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Épiphanies 2020 : Tentative de ne pas faire un Top Cinéma Annuel

Rédaction
Les épiphanies sont pour nous autant d'occasions de ne pas faire de top cinéma 2020 : ni hiérarchie, ni jugement de goût, rien que le passage d'affects quelque part entre les écrans de cinéma et les pensées et les corps des spectateurs.
Rédaction

Les Épiphanies ou l'art de ne pas faire un Top Cinéma 2020

Si 2020 « a été l'année de tous les dangers, pour les industries culturelles et particulièrement celle du cinéma, le cinéma n'en reste pas moins vivant, survivant. De fait, le cinéma est partout, dans nos corps et dans nos têtes, dans nos nerfs et dans l'air. (...) On ne peut pas respirer, on voudrait respirer, on ne peut pas ne pas faire autrement, c'est comme ça, on se désire vivants » comme le disent si bien ci-dessous Saad Chakali et Alexia Roux. C'est alors, pour continuer à les citer, que nous nous sommes « improvisés programmateurs quand les salles font défaut, asphyxiées par des politiques sanitaires plus que discutables. C'est alors, pour les amateurs que nous sommes, persévérer à être des spectateurs en accentuant qu'il y a dans nos choix des collages nécessaires et des constellations heureuses, des archipels impérieux et des montages impératifs ». Les épiphanies, qui marquent quelque chose qui a basculé à l’écran comme dans la perception, consistent exactement à sauver cela. Il ne faudrait pas les exclure ou les taire comme on le fait habituellement au moment d’établir un top cinéma et de classer les films en fonction de canons esthétiques. De ces tops, nous ne savons bien souvent rien. Les épiphanies, quant à elles, n’obéissent à aucune règle, pas de hiérarchie ni de jugement de goût, aucune volonté de cohérence censée devoir refléter la direction que prendrait le cinéma (ces fameux états des lieux) : seulement un sauvetage d’affects — parfois forts, parfois très subjectifs et toujours liés à de l’expérimentation — et leur récit.

Lire les épiphanies de...

Guillaume Richard

Thibaut Grégoire

Saad Chakali et Alexia Roux (Des Nouvelles du Front cinématographique)

Jérémy Quicke

Maël Mubalegh

David Fonseca

Marius Jouanny

Lire les épiphanies des années précédentes

Guillaume Richard

Raconter ses épiphanies, cela peut aussi consister à redérouler l'historique affectif d'une année de cinéma faite de rayons verts, mais aussi de souvenirs variés et évanescents qui peuvent ne plus rien à voir d'intéressant, sinon qu'ils ont compté, tandis que certains films aimés m'ont laissé malheureusement muet, comme Vitalina Varela de Pedro Costa, Uncut Gems de Benny et Josh Safdie ou I'm Thinking of Ending Things de Charlie Kaufman. Certains films ont ainsi laissé une empreinte durable pour des raisons qui ne sont pas d'ordre esthétique mais toujours contingentes et imprévisibles : ce n'est parfois pas grand chose, une identification avec un acteur ou une actrice, une émotion, peut-être même du sentimentalisme. Des affects ont en tout cas circulé. Les mots témoignent alors d'une transparence, et d'une certaine honnêteté par rapport à mon vécu et mon imaginaire de spectateur, loin de l'austérité muette d'un top cinéma et du principe de distinction qui pourrait le soutenir.

-> Séjour dans les Monts Fuchun de Xiaogang Gu : Le plan-séquence filmé en travelling où Jiang Yi, le professeur qui se mariera à Gu Xi, nage le long du fleuve et fixe un point de rendez-vous à la jeune femme qui s'y rendra à pied, rend possible l'existence et l'évolution d'un amour dans un monde où tout tourne autour de l'argent et du respect des coutumes. Xiaogang Gu accorde au plan-séquence animé par un mouvement de caméra — le travelling ou le panoramique — une valeur intrinsèque qualitativement plus élevée que les autres séquences qui sont elles découpées en plan fixe ou de manière plus classique en champ/contre-champ. Les plans-séquences en mouvement (réalisés en travelling ou en panoramique) brisent l'économie formelle et narrative du récit où les relations entre les personnages sont dénaturées par l'argent et le respect des coutumes. La notion de « montage interdit » théorisée par André Bazin prend ici tout son sens car l'hétérogénéité qu'apporte le plan-séquence détonne par rapport aux autres scènes et engage ce qu'il y a d'authentique dans film, à savoir l'amour. Sans ses plans-séquence, Séjour dans les Monts Fuchun serait, comme le dit Bazin, de la "mauvaise littérature". (Lire notre texte sur le film)

-> Énorme de Sophie Letourneur : À la fin du film, Claire (Marina Foïs) pénètre dans la salle où elle va donner un concert très important pour elle. Elle s'assied au piano, la musique commence, et Frédéric (Jonathan Cohen), son mari, la regarde à la télévision avec le fameux bébé dans les bras. L'émotion monte alors en flèche et une puissante épiphanie se produit. Mais n'est-ce pas un leurre et un cliché qui reposent sur une facilité qui consiste à émouvoir grâce à la musique et à la suspension de l'action, comme dans beaucoup trop de films ? Ici, c'est comme si le réel revenait en force et aplatissait tout ce qui relevait alors du jeu, de la posture et de l'exubérance. Fini le chaos : le bébé est là, et c'est réel. C'est ce retour de la réalité qui est réellement émouvant. Cette épiphanie est paradoxale car on ne devrait pas être aussi ému par une situation juridiquement condamnable (faire un enfant dans le dos de sa femme) que Sophie Letourneur botte en touche (lire notre texte sur le film), ni par la position retranchée de Claire qui apparaît bien passive. Mais pourtant, on l'est. Énorme fonctionne — ce qui en fait un OVNI réjouissant — notamment grâce à ses choix formels (croiser la fiction et le documentaire) et son sens du grotesque (Frédéric en prend plein la tronche, malgré tout). Il faut peut-être accepter qu'il s'agit d'une comédie qui se transforme en quelque chose d'autre. Le bébé est là donc, et Frédéric ne fera plus le mariole et lui aussi comprend que le réel revient comme un retour de bâton. Cette lecture n'est peut-être pas la bonne, mais il me semble qu'il faut à tout prix fuir cette nouvelle bien-pensance qui veut soumettre le cinéma à un art figé des représentations. Dans ce contexte, le cinéma est perdant car il ne fait que représenter des "catégories fixes" (autant de femmes à l'écran, de noirs, etc. — mais quid des polonais ?) au profit de processus où ces mêmes représentations sont engagées. C'est la mort de toute tentative de pensée par le cinéma qui est en jeu ici. Certains prêchent maintenant cette pseudo-politique qui pourrit la critique en cherchant à faire des films des exemples moraux — ceux-là même affirment par exemple que Énorme légitime la culture du viol. Le cinéma ne changera pas le monde en ajoutant bêtement plus de femmes fortes à l'écran (il y en a depuis toujours, CQFD) ou plus d'acteurs afro-américains, même s'il peut changer les spectateurs.

-> Richard Jewell de Clint Eastwood : Lorsque Clint Eastwood montre son plus beau visage, il ne peut que susciter la plus grande admiration. Car comment quelqu'un comme lui, avec l'image qu'on lui connaît et ses personnages ambigus (de l'inspecteur Harry à Gran Torino, en passant par Le Maître de Guerre et le tout récent La Mule), peut, à plus de 90 ans, réaliser un film comme Richard Jewell, dont l'humanisme va à l'encontre de bien des inconsistances dont il a déjà fait preuve dans un passé pas toujours glorieux. Son sens de l'empathie trouve dans le personnage de Richard Jewell, un homme à la fois réactionnaire et hyper sensible, un cas exemplaire. Une scène parmi d'autres montre bien cela. Lorsque Richard empêche sa mère de regarder un programme télévisé, celle-ci fond en larmes et va se réfugier dans sa chambre. Il la suit, s'excuse et lui demande de revenir au salon. À ce moment précis, le doute n'est plus permis quant à la potentielle participation de Richard à l'attentat, un doute que le film laissait quand même vaguement planer. On pense encore à la séquence finale dans le bar ou à la conférence de presse, qui sont aussi fortes. Cet humanisme ne quitte jamais le film et c'est un très bel exemple de construction basée sur l'empathie sans tomber dans la facilité.

