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James Stewart au procès dans Autopsie d'un meurtre
Esthétique

« Autopsie d'un meurtre » d'Otto Preminger : Sauver les apparences, s'en défendre

Des Nouvelles du Front cinématographique
L'image est bonheur mais près d'elle séjourne le néant. Comme on y pense devant la fin d'Autopsie d'un meurtre d'Otto Preminger, avec cette poubelle remplie de déchets qui sont l'indice matériel d'une abjection morale. Du bonheur à l'ordure il y va encore du hors-champ, qui est le réel dont se soutient la représentation, l'irreprésentable qui revient au spectateur en ne confondant pas vérité et véridicité. C'est au prix de ce distinguo, qui est une affaire de travelling et de morale, que le grand cinéma classique s'est évertué à sauver les apparences. C'est à ce prix qu'Autopsie d'un meurtre est l'autoportrait de son auteur – un ottoportrait.

L'image, le bonheur et l'ordure
(Preminger, ottoportrait)

L'image est bonheur, mais, près d'elle, séjourne le néant. La phrase de Maurice Blanchot, tirée de L'Amitié (1971), a été particulièrement ruminée par Jean-Luc Godard au moment des Histoire(s) du cinéma (1988-1998). Cette phrase-là, comme on y pense à la fin d'Autopsie d'un meurtre (1959) d'Otto Preminger. On la rumine à notre tour, intensément, quand s'impose, après 160 minutes d'un film qui représente par lui-même un exemple dans l'achèvement du grand programme classique hollywoodien, la réalité la plus triviale. Une poubelle et ses déchets, parmi lesquels des bouteilles d'alcool vides et une chaussure à talon décharnée.

Alors voilà où nous aura mené le génie respectif d'un avocat (Paul Biegler) jubilant dans la maîtrise des ficelles du prétoire, de son interprète (James Stewart) qui donne à son rôle la jubilation de son interprétation, et du cinéaste (Otto Preminger) qui conçoit la mise en scène comme la conjonction spéculaire des scènes (le théâtre du procès et celui du film de procès sont leur métaphore réciproque). Voilà donc où nous aura destiné un long-métrage s'appliquant à imposer le film de procès en genre à part entière tout en déliant le dispositif judiciaire de la philosophie spontanée lui prêtant une fonction de production de vérité : une boîte à ordure.

Deux heures quarante n'auront pas été excessives pour circonscrire une image du bonheur, celle des hommes dont le désir consiste à bien faire son travail (défendre la peau d'un présumé coupable) sans s'abuser en croyant faire autre chose (faire la vérité). Ce travail qui est la dignité que les amis doivent aux amis (le vieil assistant picolant par désœuvrement, la secrétaire que l'on n'a pas payée depuis longtemps) en se la devant autant à soi-même (sinon, autant aller à la pêche et remplir son réfrigérateur de poissons que l'on ne mangera jamais). Une image du bonheur, image concrète du travail dont la morale se refuse aux abstractions du service des biens, ce travail consistant à retrouver une face que l'inactivité déprime. Une image du bonheur près de laquelle séjourne le néant dont la poubelle est un container. Et, déjà, au début d'Autopsie d'un meurtre, le poisson remplit le frigo du bureau.

Voilà ce qu'a été le classicisme hollywoodien, celui d'Autopsie d'un meurtre exactement contemporain de celui de Rio Bravo (1959) de Howard Hawks, soit un régime de représentation qui montre ce qu'il raconte en racontant ce qu'il montre, qui est le travail et l'amitié redonnant face et dignité, qui est la tenue des principes dont le pragmatisme protège des illusions de l'universel abstrait. Redonner sourire et force à Dude (Dean Martin) comme à Parnell (Arthur O'Connell), voilà ce que l'on peut faire, voilà ce que fait un film qui montre ce qu'il raconte et raconte ce qu'il montre. Voilà une image du bonheur, jamais dupe de l'ordure qui la borde. Voilà un film, Autopsie d'un meurtre, qui donnerait par la bande l'autoportrait de son auteur, Otto Preminger – un ottoportrait.

Du distinguo entre vérité et véridicité

La fin d'Autopsie d'un meurtre déroge avec une évidence, tranquille mais tranchante, à deux conventions d'un genre, celui du film de procès dont l'opus d'Otto Preminger représente cependant un paradigme plus que parfait. C'est d'abord l'ellipse du réquisitoire de l'avocat général représentant le ministère public comme de la plaidoirie de l'avocat de la défense. C'est ensuite le caractère étonnamment expéditif de la déclaration des jurés prononçant la non culpabilité de l'accusé, avec son refus du découpage et son rapide fondu-enchaîné. La souveraineté d'un réalisateur alors identifié par les critiques français, ceux des Cahiers du cinéma et les mac-mahoniens, comme un parangon de la mise en scène, se juge aussi par le contenu moral de ses choix esthétiques.

