viens je t'emmène, il rejoint le côté voisin vigilant et sécuritaire, il est plutôt négatif, fait attention à tout ce qui se passe même chez lui, il est aussi un peu pervers car il aimerait bien s'enticher d'Isadora. Je suis dans le gag de l'hyper-sécurité. Et en plus s'il pouvait empêcher Médéric d'arriver à ses fins avec Isadora, c'était parfait ! Dans L'inconnu du lac et Le Roi de l'évasion, les policiers n'ont pas la même fonction et évoluent selon les films. Dans le premier, c'est un passeur qui pose les bonnes questions qu'un hétéro qui ne connait pas ce monde-là se pose, même si on ne sait jamais très bien d'où il sort (rires). Dans le second, le policier devient éminemment sympathique car il mène l'enquête pour son propre compte. Le rapport à la police en France est également compliqué car nous avons une mauvaise image de celle-ci.

À la fin de Viens je t'emmène, tous les personnages sont rassemblés devant la porte de l’immeuble de Médéric et se disent qu’ils vont aller prendre un dernier verre tous ensemble dans l’appartement. On attend donc peut-être une scène finale à l’intérieur avec tout le monde, mais au moment où ils pénètrent dans l’immeuble, le personnage de Charlène arrive en courant dans la rue, en criant « attendez-moi », et le film se clôture sur elle, en train de courir, dans le mouvement. De la même manière, le film débutait également dans le mouvement, sans introduction, sans présentation des personnages, en allant directement dans le vif du sujet, avec la scène de drague entre Médéric et Isadora. Et tout le film travaille cette idée de mouvement, mais aussi celle d’interruption. Il y a un jeu entre les deux….

Je commence à régler quelque chose dans mon travail, à ce propos-là. Pour ce qui est du début et de la fin, j’ai de toute façon décidé d’arrêter de faire des scènes d’exposition car, la plupart du temps, on finit par les couper au montage parce qu’on se dit que c’est chiant, que le film n’arrive pas à démarrer. Alors autant rentrer directement dans le vif du sujet. Pourtant, à l’écriture, la production m’a suggéré ces scènes d’introduction, on m’a dit par exemple que ce serait bien qu’on rencontre les voisins de Médéric dès le début. Je pense justement que c’était très bien de les rencontrer par l’intermédiaire de Sélim et de son « intrusion » dans l’immeuble. Les scènes d’exposition me font chier, ça c’est clair et c’est réglé depuis longtemps. Même dans L’Inconnu du lac, on a cherché à arriver le plus vite possible à la scène de noyade, alors qu’il fallait quand même en passer par un certain nombre d’étapes, que le personnage principal flashe sur le tueur, etc. Donc oui, rentrer vite dans le vif du sujet, c’est important. Quant au final de Viens je t'emmène, je trouve que c’est vachement bien de terminer sur Charlène. Personnellement, c’est une de mes fins préférées dans mes films, car à la fois on est dans l’élan, et puis on ne termine pas non plus sur le personnage principal de manière banale. On a filmé un plan très « plan-plan », qui était destiné à clôturer le film, un plan large de l’immeuble où les derniers personnages entrent et puis on voit l’immeuble dans toute sa majesté. D’ailleurs on a traîné cette fin-là durant un petit moment au montage, mais je ne l’aimais pas. J’ai toujours eu envie de terminer sur Charlène, surtout qu’il y a l’idée de quitter le film en plein vol. Je trouve ça mieux que de faire retomber le soufflé. C’est une question d’énergie et c’est aussi bien que le spectateur reparte avec des questions, qu’il y ait quelque chose derrière la fin, ça ouvre des possibilités. Après, pour ce qui concerne le rythme interne du film, j’ai travaillé Viens je t’emmène à l’inverse de ce que j’avais fait pour Rester vertical. C’est-à-dire que dans Rester vertical, j’avais l’impression d’avoir tout de même fait quelque chose de mollasson. Le film est en tout cas très contemplatif, il prend son temps, c’est une vraie flânerie cinématographique. Tandis qu’ici, j’avais envie d’être dans quelque chose de rythmé mais aussi dans une plus petite forme, une forme plus mineure qui lorgnerait du côté du vaudeville et de son rythme. Je trouve ça pas mal, dans cette optique-là, de couper puis de reprendre le fil d’une action.