Marina Foïs et Jonathan Cohen au lit dans Énorme
Marina Foïs et Jonathan Cohen dans Énorme de Sophie Letourneur - © Avenue B Productions & Vito Films

-> The King of Staten Island de Judd Apatow : Le dernier plan du film, en légère contre-plongée, qui montre Scott face aux grands immeubles de Manhattan, ressemble à un plan de film de super-héros. Ce pourrait être la fin d'un Spider-Man dont le costume ressemblant à une toile d'araignée fait penser au corps recouvert de tatouages de Scott. Peut-on être à la fois un loser et un héros ? Et devenir le héros d'un quotidien en réalisant seulement de petites choses simples qui font grandir et donnent le sentiment d'exister ? Ces questions travaillent en profondeur le cinéma de Judd Apatow et plus particulièrement The King Of Staten Island, son film le plus limpide à ce sujet, mais aussi l'un des plus convenu avec son dénouement bien sage. Plusieurs séquences introduisent un lien avec l'héroïsme. L'analogie fonctionne. Scott dessine un super-héros capable de lancer des pics de glace pour le fils de Ray, qu'il emmène lui et sa sœur régulièrement à l'école. Ce qui était une corvée — au vu de sa relation avec Ray — devient pour lui un plaisir et il se lie à eux et en vient à se surprendre lui-même. Un plan montre Scott et ses amis regarder au loin Manhattan, comme pour souligner la différence entre deux formes possibles d'héroïsme, l'un "majeur" (les blockbusters Marvel et DC), l'autre "mineur" (celui de Judd Apatow et d'autres). Scott finira aussi, sans surprise, par conquérir le cœur de Kelsey. Mais il reste en même temps un glandeur, un héros enfumé par la marijuana. Scott est le King de Staten Island, le héros cool du coin. Il n'y a ainsi aucune ironie dans ce nom de héros : il marque l'état d'une vie restée en accord avec elle-même tout en ayant évoluée pour un mieux, tel un héros devenant grand dans sa loositude, Scott étant aussi parvenu à sortir de sa dépression et à se détacher de l'image d'un autre héros, son père.

-> Les choses qu'on dit, les choses qu'on fait d'Emmanuel Mouret : Le film d'Emmanuel Mouret est celui dans lequel je me suis le plus regardé et retrouvé, au sens où on retrouve quelque chose de perdu. Rien de plus, mais c'est déjà précieux, surtout que le film, plutôt convenu, ne m'a pas paru très intéressant dans ce qu'il montre, soit des histoires d'amour qui se croisent et se dénouent. Pourtant, à certains moments, je me suis senti très proche des personnages et de ce qu'ils vivaient. Leurs histoires ont raisonné avec les miennes, comme si elles me regardaient et me reconnectaient à des affects lointains. Le film m'a permis de me sentir aussi vivant qu'eux, comme si j'avais retrouvé l'essence ou l'importance qu'il y a à avoir des histoires d'amour tout en reconnaissant que mes histoires d'amour sont elles aussi précieuses. Riche expérience spectatorielle donc, et sans doute n'est-elle pas étrangère aux fondements du travail d'Emmanuel Mouret.

-> Effacer l'historique de Benoît Delépine et Gustave Kervern : Une double séquence lève tout doute possible quant à l'honnêteté politique d'Effacer l'historique : celle où les trois personnages principaux (Blanche Gardin, Denis Podalydès et Corinne Masiero) retournent sur le rond-point qu'ils avaient occupé lorsqu'ils étaient gilets jaunes. Ce rond-point n'est pas filmé comme le cimetière du mouvement mais encore et toujours comme un lieu de contestation où la parole s'affranchit d'un monde pourri par le néo-libéralisme contemporain et son effrayante puissance d'épuisement. À ce moment, le film trouve définitivement sa force sociale et prouve qu'il n'est absolument pas cynique — ni même fasciste comme peuvent l'être certaines comédies françaises mainstream lorsqu'elles traitent de questions sociales. Le film surprend aussi par son style alors qu'il est vendu comme un film commercial dont on ne soupçonnerait pas l'ambition formelle et un sens de la comédie abouti. Effacer l'historique justifie à lui seul de revoir sous un nouveau jour les films de Benoît Delépine et Gustave Kervern pour ne plus les considérer comme de modestes comiques issus de la télévision.

-> First Cow de Kelly Reichardt : First Cow est film-terrier à plusieurs entrées qu'il est difficile de résumer par des épiphanies. Nous renvoyons au texte que nous avons écrit sur le film.

-> Little Women (Les Filles du docteur March) de Greta Gerwig : Vu en début d'année, il ne me reste pratiquement plus grand chose des Filles du docteur March. Le film m'apparaît maintenant plat et monochrome alors qu'il m'avait vraiment emporté, jusqu'à me travailler plusieurs jours après sa vision. Seuls restent le souvenir des acteurs et des actrices et le fait d'avoir voyagé avec eux d'un corps à l'autre. Saoirse Ronan (Jo March) bien sûr, qui trouve son plus beau rôle, avec laquelle j'ai fait corps plus que dans tout autre film vu cette année. C'est donc peut-être seulement cela qu'il me reste, et cela n'a rien d'anodin car il faut avoir beaucoup de dextérité pour réussir les processus d’identification : avoir été elle, pendant deux heures, en s'oubliant quelque peu. Il est en revanche amusant de constater qu'Emma Watson continue de suivre la trajectoire paradoxale que nous avons défrichée dans notre texte "Emma Watson : Ange, Icône, Marionnette". Alors qu'elle est reconnue pour ses engagements politiques, notamment en matière de féminisme, elle incarne à l'écran une femme au foyer, à l'exact opposé de Jo March, un personnage qui lui aurait mieux convenu.

-> Relic de Natalie Erika James : Relic est un film fantastique indépendant qui mérite de rejoindre les titres les plus stimulants du genre sortis ces dernières années, de It Comes at Night de Trey Edward Shults à It Follows de David Robert Mitchell, et surtout du renommé Under the Skin de Jonathan Glazer, auquel il ressemble dans son final où la grand-mère mourante arrache sa peau humaine au profit d'un corps desséché qui serait celui d'une créature étrange proche d'une sorcière. Par là, Relic n'a rien d'un produit commercial devant satisfaire les codes du genre, souvent pénibles dans les films d'horreur. Le récit, déjà obscur, s'arrête, au profit de cette épiphanie qui révèle la véritable nature des personnages. La peur et la hantise, ces marqueurs du film d'horreur, sont ainsi reconfigurés comme dans les films de Jonathan Glazer ou David Robert Mitchell. C'est à une hantise beaucoup plus profonde, difficilement nommable, à laquelle on assiste.

-> Sex Education (Saison 2) de Laurie Nunn : La deuxième saison de Sex Education, sortie en début d'année, se construit sur l'épiphanie qui a éclos à la fin de l'épisode 6 de la saison 1. Celle-ci témoigne de l'amour naissant et secret que porte Maeve à Otis, dont on mesure la réalité lorsque celle-ci saisit un pull qu'Otis a oublié dans sa caravane afin de sentir son odeur. L'épiphanie donne ainsi un nouveau savoir au spectateur, qui peut désormais comprendre autrement les déboires sentimentaux de la rebelle Maeve, qui ne l'est plus tant que cela, tandis qu'Otis s'est détourné d'elle au profit d'Ola. La série gagne alors en mélancolie, ce qui fait le charme de tout bon teen movie qui croit au romantisme et à la nostalgie qu'il peut procurer. (Lire notre texte sur la série)