L'ellipse, par son redoublement même, écarte ainsi la théâtralité stricte des acteurs du prétoire pour lui préférer la dialectique de leurs interactions antagoniques, cette agonistique qui est un jeu soumis au regard supposément impartial mais réellement non indifférent du tiers, le juge Weaver (joué par un vrai juge, Joseph N. Welch, connu pour avoir joué un rôle décisif dans la chute du sénateur McCarthy). L'expédition du jugement indique de son côté que le tribunal comme machine théâtrale intéresse plus que sa fonction consistant à juger. Car il s'agit aussi de juger du jugement de justice en le jugeant depuis un autre tribunal qui est celui de la mise en scène. Le théâtre judiciaire dont le procès est la scène privilégiée n'a pas pour vocation de produire une vérité, mais d'établir une véridicité. Ce distinguo est l'enjeu d'une autre justice qui, hétérogène à celle du droit, ne confond pas un énoncé valable universellement (comme une vérité mathématique et scientifique) avec un autre déductible d'un processus de véridiction (comme un consensus établi localement, relatif à une seule situation circonscrite et imposé après une lutte entre des interprétations rivales).

Le jugement n'est donc jamais l'affaire d'un film qui, comme tous les grands films classiques hollywoodiens, et ceux d'Otto Preminger en particulier, sauve les apparences sans en être dupes, en montrant comment le semblant dit sa propre vérité en étant confronté à lui-même. Le leurre se fait voir comme leurre et c'est ainsi que, par le biais du faux, l'on distingue le faux du vrai. On pourra ainsi juger de la décision de justice en jugeant que la victoire de l'avocat de la défense, si elle est la preuve du bon fonctionnement de l'institution comme de son investissement redonnant force et dignité à ses artisans, est une victoire bien paradoxale quand un hors-champ saturé de violences implicites peut inviter à leur reproduction, et s'engorger d'autres injustices.

On sépare alors dans l'image ce qui tient du bonheur (des avocats dont le travail bien fait restitue la dignité) et ce qui revient au néant (la poubelle des clients vite partis en y laissant plus que des déchets matériels, mais aussi quelques ordures personnelles). Du bonheur à l'ordure il y va du hors-champ. Le hors-champ appartient au réel, l'irreprésentable dont se soutient la représentation comme le néant borde toute image vraie, qui est bonheur. Le hors-champ où se tient le spectateur à qui revient la possibilité de distinguer la vérité de la véridicité, et dont le distinguo justifie la morale qu'il y a à sauver les apparences sans en être les dupes.

La relativisation sans le relativisme

Autopsie d'un meurtre est un film dont la dimension exemplaire n'est pas dénuée de paradoxes. D'abord, on l'a dit, Otto Preminger, qui peut s'appuyer sur l'excellent script de Wendell Mayes tiré d'un grand succès de libraire de John D. Voelker, ne respecte pas certaines des conventions du film de procès déjà amorcées et largement établies depuis, comme la confrontation des réquisitoires et des plaidoiries ou la minoration du jugement final. Ensuite et surtout parce que l'entreprise visant à hausser le film de procès au rang de genre majeur conduit à une forme de relativisation radicale de la philosophie du droit et de la justice dont on comprend alors, si on n'avait lu ni Kant ni Kafka, et pas davantage Deleuze relisant le premier à la lumière sombre du deuxième, qu'elle n'a aucunement pour vocation d'énoncer la vérité mais de produire des normes dont la transgression mérite un jugement associé à un châtiment.

La minoration de la décision de justice qui aurait dû être un clou témoigne au contraire de la cohérence, on voudrait même dire de la logique d'un film qui, aussi exemplaire soit-il du genre dont il représente l'acmé, propose la relativisation du dispositif judiciaire dans son rapport à la vérité à laquelle il substitue la véridicité, et cela sans pour autant s'autoriser d'aucun relativisme moral. Parce que la véridicité établie au terme du procès (l'accusé, Frederick Manion, s'il a tué de cinq balles tirées à bout portant Barney Quill, est reconnu non coupable, victime d'une « impulsion irrésistible » ayant suspendu sa conscience) n'escamote pas la vérité, approchée sans jamais être explicitée (le non coupable n'est pas innocent d'un meurtre perpétré en toute connaissance de cause).