Oui, il y a plusieurs moments dans Viens je t’emmène où les personnages sont interrompus alors qu’ils sont plus ou moins au repos, et sont interrompus dans ce repos pour être remis en mouvement, notamment dans la scène de sexe à l’hôtel, ou encore lorsque Médéric surprend Sélim et Charlène en train de prier chez lui. C’est vraiment dans ces scènes-là qu’on voit le travail sur l’interruption et la remise en mouvement.

Avec mon monteur, on a tendance à faire la chasse à tous les temps morts, et sur ce film-ci c’est encore plus vrai. C’est d’ailleurs étonnant car on a été très vigilant sur ce point. On a veillé à être tout le temps dans le mouvement, mais en même temps ça m’est rarement arrivé de couper aussi peu de scènes.

Paradoxalement aussi, Viens je t’emmène est toujours dans le mouvement, et les personnages aussi, mais en même temps ils tournent toujours en rond, ou en tout cas autour des mêmes lieux, autour d’endroits qu’ils connaissent, que ce soit chez eux, devant chez eux... En intérieur ou en extérieur, ils en reviennent toujours aux mêmes points.

Même dans les extérieurs, c’est vrai qu’on est resté sur des lieux emblématiques de Clermont-Ferrand. On a décidé de prendre quatre ou cinq points emblématiques et de dessiner la géographie de la ville à partir de ces points, avec le cœur de la ville qui est représenté par la grande place principale, l’immeuble pas loin de là, la cité, le lotissement… Ça m’intéressait de cerner les diverses strates d’une ville. Mais, par exemple, il y a un moment du film qu’on a failli zapper, à cause de cette réflexion-là, c’est le passage où Médéric suit Sélim jusqu’à une mosquée. On voulait montrer une vraie belle et grande mosquée, et puis finalement on s’est dit qu’il n’y en avait pas à Clermont-Ferrand, en tout cas pas une mosquée de style orientale, ce qu’on recherchait. Alors, à un moment, on a pensé à tricher et à aller tourner cette scène ailleurs, mais on s’est dit que ça ne collait pas avec Clermont-Ferrand. Alors au lieu de faire avec la vraie mosquée, qui ne nous convenait pas, on pensait simplement à enlever la scène, mais après on s’est rendu compte que ce qui comptait dans cette scène, c’était moins la mosquée que la cité, pour qu’on puisse voir un peu où habitaient ces jeunes dont on parlait plus tôt. Et cela appuyait l’idée de délimiter les strates d’une ville moderne, avec la cité qui est un peu plus loin du centre de la ville, et les lotissements qui sont au-delà de la cité. Et c’est pour cela que finalement on revient toujours un peu dans les mêmes endroits, car cela contribue à dessiner une géographie qui est intrinsèque à la ville mais qui est aussi nécessaire au film, sans pour autant montrer cette ville sous toutes ses coutures. Après, le fait de tourner toujours autour des mêmes endroits, de faire en quelque sorte du surplace, je pense que c’est un motif qui est récurrent chez moi.

Le rêve, la dimension onirique est généralement très importante dans vos films. Dans Viens je t’emmène, le rêve est finalement réduit à l’état d’un cauchemar unique, celui que fait Médéric et dans lequel il surprend des musulmans en train de prier dans son salon avant de se faire jeter par la fenêtre. Est-ce que cette manière de figurer aussi explicitement un cliché comme celui-là ne pouvait être fait que par l’intermédiaire d’un rêve, et en l’occurrence d’un cauchemar ?