-> Pandémie ou non, Netflix, rouleau compresseur et grande usine productrice de contenus, fait désormais partie du quotidien de nombreux spectateurs, au point de devenir un hobby à part entière (l'application de rencontre Tinder permet par exemple de le cocher comme tel). Il ne faudrait donc pas mettre de côté ce qu'on a pu y glaner même si les expérimentations esthétiques et affectives sont franchement aléatoires. Pour ma part, je ne compte plus le nombre de programmes arrêtés en cours de visionnage et les films indigestes (Enola Holmes, Da 5 Bloods ou La Plateforme). Quelques productions m'ont semblé sortir du lot cette année. Les documentaires d'abord : The Last Dance sur Michael Jordan et les Chicago Bulls ; Alien Worlds, une série mêlant fiction et documentaire scientifique ou My Octopus Teacher, qui suit un homme retrouvant le sens de la vie en rendant visite à un poulpe. Ces films originaux se distinguent parce qu'ils se détachent d'une des principales lignes éditoriales de Netflix : le documentaire sur les serial killers et les meurtres sordides. Lancé avec Making a Murderer, le genre a explosé depuis 2018 avec un déferlement de titres tous aussi racoleurs les uns que les autres (lire notre article à sujet). Cette année, on a pu voir les convenus Room 2806: The Accusation (sur l'affaire DSK, ayant pour mérite de mettre en lumière encore aujourd'hui la bienveillane dont bénéficie DSK dans la classe politique française), Jeffrey Epstein: Filthy Rich (une initiation macabre aux pratiques du milliardaire pédophile), Athlete A (sur les viols de jeunes gymnastes américaines) ou Killer Inside : The Mind of Aaron Hernandez (sur la superstar de la NFL Aaron Hernandez qui a commis un meurtre). Un film étonnant et vertigineux, entièrement construit avec des images préexistantes, sort néanmoins du lot : American Murder: The Family Next Door, qui se penche sur le meurtre de Shanann Watts et de ses deux petites filles. Réalisé donc en grande partie avec des images provenant de différentes sources (caméras de surveillance, archives policières, vidéos issues de smartphones et des réseaux sociaux,...), le film pose de nombreuses questions sur ce qu'est le visible, la mise en scène de nos vies et les traces que nous laissons malgré nous. Chris Watts, le mari et père meurtrier, apparaît ainsi à de nombreuses reprises en tant qu'innocent, créant un étrange trouble. Enfin, côté fiction, comme beaucoup l'ont déjà souligné, Netflix semble s'imposer comme un refuge pour de grands cinéastes, hollywoodiens ou non, qui ne parviennent plus à produire certains projets. Les réussites sont encore rares (Roma, par sa singularité, reste à ce jour le chef d’œuvre de Netflix), mais l'avenir pourrait être glorieux.

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Thibaut Gregoire

En jetant un coup d’œil rétrospectif à mes épiphanies de l’année précédente, je me rends compte qu’il y a un an déjà, je me prenais au jeu de tisser des liens entre les films aimés, les voyant communiquer entre eux thématiquement et/ou esthétiquement. Cette année encore, je n’ai pas pu m’empêcher de rassembler « mes » films en familles, même si certains d’entre eux pourraient allègrement migrer de l’une à l’autre. Mais, plus que les autres années, ces films que j’évoquerai brièvement ici, et leur figuration au sein de mon panthéon annuel, en disent il me semble beaucoup sur mon état d’esprit en tant que spectateur. Cette année a été bizarre pour tout le monde et elle a notamment – en ce qui me concerne – remis en question mes habitudes spectatorielles. En me retournant vers les films aimés cette année, qu’il s’agisse de nouvelles sorties, ou de classiques revus ou vus pour la première fois, je ne peux que me rendre compte que mes goûts et ma cinéphilie ont légèrement changé, ou pour le moins évolué. En voyant – encore – plus de films que d’habitude, en écrivant beaucoup moins dessus, en analysant probablement moins, je me suis mis à chercher bêtement l’émotion, au premier degré. Le produit de cette régression, de cet enrichissement émotionnel s’accompagnant peut-être d’un appauvrissement intellectuel, est in fine visible dans ce que j’ai sauvé des films vaillamment sortis en 2020.

Torsions du temps et de l’espace

Évidemment, l’émotion dont je parle ici est avant tout esthétique, elle m’arrive par le film, par sa mise en scène, sa construction, ses personnages, que sais-je encore. Et elle m’est arrivée plus d’une fois parce que les films ont fait du temps et de l’espace, par la manière dont ils les ont étirés, tordus, déstructurés, épuisés. Qu’il s’agisse du labyrinthe spatio-temporel discrètement échafaudé par Hong Sang-soo dans Hotel by the River, des astucieux collages qui dans Les Filles du Docteur March font dialoguer et transcendent deux moments séparés dans le temps, de la course effrénée du personnage principal de Uncut Gems qui épuise autant le temps du film que lui-même et que le spectateur, de la méticuleuse construction en poupées-russes du très précieux orfèvre Emmanuel Mouret dans Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, ou encore des errances déboussolées dans l’esprit tourneboulé du protagoniste multiple de I’m Thinking of Ending Things, ces expériences menées par des cinéastes et leurs personnages auront toutes produit sur moi cette étincelle, ce déclenchement, que l’on nommera ici émotion ou encore épiphanie.

Émotions et épiphanies

Les émotions ressenties et les épiphanies éprouvées l’ont été parfois conjointement avec les personnages des films vus. Le trouble et la puissance de ces émotions et de ces épiphanies n’en ont été que plus grands. Ce fut le cas lorsque, dans Antoinette dans les Cévennes, le lien tissé par la parole entre la jeune femme et l’âne Patrick s’exprima de manière tonitruante et hilarante par le braiment du second lorsqu’il reconnût celui dont Antoinette lui avait rebattu les oreilles durant leurs longues marches, son amant Vladimir. Ce le fut également lorsque le héros de En avant se rendit compte que tout ce qu’il pensait raté avait en réalité été accompli, juste en changeant de perspective sur sa relation avec son frère ; dans The King of Staten Island quand Scott vécut avec son pire ennemi devenu un père de substitution ce qu’il n’avait jamais pu vivre avec son propre père ; quand Old Dolio, l’héroïne de Kajillionaire, changea de perception et de personnalité après un tremblement de terre qu’elle avait pris pour la fin de sa vie ; au moment où Ema retrouva son fils adoptif Polo et s’enfuit avec lui, rendant enfin claires et légitimes toutes les actions obscures qu’elle avait menées jusque-là ; quand Non s’assit sur un banc à la fin de Days et fit fonctionner la boîte à musique que lui avait offert Kang, donnant à une rencontre d’ordre sexuelle dans un hôtel une résonance et une signification toutes autres ; et enfin lorsque l’histoire que se racontait Paul et celle que se racontait Gloria se rejoignirent en même temps que leurs mains devant un envol de grues cendrées dans le plan final d’Adoration.

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Saad Chakali et Alexia Roux (Des Nouvelles du Front cinématographique)

Le deuxième souffle
(comment s'en sortir sans sortir)

Deux ânes dans Le Bled de Jean Renoir
"Le Bled", un film méconnu de Jean Renoir, dernier film muet tourné en Algérie.

2020, annus horribilis. Le coronavirus 2019 a couronné l'année passée de la pire des façons, année désorientée, année asphyxiée, année décapitée. La crise est le destin d'une modernité impuissante à s'émanciper du cercle infernal de ses contradictions, crise environnementale et politique, crise sociale et écologique, crise sanitaire et économique, crise alimentaire et climatique, crise intégrale et anthropologique. Avec ses films de zombies, George A. Romero nous avait pourtant bien prévenus du raz-de-marée des formes ni vivantes ni mortes dont la réplication virale et infinie risque de saturer le monde fini jusqu'à en faire le déchet immonde de la globalisation, grande pourvoyeuse en maladies zoonotiques.

La volonté de néant qui déborde le chaudron de l'époque chauffé au feu de l'anthropocène est si contagieuse que sa viralité conduit à la dissémination des violences auto-immunes tous azimuts et leur prolifération atteint en effet un seuil critique.

On ne peut pas respirer, on voudrait respirer : c'est la prière laïque de notre époque asphyxiée.

La culture n'y a pas échappé, le cinéma en particulier. Bulles de climatisation pour l'esprit menacé par l'insulation autistique, les salles ont été vidées en France et ailleurs par deux confinements et autant de couvre-feux, étouffoirs, éteignoirs. Le cinéma aura été si peu cette année une expérience collective et anonyme partagée et la défection pour raisons sanitaires n'aura pas été toujours bien compensée par les aventures solitaires du streaming cuisinées dans la poêle de nos écrans domestiques.

Il n'empêche : si 2020 a été l'année de tous les dangers, pour les industries culturelles et particulièrement celle du cinéma, le cinéma n'en reste pas moins vivant, survivant. De fait, le cinéma est partout, dans nos corps et dans nos têtes, dans nos nerfs et dans l'air depuis qu'avec Jean-Luc Nancy l'on sait que le cinéma est devenu un transcendantal du monde – cinémonde. Faire de nos blessures un destin aura dès lors consisté pour les spectateurs, monades plus esseulées que jamais, à être plus programmateurs encore, en alternant les salles quand elles ont été ouvertes et la maison quand celles-ci ont été fermées, inspirations et respirations pour ne pas expirer.

« Comment sans sortir sans sortir » : un récital poétique de Ghérasim Luca à la fin des années 1980 nous y a préparés. Comment s'en sortir sans sortir est l'une des questions posées et imposées à notre présent et elle n'aura été pour nous ni menée ni accomplie sans le cinéma et ses images malgré tout.