James Stewart et les avocats au procès dans Autopsie d'un meurtre
© Carlotta Films

Après le distinguo théorique entre vérité (universelle) et véridicité (locale), après la distinction critique entre la décision de justice (l'accusé est reconnu non coupable) et la vérité qu'elle offusque (l'accusé a en toute conscience assassiné), le refus que la relativisation débouche sur le relativisme est un tour de force dialectique, d'une virtuosité qui aurait peut-être obligé Otto Preminger à ne pas en rajouter. L'Homme au bras d'or (1955) en a donné l'allégorie, celle d'un virtuose (à la batterie) qui peut être un obsessionnel (du jeu) et un addict (à l'héroïne). En rabattre sur ses manières, c'est pour un maître dans l'emploi du plan-séquence et du mouvement de caméra miser davantage sur l'observation serrée des arabesques rhétoriques de ses protagonistes dont les subtilités reposent sur un savoir partagé des règlements objectifs comme des règles implicites caractérisant une scène à l'instar de celle d'un tribunal pénal. Autopsie d'un meurtre fait ainsi la jonction entre la séquence du procès d'Un si doux visage (1952) et l'analyse en plan large du fonctionnement des institutions, sénat (Tempête à Washington, 1962), église (Le Cardinal, 1963), US Navy (Première victoire, 1965), services secrets anglais (The Human Factor, 1979, qui est le dernier film d'Otto Preminger).

Autant de mondes sociaux dont la vérité intéresse tellement plus que l'apparence du grand sujet, et qui se distingue des régimes de véridicité caractérisant ces mêmes mondes. Le cinéma se comprend ainsi comme un théâtre dédié à la vérité des théâtres abritant des scènes participant à leur propre véridicité. Par des moyens qui lui sont propres, et qui sont le legs d'un artiste formé à l'école de Max Reinhardt, qui a monté une cinquantaine de pièces dans son théâtre avant de partir en 1935 aux États-Unis sur invitation de la 20th Century Fox, puis a travaillé à Broadway entre 1935 et 1940 avant de revenir à Hollywood et d'enfin y triompher avec son septième long-métrage, Laura (1945), Otto Preminger montre qu'il est un disciple de William Shakespeare à l'instar de Jean Renoir.

Ce que montre et cache une culotte

Il suffira seulement de confronter Autopsie d'un meurtre à quelques-uns de ses prédécesseurs hollywoodiens comme Le Procès Paradine (1947) d'Alfred Hitchcock et Témoin à charge (1957) de Billy Wilder, comme à certains de ses contemporains français tels Nous sommes tous des assassins (1952) d'André Cayatte, En cas de malheur (1958) de Claude Autant-Lara et La Vérité (1960) de Henri-Georges Clouzot, pour saisir des différences pas que formelles en étant réellement décisives. Avec Otto Preminger tout va ensemble, tout se tient en faisant un tout, le vrai qui ne se confond pas avec le véridique, le jugement de justice et le jugement non judiciaire de ce jugement, la relativisation critique du dispositif judiciaire qui n'entraîne en rien un relativisme moral en célébrant même la beauté morale de certains de ses artisans comme les avocats de la défense, le tribunal comme un théâtre avec son régime d'affrontement de véridictions qui sont des mises en scène dont le conflit est éclairé par la mise en scène de cinéma. Un rare exemple relativement récent à avoir retenu la leçon premingerienne est Le Mystère von Bülow (1990) de Barbet Schroeder.

Le programme classique connaît alors son apogée (on aurait pu également citer, réalisés entre 1958 et 1960, Comme un torrent de Vincente Minnelli et Certains l'aiment chaud de Billy Wilder, La Soif du mal d'Orson Welles et La Mort aux trousses d'Alfred Hitchcock, Les Nus et les morts de Raoul Walsh et Verboten ! de Samuel Fuller, Les Cavaliers de John Ford et le diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou de Fritz Lang). Cette apogée du classicisme, qui consiste à montrer ce que l'on raconte en même temps que l'on raconte ce que l'on montre, son seuil est la modernité qui, à l'inverse, creusera le hiatus du raconter et du montrer. Les modernes, de Luc à Moullet à Jean-Luc Godard comme de Jacques Rivette à Serge Daney jusqu'à Jean-Louis Comolli, ont alors pu énoncer ce que les classiques leur avaient toujours déjà enseigné, à savoir que les travellings sont aussi une affaire de morale.