En tout cas, cette scène répond pleinement au mythe du « grand remplacement », à cette logique qui vient des années 80 et qui est une espèce de mythologie moderne. C’est marrant car j’ai un ami auquel je fais lire mes scénarios avant de tourner qui m’a demandé s’il n’y avait pas moyen de faire autrement pour évoquer cette idée du grand remplacement que de recourir au rêve, mais je n’ai vraiment pas trouvé une meilleure façon de le faire. Ce qu’il y a de bien avec le rêve, c’est que ça remet en perspective les choses de la vie. Et en plus, on le prend pour argent comptant, ce rêve-là, au moment où on le découvre. Et il a le mérite de bien foutre le bordel dans la tête du spectateur, qui peut se dire « mais qu’est-ce qu’il fout, Guiraudie, à nous filmer des musulmans en train de prier devant des images de statues détruites ? » (rires). Je pense que ça va assez loin mais que le réveil est très libérateur.

C’est aussi une vraie scène de comédie…

Oui, j’ai pu constater la puissance comique de cette scène dans pas mal de salles, lors des projections du film. Ça fonctionne bien et je n’ai pas trouvé mieux que le rêve pour en arriver à cette efficacité-là, qui est aussi une efficacité comique.

C’est aussi la première fois que vous filmez autant d’écrans, que ce soit des écrans de télévision ou d’ordinateur. Et les images montrées par ces écrans sont toujours des images liées à la violence, à savoir la propagande djihadiste, les statues détruites, l’après-attentat, le résultat des échauffourées à la fin, etc. Et la violence ne surgit finalement qu’à travers les écrans….

Ça, c’est vraiment des motifs du monde moderne. Le fait même de rentrer dans une chambre d’hôtel où un couple est en train de faire l’amour avec la télé allumée, c’est très contemporain. On a appris à vivre avec des écrans, il y en a partout. Moi le premier, je trouve que la télé est souvent trop allumée chez moi. Je me souviens que, quand j’étais gamin, si on ne regardait plus la télé, on l’éteignait. C’était un truc qui ne servait qu’à être regardé. C’est un signe des temps et je trouve que c’est aussi très anxiogène, cette multiplication des écrans et cette multiplication de l’information, ou de la non-information. J’ai été le premier à rester scotché devant mon écran, devant BFM TV, à l’occasion d’événements marquants, comme par exemple les attentats de Strasbourg. Pourtant, on ne voyait rien, juste le fond de la rue avec des gyrophares qui passaient de temps en temps, un fourgon de police qui bloquait la circulation, tout ça en plan fixe pendant des heures avec un journaliste en voix-off qui ne savait rien et qui disait aux gens de rester chez eux. Quand on regardait ça à un millier de kilomètres, c’était vraiment très anxiogène. Mais cinématographiquement, il y a tout de même quelque chose d’intéressant qui ressort de ça, c’est que, au bout d’un moment, au sein de ces écrans, on ne sait plus si ce qu’on voit relève du réel ou de la fiction. Il y a un drôle de filtre qui opère là. Cette sensation m’intéressait pour Viens je t’emmène, cette drôle de sensation qu'on peut éprouver quand on retrouve à l’écran des lieux familiers ou quand on revoit à la télévision quelque chose qu'on vient de vivre. Ce n’est même pas de l’ordre de la mise en abyme mais plutôt du fait de donner une autre dimension à ce qu'on a vécu. C’est peut-être ça aussi qui donne une dimension réelle à l’événement, paradoxalement, le fait qu’il passe à l’écran.

Le désir circule entre Médéric et Isadora dans Viens je t'emmènes
© Les Films du Losange

Dans Viens je t’emmène comme dans vos précédents films, les personnages se désirent les uns les autres, mais il y a peut-être dans celui-ci quelque chose de différent car il n’y a pas véritablement de circulation du désir, qui est souvent stoppé net dans son élan. Beaucoup de personnages se prennent des vents, se voient opposer des refus catégoriques, à l’image du personnage incarné par Doria Tillier ou celui de Sélim.