1)

2020 avait pourtant si bien commencé, l'année ouverte avec deux bonnes nouvelles africaines, Talking About Trees du soudanais Suhaib Gasmelbari et Le Miracle du Saint inconnu du marocain Alae Eddine Aljem. Deux premiers films enthousiasmants parce qu'ils témoignent aussi d'un grand désir de cinéma.

Dans le premier, une salle de cinéma restaurée par de vieux copains cinéastes et cinéphiles est à Khartoum une bulle d'air, un havre de paix, une serre de rêve. Avec les moyens du bord, la bande des quatre amis soustrait le cinéma sans forcer de la vieille rengaine de sa mort en rappelant qu'il est une contrebande précieuse, un trésor homogène avec les aspirations d'un peuple qui, alors, se soulève pour pouvoir déjà respirer a minima. Dans le second, un découpage très ligne claire extrait du désert une carte au trésor qui distribue les places de chacun des personnages en redistribuant l'idée qu'ils en avaient préalablement. Le geste cinématographique a la rigueur et la précision diagrammatique d'indiquer que les places en or existent pour autant qu'elles ne sont pas là où elles semblent être, affaire de changement d'axe, de parallaxe.

Les deux films s'accordent sur ceci : en Afrique le désert se repeuple, il reverdit dans l'heureuse conjonction du monde désiré et du cinéma désirable. En Afrique comme ailleurs, le cinémonde n'est habitable qu'en habitant le cinéma.

2)

D'autres carrefours ont été accueillis dans le havre des salles : Le Cas Richard Jewell de Clint Eastwood, Les Siffleurs de Corneliu Porumboiu, Histoire d'un regard de Mariana Otero.

Dans le premier, le loner hollywoodien s'approche un peu plus près encore du noyau entier de tout son cinéma : le héros est une anomalie sauvage et son exception affronte avec le désaveu de sa suspicion le désir de sa propre disparition. Selon une stratégie narrative éprouvée, le fait divers est à nouveau mobilisé mais pour toucher avec toujours plus de tact à l'idée la moins orthodoxe : l'héroïsme n'est plus à l'ordre du jour, même aux États-Unis, surtout aux États-Unis. La règle des institutions qui représentent la défiance instituée est à la mort des exceptions qui incarnent une croyance constituante jusqu'à sa dissipation. Même dans des formes mineures et des sujets trouvés dans l'actualité, Clint Eastwood demeure le cinéaste mélancolique de l'auto-effacement du héros dans un monde qui l'aime de moins en moins. Un autre fantôme est Gilles Caron dont les photographies, qui sont comme des pièces à conviction pour l'histoire, trament le documentaire de Mariana Otero en composant un lieu pour la hantise qui le nourrit. La documentariste tirant de l'apprentissage des images plus d'un tissage dialectique se fait Ariane dans le dédale de nos passés récents, histoire et géographie, nébuleuse de Mai 68, lamentations juives et arabes de 1967 et après, Tchad-Biafra-Tibesti aux côtés de l'ami Raymond Depardon, sidération irlandaise et catastrophe cambodgienne. La boussole du film est une étoile à sept branches dédiée à un photographe voyant, prophète malgré lui aux semelles de vent. Les Siffleurs, enfin. Corneliu Porumboiu fait très fort en composant avec virtuosité le casse-tête de son néo-polar tout en le poussant au-delà de son aspect strictement postmoderne, ludique et référentiel. Le silbo appris sur La Gomera, deuxième île principale de l'archipel des Canaries, n'est plus seulement un code pour gangsters défiant la surveillance policière, c'est la langue des oiseaux pour amoureux intempestifs. Eux qui, en héritant d'antiques bergers alors en lutte contre l'envahisseur espagnol, abritent le secret de l'événement qui les a transis jusqu'à leur couper le souffle, en les abandonnant à un mutisme partagé.

=> Lire les textes sur Richard Jewell et sur Histoire d'un regard.

3)

Christophe Clavert, trois fois. Il est d'abord l'ange pour Jean-Marie Straub en participant à la réalisation de La France contre les robots d'après Georges Bernanos. Dédié à Jean-Luc Godard, ce film en forme de diptyque filmé au bord du Léman est mieux qu'un libelle avérant la contemporanéité de l'auteur des Cimetières sous la lune, c'est une libellule qui voit à l'horizon le feu qui n'est pas seulement que celui de l'occident se jetant dans le brasier de son couchant. Christophe Clavert est ensuite le génie démonique dont une aile fait entendre dans Little President, avec la violence vécue par le migrant soudanais passé par Calais, l'autre violence sourde tapie dans la langue des amis. Tandis qu'une autre fait voir avec La Route de Cayenne d'après Guy de Maupassant et Octave Mirbeau que le libéralisme est un naturalisme, autrement dit un mode de gouvernement formellement progressiste, réellement disposé au racisme et dépassable du côté d'un anarchisme soucieux des classes populaires qui perdent la vue en perdant de vue la solidarité avec les sans-papiers.

Ange et démon, Christophe Clavert a le bon génie d'être l'un des meilleurs passeurs du désir de modernité dans le cinéma contemporain mais l'imperceptibilité, une nécessité dont il tire une vertu, fait aussi que personne ou presque ne le sait. Comme l'enfant maquillé de la chanson, Christophe Clavert est l'enfant trouvé que le cinéma français risque de perdre en le perdant de vue.

4)

Afrique (du nord), on y revient. Tlamess d'Ala Eddine Slim et Abou Leïla d'Amin Sidi-Boumédiène. Avec la dyade des films, la fiction s'impose au Maghreb comme une puissance de vectorisation et de déterritorialisation, tantôt d'un présent à l'historicité décomposée (la Tunisie post-2011 avec Tlamess), tantôt d'une histoire dont le spectre inactuel hante jusqu'à la possession le maintenant (la guerre intérieure dans l'Algérie des années 1990 pour Abou Leila).

Dans l'amicale proximité des films, la guerre est là, encore là, toujours là, sans fin ni limites assignables et le terroriste figure un ennemi banal et commun, aussi identifiable qu'introuvable. Se déplacer invite ainsi à perdre sa place ordinaire en déplaçant des montagnes, par une réinvention anarchiste des corps et de la machine de leurs rapports (Tlamess), ou dans les fugues psychiques abandonnant dans le désert l'os antique de la vengeance (Abou Leila). La vectorisation est déterritorialisation et la déterritorialisation est désorientation, bigarrure schizo (les esprits sont lézardés, les narrations fracturées de bifurcations) et diagonalisation serpentine (les films mutent et muent, le réalisme de départ progressivement largué pour les fièvres païennes du mythe, les jeux esthètes du genre et les extases libertaires de la forme).

Slimane Benouari dans le désert dans Abou Leila
Abou Leïla d'Amin Sidi-Boumédiène (© UFO Distribution)

À la fin de Tlamess comme de Abou Leïla, les glissements révèlent des fissures (dans la logique policière des identifications), dévoilent des crevasses (grâce au travail de l'imagination), ouvrent sur des failles (dans l'ordre des représentations). De ces fissures, crevasses et failles bondissent quelques monstres chimériques et fascinants, en Tunisie un homme-serpent, un homme-léopard en Algérie. De nouveaux mythes bricolés dans les marges du monde pour recommencer l'histoire et retrouver, avec le sens du présent, une puissance de commencement qui soit de recommencement. Les chimères appellent aussi à la dérive utopique : et si nous retournions dans la forêt des origines en admettant que nous sommes les enfants de nos parents pour autant que nous sommes de réciproques adoptés ? Et si la guerre finissait vraiment comme un mauvais rêve évanoui dans les sables du désert dont l'or promet enfin l'aurore ? Les mutations et mues émeuvent quand les desquamations témoignent aussi formidablement de la nécessité des métamorphoses.

Le cinéma est un sortilège (c'est le sens de Tlamess) pour oser l'aventure en descendant dans nos dédales – transdescendance. Et, avec nos catabases, en sortir pour accoucher de nouvelles forêts, imaginer de nouveaux rituels, accueillir de nouveaux levers de soleil. Autant de mues et de mutations en attendant le temps d'après qui aura dans les yeux la lueur de l'orient riant comme rient les enfants.

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5)

2020, année toxique, cap au pire jusqu'à la décapitation. Explosion du port de Beyrouth, suicide de Bernard Stiegler, forêts qui brûlent et violences policières, meurtres de George Floyd et de Samuel Paty. La volonté de néant est partout, une même pulsion de mort, une même passion pour l'apocalypse, elle court dans la tête des jeunes prêtres improvisant les sacrifices qui ne combleront jamais la place du dieu absent, en remontant jusqu'au sommet de l'État où le libéralisme se confond avec un autoritarisme saturé d'yeux crevés (Jupiter a la haine des multitudes cyclopéennes).