Le hiatus, on le sent néanmoins. Déjà il fait vibrer le prétoire d'Autopsie d'un meurtre dont le blason est donné par le générique de Saul Bass, avec la silhouette rudimentaire d'un corps découpé selon le principe des papiers collés. Le hiatus joue partout en effet, dans les manières ostentatoires de Paul Biegler qui mise sur une culture locale commune avec le juge, dans les effets de séduction de l'assistant de l'avocat général (George C. Scott) qui rappelle qu'Otto Preminger, en cela héritier de Murnau, a filmé une histoire d'hypnose avec Le Mystérieux Docteur Korvo (1949), dans les plissements d'yeux et le sourire crispé de l'accusé (Ben Gazzara) indiquant que la vérité se joue ailleurs que dans l'enceinte du tribunal, dans les ivresses de son épouse (Lee Remick) qui s'appelle Laura et qui, comme la Laura de 1944, est auréolée d'une violence sexuelle qui est un lot commun aux hommes rivalisant pour remporter son trophée. Les apparences sont sauves, voilà ce que cela signifie : les artisans de la défense qui ont retrouvé du goût dans leur travail et la dignité y étant associée ne se cachent pas la vérité qu'ils n'ont pas besoin de s'avouer. Ou bien alors elle est lâchée par le client qui, relaxé, part sans payer en retournant à ses avocats l'argument de l'« impulsion irrésistible », cyniquement.

Le hiatus est une disjonction qui se dote d'un objet, une petite culotte qui fait glousser la salle d'audience. Si Autopsie d'un meurtre est jubilatoire, c'est aussi parce que le procès est la scène dont le formalisme et la légitimité symbolique, garante de la fiction démocratique aux États-Unis, peut accueillir un objet aussi trivial qu'une culotte. Et puis l'aveu d'une femme affirmant ne pas en porter une à chaque fois, l'emploi d'un terme aussi technique que spermatogenèse et l'hypothèse d'un viol qui aurait poussé le mari de la femme abusée à abattre froidement son violeur. Le Code Hays tremble, habitué aux provocations de l'auteur de La Lune était bleue (1953) et L'Homme au bras d'or. Chez Otto Preminger, surtout, il y a des objets qui cristallisent des jouissances, un manteau d'hermine (celui de la dame de l'opérette adaptée par Ernst Lubitsch et achevé après sa mort par Otto Preminger), un éventail (celui de Lady Windermere, la pièce d'Oscar Wilde déjà adaptée par Ernst Lubitsch en 1925). C'est encore le petit boîtier à billes avec lequel s'amuse le détective de Laura et lui font écho désormais la montre du juge Weaver et le hameçon de Paul Biegler.

La vergogne, un impératif catégorique, un hameçon

Si l'on cherche une preuve de l'intelligence d'Otto Preminger, on pourra la trouver dans l'une des séquences de pause du procès, si simple et tellement géniale, durant laquelle Paul Biegler offre au juge Weaver le hameçon qu'il aime se confectionner. Le passe-temps est une manière de décentrer le regard qui, ainsi, ferait mine d'être ailleurs tout en fixant sa concentration mais en usant d'un biais détourné, forcément un peu pervers. La charge métaphorique est vite désamorcée par l'assistant de l'avocat général qui reconnaît aisément avoir été hameçonné par son adversaire. Le désamorçage ne lèse cependant pas le spectateur parce que l'important se tient là, dans un objet quelconque qui fixe un monde et ses plaisirs, qui sont aussi des jouissances que rien n'explicite.

Parce qu'au bout de la ligne, les poissons remplissent le frigo en ayant valeur symptomatique d'une névrose excessive. Comme à l'autre bout, il y a des viols dont l'hypothèse sert à donner le change à un mari à qui sa compagne a dû dire qu'elle avait été violée par l'homme avec qui elle venait de flirter pour éviter que son courroux ne se retourne contre elle en lui étant fatale.

La culotte amène à la poubelle où les procès le sont aussi d'un sexisme banalisé dont les ordures sont des violences conjugales et sexuelles inavouées. Sauver les apparences ne consiste pas à être dupe des horreurs qui s'accumulent dans le hors-champ, ce dépotoir du réel. Sauver les apparences consiste à s'en défendre aussi. Cela conduit à voir alors que si la défense des salauds oblige à avoir les mains sales, elle est aussi un principe comme Kant a parlé d'impératif catégorique, une tenue qui est résistance dans la retenue, autrement dit dignité. L'impératif catégorique est aussi un hameçon. C'est la vergogne dont le juge Welch aura rappelé au sénateur McCarthy la nécessité morale.

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