Il me semble qu’il y avait déjà un peu ça dans mes autres films, sauf peut-être dans Le Roi de l’évasion. Mais par contre, le désir dans mes films ne se concrétise pas forcément dans le sexe. Ça, ça me semble important. C’est vrai que dans Le Roi de l’évasion, il y a plus de concrétisation du désir car le film se situe sans doute plus du côté du fantasme. Mais même dans L’Inconnu du lac, il y avait toujours le contrepoint de cet homme, joué par Patrick d’Assumçao, qui restait à l’écart de tous les autres et avec lequel il y avait quelque chose d’autre qui se passait. Il y avait une forme de désir entre lui et le personnage principal, mais un désir qui se dénouait plutôt dans une forme d’amitié que dans une envie ou un projet sexuel. Mais dans la réalité des choses, le désir ne circule pas si bien que ça, malheureusement. Et puis, je pense que Viens je t’emmène se situe aussi beaucoup plus dans le doute et le trouble par rapport à la nature du désir. Par exemple, c’est vrai que Sélim se prend un vent de la part de Médéric, mais on ne connaît pas vraiment la nature du désir de Sélim. Peut-être qu’au fond, Sélim n’a jamais rien demandé et que c’est Charlène qui a menti aux autres en faisant croire qu’il est homosexuel pour détourner les soupçons comme quoi il serait djihadiste. Je pense qu’on n’est pas obligé de tout prendre pour argent comptant. Et puis, c’est toujours pareil, des gens qui se courent après sans que ça marche, c’est quand même une source intarissable de comédie. En tout cas dans Viens je t’emmène, c’est le cas.

Dans notre cycle de textes que nous avons consacré à votre cinéma, le nom de Bruno Dumont apparaît sans cesse comme lien ou point de comparaison. Est-ce que vous entretenez un dialogue, ou un "dialogue de sourds", avec lui à travers vos cinémas respectifs ?

J’en ai la sensation, en tout cas. Je ne sais pas trop comment ça fonctionne de son côté mais en ce qui me concerne, je sais que je l’avais invité à une conversation une fois, pour dialoguer autour de Flandres. Je sais que ses films sont une référence pour moi.

Il a aussi certainement vu vos films et s’en est inspiré pour les siens, notamment P’tit Quinquin qui semble assez bien influencé par Le Roi de l’évasion...

Je n’en sais rien, vous n’être pas le premier à me le dire mais en tout cas je sais que, personnellement, je me nourris énormément de Hors Satan, par exemple, quand je fais Rester Vertical, notamment dans le rapport au paysage et dans cette volonté de prendre à bras-le-corps le monde. Hors Satan m’avait beaucoup impressionné sur ce plan-là. Par contre, on me parle beaucoup de France pour le mettre en comparaison avec Viens je t’emmène, alors que j’ai eu beaucoup de mal avec ce film. Évidemment, je ne l’avais pas vu avant de faire Viens je t’emmène. Mais je ne comprends pas vraiment cette comparaison parce que c’est un film qui m’est vraiment passé au-dessus de la tête. Même sur la question de la télévision, j’ai trouvé ça très faible pour un Dumont.

Et par rapport à L’Humanité, sur le plan des personnages, de l’humour… ?

Je sais que c’est un film qui m’a frappé à l’époque parce que j’y voyais vraiment quelque chose de nouveau. Si ça m’a marqué, c’est plutôt de manière inconsciente, je pense. C’est étonnant, parce qu’il y a un côté cousins éloignés entre lui et moi, ou de frères pas si proches qui ne se voient jamais.

Et récemment, quels films ou cinéastes vous ont intéressé ?

Récemment, le vrai choc cinématographique, c’est Onoda d’Arthur Harari. Évidemment, au débotté comme cela j’ai du mal à me souvenir de mon « top 5 » de l’année passée… Oui, il y a First Cow de Kelly Reichardt. Et un autre français, Les Olympiades de Jacques Audiard qui m’a vachement plu, j’ai trouvé ça très fort sur les nouvelles façons de s’aimer, comment le sexe venait avant l’amour, j’ai trouvé ça super. Il y a un critique argentin qui me demande mon « top 5 » chaque année, et l’année dernière je crois que c’était ça, Onoda en premier et Les Olympiades en second.


Entretien réalisé par Guillaume Richard et Thibaut Grégoire à Bruxelles le 28 avril 2022.

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