On ne peut pas respirer, on voudrait respirer, on ne peut pas ne pas faire autrement, c'est comme ça, on se désire vivants. Alors il y a les films dont la ressortie estivale a ouvert de précieuses fenêtres en offrant de belles occasions de retrouver son souffle, de reprendre sa respiration après l'épreuve du confinement (et en attendant le suivant). Avec Akira de Katsuhiro Ôtomo, l'anime trouve son chef-d'œuvre métaphysique dédié aux fureurs de l'adolescence qui répondent aux autorités discréditées de recourir contre les enfants qu'elles ne comprennent pas à la plus grande des brutalités. L'adolescence est l'âge intervallaire par excellence, cette « poussée vers qui est un allumage » (pour reprendre le sens exact des racines latines « ad », « alo » et « scere ») qui donne une grande image de notre humanité, ouverte et inachevée, au carrefour de l'enfance dégradée en puérilité et de la sénescence avancée quand elle est ressaisie ainsi : l'humanité comme « hominescence » (Michel Serres). L'inoubliable explosion de Tokyo ouvrant Akira s'impose alors comme une image qui traverse les espaces et les temps en faisant un imprévisible court-circuit entre Hiroshima 1945 et Beyrouth 2020. Pas moins inoubliables sont ces autres images, le pot au noir d'une adolescence ogresse dans lequel s'abîme Tetsuo en y abîmant la fille qui l'aime, le sourire final d'Akira qui restitue à l'enfance l'énigme de son trésor. Les films qui regardent notre enfance sont les plus précieux quand ils savent en prendre soin.

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La fureur organique, orgiaque et extatique qui soulève Akira impressionne toujours, trente années après son soulèvement inaugural. La ressortie estivale de Crash (1996) suivie par celle de Scanners (1981) nous aura également rappelés, si nous l'avions oublié, que David Cronenberg est un autre maître des expérimentations du corps. Un autre voyant qui voit dans l'humanité un avortement chronique, une foire aux atrocités organiques et prothétiques, une catastrophe recommencée – l'accidentalité originaire de l'espèce humaine. Dans Crash, l'être humain refroidi par le gel postmoderne est ressaisi en étant relevé comme mutant fondamental. C'est ainsi qu'il expérimente la répétition du crash pour s'extraire de sa rengaine statistique et, ainsi, pouvoir atteindre, avec la ritournelle de l'accident originaire, au désir qui est toujours celui de l'aléatoire et de l'impossible et qu'extermine tout probabilisme. L'éternel retour de l'accident au nom de la ritournelle de l'événement est essentiel pour autant qu'il délivre le noyau « naissanciel » de nos existences fracassées quand elles ne sont pas dévastées, fichues au rebut, jetées à la poubelle, avortées. Avec Scanners, le réalisateur canadien expose avec une littéralité hallucinante la dimension télépathique propre à l'art du cinéma, autrement dit de contact à distance des souffrances dont la médiation est assurée par la double membrane des fictions (paranoïaques) et des images (mentales). Et de telle sorte que l'étêtement, dont le cinéma d'horreur a la passion symptomatique, en arrive à toucher du doigt à la vérité critique d'une modernité acéphale à laquelle fantasmaient Georges Bataille et ses amis dans les années trente, et qui nous revient en plein visage lors de l'attentat de Conflans-Sainte-Honorine du 16 octobre.

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Le professeur décapité l'a été par un jeune homme qui a perdu la tête et c'est en la perdant que la fureur divine est une monstruosité qui fait éclater nos cerveaux. « Au-delà de ce que je suis, je rencontre un être qui me fait rire parce qu'il est sans tête, qui m'emplit d'angoisse parce qu'il est fait d'innocence et de crime (…) Il n'est pas un homme. Il n'est pas un Dieu non plus, il n'est pas moi mais il est plus moi que moi (…) c'est-à-dire monstre ».

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Des nouvelles du monde sont toujours bonnes à prendre quand les rues se vident et les écrans domestiques s'emplissent du rata des narcissiques compulsifs et des pompiers pyromanes, des dealers d'opinions et autres prophètes de l'apocalypse qui rêvent moins de la prévenir que de la faire advenir. Gilles Deleuze a vu dans le cinéma une manière de rester au monde, voire d'y revenir par la croyance qui nous attache à lui comme un ombilic. La foule des incroyants atteint une masse critique quand l'incroyance est un cynisme qui, très exactement, coïncide avec le fanatisme extrême des persécuteurs de mécréants. Croire au monde n'en reste pas moins nécessaire pour pouvoir l'habiter tout en étant habité par lui, même s'il est peuplé d'imbéciles disait encore Gilles Deleuze et le cinéma n'aura jamais aussi important qu'en un temps toujours plus contracté en ressemblant à un count-down.

Nouvelles du monde du côté de la langue : le yiddish, langue morte et revenante, langue vivante et survivante, langue qu'il y a entre les langues et le silence qu'elle fait entendre, langue maternelle assassinée qui a perdu son site originel mais qui s'enseigne partout aujourd'hui, Berlin et Les Lilas, Paris et Tel-Aviv, Vilnius et Varsovie – le yiddish est une maison dont ses habitants ont le secret et leur portrait tout imprégné de sabi ressemble à la cérémonie japonaise du thé (Yiddish de Nurith Aviv).

Nouvelles du monde du côté des corps et des lieux qu'ils traversent ou habitent : Mehrez de El Medestansi de Hamza Ouni, le copain prolo de Mohamedia dans la banlieue sud de Tunis pour qui la disqualification est une rude épreuve poussée à l'extrême, grâce à la durée du métrage et surtout l'étirement de son tournage, dans ses retranchements qui sont des désynchronisations, trop tôt trop tard, tant pis pour l'art en Europe et pour la révolution en Tunisie ; Malika de 143 rue du désert de Hassen Ferhani, machine célibataire et reine sans sujets, gardienne du seuil et de ses mystères dont le relais routier est en plein Sahara un poste avancé dans le désert des hommes, à la fois micro-écosystème, bulle de promesses et poche d'hospitalité ; les démineuses de Nothing To Be Afraid of de Silva Khnakanosian, qui arpentent mètre après mètre le couloir mortel de Latchin dans le Haut-Karabagh entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie, tantôt accoucheuses (quand la forêt cesse d'être ambivalente en redevenant accueillante), tantôt faiseuses d'anges (quand la mine est désamorcée), dans des gestes techniques qui composent un rituel magique de conjuration de la mort et de célébration de la vie.

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Juste avant d'avoir le souffle coupé une seconde fois par cause d'un deuxième confinement décrété, quelques salles de cinéma ont pu accueillir à l'arrachée la plus belle histoire d'amour de l'année : Fin de siècle de Lucio Castro.

Entre l'argentin Ocho et l'espagnol Javi rencontré à Barcelone, le coup d'un après-midi ouvre sur une narration particulièrement inventive, témoignant d'un sens du perspectivisme déployé avec grâce et économie par un jeune réalisateur argentin qui montre sans forcer qu'il est un baroque subtil. Vivre l'amour en bifurquant, comme un retour à travers les boucles du temps, comme un voyage dans les parallèles du possible, voilà ce que propose de raconter Fin de siècle en réinventant la géographie de la ville accordée aux fantasmes de ses amants et leur indécidabilité. Il faut dire que Ocho signifie huit en français et le chiffre couché est le symbole de l'infini. Plus qu'une histoire qui recommencerait à plusieurs bouts, l'amour comme événement est appréhendé ici comme un devenir dont les bifurcations labyrinthiques sont des écarts parallactiques qui ramifient à l'infini.

On parierait bien qu'on regardera dans quelques années peut-être Fin de siècle comme on lit aujourd'hui un poème « dolce stil novo » de Guido Cavalcanti et Dante Alighieri.

Mía Maestro et Juan Barberini sur une terrasse dans Fin de siecle
Fin de siècle de Lucio Castro (© Optimale Distribution)

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Les nouvelles du monde, quand elles nous parviennent en cinéma, sont dans le même mouvement les nouvelles du cinémonde et elles sont celles aussi de l'amitié qui s'y donne et s'y exprime. La cinéphilie n'a pas d'autre sens, décisivement, que d'avoir de l'amitié pour la cause d'un art dont les films sont des preuves, personnelles et impersonnelles. Même si pour beaucoup échappent aux radars bornés de la presse culturelle et de la critique professionnelle. Des preuves comme autant de contre-feux face aux incendies de l'inimitié qui ravagent la peau du monde en rendant son atmosphère irrespirable. Des éclats qui repeuplent l'abîme et reverdissent la terre : des rayons verts.

La Senne, rivière souterraine et trésor enfoui, nymphe profanée et punie de l’avoir été : une hémorragie lymphatique. Ian Menoyot y a tourné plusieurs fois et nombreuses ont été les catabases. Le jeune réalisateur remonte à la surface avec un triptyque dédié à l'ondine dont Bruxelles a bien profité en la prostituant des années, avant de la retenir captive dans les souterrains d'un voûtement comme l'enfer de Dante. La princesse naguère aimée, après avoir été largement exploitée, est devenue une pute sérieuse, un dragon aux écailles calleuses. Le triptyque de la Senne composé par Ian Menoyot, autre grand imperceptible aux côtés de Christophe Clavert, est un poème orphique et ses trois panneaux déploient, entre eaux-fortes et lavis, la fascination d'une reconsidération après toute sidération. Alors la rivière morte-vivante peut déboucher sur une vallée d'hospitalité. Accueillante pour des spectres qui durent et des ombres qui ne cessent pas d'avoir de l'avenir, la Senne se connecte souterrainement à une vallée alpine dont les paysages indiquent qu'elle est une autre vallée de la paix.

Il y a une décennie, Zombies frayait dans les marges d'ombre de Low Life de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval en concevant une cérémonie secrète avec treize officiants comme autant de garants des trésors communs de l’humanité : amour et résistance, jeunesse et poésie, égalité et différence, insurrection et révolution. Zombies revient désormais d'entre les limbes numériques du cinéma parallèle, avec un nouveau montage resserré, aux arêtes plus vives, plus perçantes. Et un nouveau titre inspiré d'un poème de René Char et de sa relecture par Marie José Mondzain : Saxifrages. Un film revenant qui fourbit la ritournelle de l'intraitable jeunesse en lui donnant l'éclat smaragdin d'une incarnation nouvelle. Un film revenant qui se reconnaît dans ces plantes sans racines dont le destin prométhéen, offert à l'aléa des quatre vents, est persévérance. Et non moins intransigeance en imposant à la dureté des pierres la patience qui, dans la durée, saura les faire éclater.

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S'improviser programmateurs quand les salles font défaut, asphyxiées par des politiques sanitaires plus que discutables quand elles les concernent, c'est pour les amateurs que nous sommes persévérer à être des spectateurs en accentuant qu'il y a dans nos choix des collages nécessaires et des constellations heureuses, des archipels impérieux et des montages impératifs. Des femmes.

La valeur pharmacologique et immunologique du cinéma, celui que nous aimons et que nous chérissons, aura été diversement expérimentée, en salles quand elles respiraient encore et chez soi quand il fallait aérer les espaces confinés. Avec le cinéma longtemps promis et enfin découvert d'Ida Lupino, avec l'insolence et l'effronterie de Barbara Stanwyck à l'époque du Pré-Code, avec le cri du vice-consul dans Calcutta désert chez Marguerite Duras, enfin.

Avec la vénusienne Ida Lupino, étoile solitaire dans le Hollywood de la fin des années 1940 et du début des années 1950, la promesse des rêves éveillés est vite trompée quand ils révèlent des cauchemars diurnes et les rêveurs, des rêveuses surtout, sont des somnambules errant dans un territoire étrange, aussi familier qu'inquiétant : l'Amérique telle qu'ils ne l'auraient jamais imaginée ainsi, nouveau monde inimaginable et terre d'estrangement. Que m'est-il arrivé ? Voilà la question qui hante les personnages blessés d'Ida Lupino et ceux-ci y répondent en apprenant à remarcher, littéralement. Toutes et tous traînent en effet avec eux la blessure qui les déplace en les mettant de côté, qui les décale à côté de la réalité quotidienne éprouvée désormais dans son revers bizarre, inhabituel et peu hospitalier. Mais c'est ainsi que la blessure devient un destin quand elle engage ces derniers à repenser leur vie en reconsidérant d'un œil neuf le monde ordinaire qui est désormais celui, renouvelé, de l'événement qui les a traversés. Ce n'est rien moins que le possible qu'Ida Lupino offre aux existences impossibles de ses personnages et le don du possible est une croyance doublée d'une conviction qui serre le cœur tant ce besoin n'aura jamais été le nôtre à ce point, nous qui ne cessons plus de nous demander en effet : que nous est-il arrivé ?

Barbara Stanwyck a été l'une des reines du Pré-Code, en témoignent entre autres Baby Face (1933) d'Alfred E. Green et White NurseL'Ange blanc (1931) de William A. Wellman. Dans le premier film, la star se joue insolemment des hommes et de leur désir en faisant de sa vengeance le moteur de son ascension sociale, avant de comprendre que la prostitution qu'elle a cherché à fuir est ce mur sur lequel elle finit par se cogner, au départ de sa vie de femme comme à son arrivée. Dans le second, la vedette a des scènes d'une incroyable sensualité aux côtés de Joan Blondell quand elles jouent ensemble les apprenties infirmières, avant de faire la nique, sèche comme un coup de trique, à une bourgeoisie en voie de déliquescence au moment de la prohibition. Toujours, Barbara Stanwyck triomphe, mâchoires serrées lâchant un sourire crispé comme un revolver prêt à être dégainé, sa cambrure à se damner comme un couteau à cran d'arrêt. C'est que le porc-épic dont se plaignait Frank Capra au producteur Harry Cohn qui l'avait surnommée ainsi s'est fait la carapace nécessaire à son métier de vivre, celui d'une femme qui s'est d'abord appelée Ruby Stevens, depuis sa jeunesse de misère à Brooklyn jusqu'à sa carrière d'actrice menée de main de maîtresse en passant par ses amours homosexuelles qu'elle a protégées de la rumeur hollywoodienne.

India Song (1975) de Marguerite Duras. India Song, ritournelle océanique, air éternel. La bourgeoisie occidentale n'a pas d'autre avenir que celui de son ravissement – cri de la bête dans la jungle et blessée à mort, chant de rire et de folie de la mendiante indifférence au destin de l'occident, cri d'amour fou du vice-consul de Lahore pour Anne-Marie Stretter qui est le cri vrai de Michael Lonsdale pour l'amour de Delphine Seyrig. Occident, soleil couchant. Occident, soleil cou coupé à l'horizon de la dislocation des bandes image et son. Occident, astre pointant après le désastre vers l'aurore – vers l'orient. Dans le chef-d'œuvre de Marguerite Duras, occidental qualifie un bal en boucle pour les fantômes inconscients d'un cinéma permanent après le déluge.

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10)

La cinéphilie est une boîte à outils pour l'amitié du cinéma, pour le goût des films et la pensée des amis, c'est aussi une pharmacie, à Hollywood comme en Hongrie.

Revoir en salles Sátántangó (1994) de Béla Tarr et passer 450 minutes à battre la campagne hongroise et être battu par elle, campagne battue par la pluie et brouillée par la boue. Revoir le film et passer plus de sept heures aux côtés des habitants d'un kolkhoze en voie de décomposition avancée, avachis dans les vapeurs de la pálinka. Aller au cinéma et passer du temps pour être traversé par lui comme une plaine de grand vent magyare, et être ainsi habité par l'autre temps qui est celui de la fin s'étirant interminablement, le temps de la fin (du monde) qui est aussi celui de l'attente et de la patience qu'un événement survienne, enfin. Et celui-ci arrive, indécidable, intempestif. Alors la collectivité est ce mammouth qui sort de sa torpeur préhistorique. Alors le groupe se libère du cercle de Satan et son tango. Et il reprend la route, il repart pour faire histoire malgré tout, malgré la rengaine idéologique de la fin de l'histoire et sa dominante apocalyptique. Même si l'espèce humaine est encore loin du compte, ce compte qui s'expose d'emblée avec les vaches qui sortent de l'étable à l'occasion de l'extraordinaire plan-séquence d'ouverture du film. Les bovines vaquent à leurs occupations, puis elles disparaissent dans la brume du matin à l'horizon, sans berger pour les guider. La pastorale qui n'a pas d'autre guide que la communauté elle-même est le communisme réalisé et son événement qui reste à venir après avoir été tellement obscurci est ce vieux rêve qui bouge encore, offert à cette rumination dont Nietzsche a dit dans Ainsi parlait Zarathoustra à quel point elle est nécessaire à l'effort de penser : « Si nous ne retournons en arrière et ne devenons comme les vaches, nous ne pouvons pas entrer dans le royaume des cieux. Car il y a une chose que nous devrions apprendre d'elles : c'est de ruminer. »

La ressortie quasiment coup sur coup de Manhunter (1986) de Michael Mann et du Silence des agneaux (1991) de Jonathan Demme, tous les deux adaptés des histoires d'Hannibal Lecter imaginées par Thomas Harris, est un doublet parfait vérifiant que le serial killer est un mythe de la culture de masse contemporaine pour autant qu'il fait couple avec son double et jumeau placentaire, le profiler. Avec leurs obsessions respectives – vertige spéculaire, schizo et homo-érotique du côté de Michael Mann, récit d'apprentissage d'une femme domestiquant le démon du regard masculin pour Jonathan Demme –, le tueur en série et son profileur composent les deux faces d'une médaille servant à ajointer nature et culture pour mieux les distinguer. Serial killer et profiler figurent ainsi les catégories modernes d’un vieux dualisme fonctionnel dont la rationalité est saturée d'idéologie. Le mythe dont ils représentent les deux extrémités est celui d'une culture qui se rejoue constamment dans la guerre contre une nature fondamentalement sauvage qu'elle réprime tout en ne cessant d'être fascinée par elle. L'option idéologique du pessimisme anthropologique autorise ainsi la communion culturelle et médiatique autour des passages à l'acte cruels dont la fascination ambiguë entretient avec le fantasme apocalyptique l'autoritarisme ordinaire du libéralisme.

Si Watchmen est probablement l'une des meilleures séries télé de 2019, elle est plus sûrement encore la meilleure série de l'année 2020, en tous les cas celle qui l'aura le mieux éclairée, qui aura le mieux éclairci les taches aveugles de l'époque – blind spot. Imaginer une suite au roman graphique Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons est un pari osé et Damon Lindelof l'a relevé avec sa mini-série diffusée sur HBO en 2019, une nouvelle réussite qui succède à Lost et The Leftovers. Si le « showrunner » est un narrateur virtuose doublé d'un horloger à l'heure de la relativité, c'est en multipliant les effets de parallaxe comme autant de masques à soulever. La déconstruction du super-héros, en fendillant sa coquille, dénude désormais le noyau de la race dont les bavures maculent notre temps. Le masque blanc des justiciers révèle alors des peaux noires scarifiées en donnant à la culture pop la possibilité de vérifier, intempestive, l'actualité de Frantz Fanon. Damon Lindelof est notre Jules Verne parce que l'explorateur de la culture saturée de notre époque est capable de montrer de quelles omelettes nos histoires sont faites et pourquoi les blessures ont besoin d'air pour cicatriser. Dans ce domaine, les Gilets jaunes le savent autant que ceux qui clament et crient aux États-Unis que, malgré l'asphyxie et la présidence Trump, la vie des noirs compte (« Black Lives Matter »).

11)

Jean Renoir et Jacques Becker, le maître et son disciple, enfin. L'un après l'autre, ils se sont imposés parce que nous avions un grand besoin d'insufflation et d'air frais, un désir vital que nos poitrines se soulèvent, un grand désir vivant d'être enthousiasmés.

La prière au petit Bogey dans Le Fleuve (1951) et la pensée dont l'acte est une percée dans Le Trou (1960) demeurent des soulèvements pareilles à des surrections, des montagnes qui ont crevé la croûte de notre horizon confiné. Un enfant qui meurt de la morsure d'un serpent est une blessure irrémédiable et son poison est ce dont il faut pourtant tirer le destin d'un remède pour toute une vie qui n'y suffirait peut-être même pas mais cette vie est la seule que l'on a et il n'y en a pas d'autre. Un enfant qui meurt est un événement auquel on doit moins se résigner qu'il faut l'accueillir en consentant à la beauté tragique du monde et ses tremblements, battant d'obscurcissements et d'éclaircissements. Ailleurs, des hommes qui percent un trou accouchent collectivement et en toute amitié d'une grande image de la pensée : une trouée, une échappée. Penser contre la matière organisée pour étouffer la liberté fait un bruit du tonnerre, sans possibilité d'être oublié. Et la trahison est la damnation pour qui échoue à ne pas rester dans le cercle sacré de l'amitié. C'est le secret de la Polichinelle que Jacques Becker retrouve au seuil de la mort, asphyxié par une maladie héréditaire empoisonnant alors son sang. Son dernier film est l'ultime catabase du disciple héritant de son maître qui avait un si grand goût pour la commedia dell'arte.

On le dit avec Giorgio Agamben qui aime tant Polichinelle, pour finir et ne pas en finir : « Ubi fracassorium, ubi fuggitorium – là où il y a une catastrophe, il y a une échappatoire ».

2020, annus horribilis mais pas une année pour rien.
2021, annus mirabilis, une promesse pour l'année qui vient ou rien.

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Jérémy Quicke

-> Never Rarely Sometimes Always de Eliza Hittman. On connaît le cliché : voir un personnage pleurer à l’écran peut donner envie de pleurer au spectateur. Moins connu et bien plus efficace en ce qui nous concerne : voir des personnages se retenir de pleurer au moment crucial. C’est ce qui se passe dans la scène qui donne son titre à ce film, plan fixe montrant l’actrice principale répondre aux questions douloureuses de sa psychologue, évitant le contrechamp attendu, et faisant monter de nombreux enjeux jusque-là laissés hors-champ. Les émotions d’abord et avant toute explication ou rationalisation.

-> Les Enfants du Temps de Makoto Shinkai : Derrière le récit fantastique ou la fable écologique, nous avons préféré trouver dans Les Enfants du Temps un apprentissage du regard. Avec une naïveté assumée, Shinkai raconte comment Hodaka observe Hina avec les yeux de l’adolescent un peu pervers cherchant à voir ce qui lui est interdit, pour finalement porter un regard véritablement amoureux sur elle. Une émotion particulière a résonné dans la scène de l’hôtel, façonnée par les yeux en larmes d’Hodaka ainsi que la répétition d’une réplique jusque-là prétexte à des blagues puériles, un tout simple « Qu’est-ce que tu regardes ? ».

-> Adoration de Fabrice Du Welz : Dans son appel à un certain réenchantement du monde, Adoration propose un travail intéressant sur les animaux, commençant par l’oiseau mort à l’intérieur d’une maison, pour affirmer sur la fin une libération et une communion via le vol des grues en pleine nature sauvage. Les animaux semblent pouvoir servir d’intermédiaire aux humains pour libérer cet inconscient, ce lien oublié avec la nature. Nous avons rencontré des révélations similaires cette année dans First Cow (Kelly Reichardt) qui nous invite quelque part à reconsidérer le monde comme s’il voyait naître sa première vache, comme une sorte de jardin d’Eden, même s’il connaîtra lui aussi son péché originel. Nous sommes tentés d’ajouter ici Les Siffleurs (Corneliu Porumoboiu) et ce qu’il raconte à travers une langue sifflée immémoriale, qui lors d’une très belle scène semble émaner directement de différentes collines capables de communiquer entre elles.

-> 1917 de Sam Mendes : Si le procédé du faux plan-séquence nous a vite paru artificiel, le film nous a pris au dépourvu le temps d’une scène, celle de « Wayfaring Stranger ». Sans prévenir, 1917 bascule du film de guerre/survie en immersion à un monde onirique où communient soldats, nature et musique, comme si nous étions soudainement tombés dans La Ligne Rouge de Malick. Un autre monde qui surgit pourtant dans la continuité du premier, partie du même plan, rappelant également certaines images de Sergio Leone. Pour ces quelques minutes, le plan-séquence raconte véritablement quelque chose.

-> Bojack Horseman de Raphaël-Bob Waksberg et The Good Place de Michael Schur : Le hasard du calendrier a fait coïncider deux épilogues de séries semblant se répondre l’une l’autre. Le dernier épisode de The Good Place et l’avant-dernier de Bojack Horseman affrontent tous les deux la question de la mort, incarnée en une porte à franchir, un seuil ouvrant sur quelque chose dont nous ne verrons presque rien. Ce passage est d’autant plus émouvant qu’il se joue dans les deux cas d’une métaphore sur la fin des séries. Un dernier épisode est une fin de monde, un écrin dans lequel les personnages nous disent adieu avant de mourir.

Young Woman (Jessie Buckley) et Jake (Jesse Plemons) dans la voiture sous la neige dans I'm Thinking Of Ending Things
I’m thinking about ending things de Charlie Kaufman (© Mary Cybulski - Netflix)

-> I’m thinking about ending things de Charlie Kaufman : La première partie du film de Charlie Kaufman nous a particulièrement hypnotisé, et a ranimé notre obsession pour les scènes en voiture. Une conversation entre un homme et une femme en voiture, situation déjà filmée mille fois, nous est pourtant apparue singulière ici. Est-ce la subtilité des cadrages, l’étirement des conversations, la voix off mystérieuse, le jeu des regards ? Peut-être est-ce cette vision particulière des routes invisibles, dissimulées sous la neige, comme si le couple était déjà perdu, avançant sans chemin ni perspective d’avenir.

-> The Lighthouse de Roger Eggers : Si le film suit un programme de descente vers la folie assez prévisible sur le fond, son esthétique et son traitement du noir et blanc ont réussi à nous laisser une petite lumière. Le noir et le blanc existent ici pour leurs propres valeurs plastiques avant tout. La couleur dominante plutôt grisâtre contraste avec la lumière d’un blanc particulièrement éclatant au sommet du phare. Un blanc mystérieux, semblant contenir quelque chose d’absolu et d’inaccessible, qui résiste encore à nos interprétations.

-> La fille au bracelet de Stéphane Demoustier : Stéphane Demoustier fait le choix bienvenu de raconter un procès sans donner au spectateur de quoi réellement juger son personnage principal, lui faisant plutôt expérimenter la distance qui reste toujours entre l’autre et nous. Pour ce faire, il utilise intelligemment les écrans comme procédé narratif : la grande cage de verre où se trouve l’accusée, les larges fenêtres de sa maison, les vidéos utilisées comme pièces à conviction et diffusées sur une télévision dans la salle de procès. Tout semble redoubler cette distance et rappeler l’impossibilité d’atteindre un jugement de vérité sur autrui.

-> Uncut Gems de Benny et Josh Safdie : Le film des frères Safdie semble fasciné par des questions de mouvement qui n’aboutissent sur rien. Le climax fonctionne assez bien, jouant sur le double espace clos de la bijouterie et du sas d’entrée, alors qu’Howard (Adam Sandler) ne peut s’empêcher de bouger et de faire des allers-retours dans son magasin, imitant sans le savoir les joueurs de basket qu’il regarde sur sa TV, courant eux aussi constamment sur un terrain aux dimensions limitées. La scène est à la limite de l’absurde, mais possède une réelle tension. Elle résume bien le personnage se rêvant au sommet alors qu’il tourne en rond dans sa perdition.

-> Ennio Morricone sur la Piazza Navona : L’année 2020 restera marquante pour de nombreuses images en dehors des salles de cinéma. Nous souhaitions terminer avec l’une d’elles, qui nous hante encore pour des raisons que nous ne comprenons pas forcément. Il s’agit d’une vidéo trouvée par hasard sur YouTube, montrant un homme reprendre le thème de Deborah (Ennio Morricone) à la guitare électrique sur les toits de Rome, face à une Piazza Navona complètement déserte. Le symbole de la réponse créative face au confinement se double du sentiment de voir ressusciter les fantômes de Noodles, de Deborah et d’Il Était Une Fois En Amérique. Une image assurément cinématographique. (lien : https://www.youtube.com/watch?v=JEjaip1ePYM)

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Maël Mubalegh

-> Le Sel des larmes de Philippe Garrel : Flanqué de ses coscénaristes habituels, dont Arlette Langmann, collaboratrice de Maurice Pialat, Philippe Garrel réalise son À nos amours (au masculin et en noir et blanc). La valse des sentiments, la tendresse d’un père, l’exiguïté des pièces et des espaces où se nouent les rapports intimes : autant de coordonnées qui dessinent en creux le portrait d’un garçon, Luc (Logann Antuofermo), en plein roman d’apprentissage. Chacune des trois jeunes femmes qu’il croise sur son chemin (jouées respectivement par Oulaya Amamra, la déjà garrelienne Louise Chevillotte et enfin Souheila Yacoub) vient éclairer le héros sous un jour différent, à l’instar de son propre père (André Wilms), grand présent-absent de cette histoire, version apaisée de la figure paternelle incarnée par Pialat dans son film : de même qu’À nos amours tournait autour de Sandrine Bonnaire sans jamais donner l’impression de la capturer ni de réussir à figer l’énigme de son visage, Le Sel des larmes scrute celui de Logann Antuofermo depuis une distance étrange, qui n’est ni ironique, ni clinique, ni vraiment pudique – peut-être tout simplement celle du rêve. Comme Pialat avant lui, et avec l’élégance qu’on lui connaît, Philippe Garrel joue ainsi de la porosité flottante entre l’espace de la rue (le monde extérieur) et les intérieurs pour figurer l’incertitude d’un songe fragile, pris en étau entre le réel et sa doublure fantasmatique. Quant aux intérieurs eux-mêmes, dont la mise en scène souligne les cloisonnements ou au contraire les ouvertures, ils sont également le théâtre d’une semblable dualité à laquelle le noir et blanc – par endroits expressionniste – de Renato Berta vient donner chair (l’atelier du père ; la chambre d’hôtel ; l’appartement de Luc et Betsy…). Le film s’en va sur l’image d’une porte fermée, qui acte la sortie de scène de Luc. Alors qu’il n’avait jamais fait que prendre la fuite, esquiver les obstacles, éviter les heurts de l’existence, le jeune héros est soudain fait prisonnier du plan ; il est « mis en boîte » – le cercueil, plus tôt dans le film, ainsi que son modèle réduit (la boîte de victuailles confectionnée par son père et que celui-ci envoie à Luc) apparaissent rétrospectivement comme des indices limpides de ce trajet du personnage. Pour autant, celui-ci n’est ni condamné ni seulement renvoyé à ses errances : dans son ultime intervention, la voix off relève bien l’importance de la fenêtre, lucarne de salle de bains à travers laquelle perce une lumière de vérité. Celle-ci, pas plus psychologique que théologique de nature, est sans doute celle du cinéma lui-même, médium révélateur dont Philippe Garrel détient le secret depuis bien des années déjà et qui, nous dit-il indirectement via cette conclusion splendide, n’est certainement pas près de mourir.

Luc (Logann Antuofermo) et Geneviève (Louise Chevillotte) l'un contre l'autre dans Le Sel des larmes
© Guy Ferrandis (Rectangle Productions – Close Up Films – Arte France Cinéma – RTS – SRG SSR)

-> The Parallax View d’Alan J. Pakula : Film injustement méconnu du cinéma américain des seventies – mais aussi à l’intérieur de l’œuvre de Pakula lui-même –, The Parallax View est une pure leçon de mise en scène, sans la moindre fausse note. L’expression est presque à prendre au pied de la lettre, tant le cinéaste agence ici ses plans dans un esprit musical, tissant progressivement une symphonie brisée et dissonante, parcourue de longues plages d’un inquiétant silence et qui trouve son accomplissement dans un finale virtuose – exécuté par un orchestre invisible et omniscient – vers lequel convergent toutes les lignes du récit (l’enquête filandreuse du personnage incarné par Warren Beatty, la campagne électorale peu transparente, les agissements tout aussi obscurs de la Parallax Company…). La photographie de Gordon Willis, lequel avait déjà opéré sur Klute et qui opérera ensuite sur All the President’s Men, creuse l’ombre et la lumière, de manière parfois radicale (voir le fameux finale, justement, où certains plans sont plongés dans une obscurité quasi complète), soulignant la lutte – en réalité perdue d’avance – entre la transparence et l’opacité ; entre les forces de la démocratie et la nébulosité d’un pouvoir exécutif ni localisé, ni incarné, mais diffus et impersonnel. Par ce travail plastique très abouti et grâce à un montage tendu à l’extrême, au sein duquel les digressions elles-mêmes participent d’un processus anxiogène de condensation, The Parallax View s’affirme ainsi comme un modèle de film paranoïaque, qui, sans le contourner, transcende le contexte socio-politique contemporain de sa réalisation pour atteindre une justesse atemporelle et indémodable.

-> Sehnsucht de Jürgen Brauer : Restauré il y a peu par la DEFA-Stiftung, ce film tardif (1990) des mythiques studios de RDA est une fascinante curiosité. Tourné, monté dans un style brut qui oscille longtemps entre naturalisme quasi documentaire (d’inspiration néoréaliste) et veine plus fantastique – plus abstraite – ce Sehnsucht raconte une histoire de cinéma par excellence, celle qu’il n’a cessé de raconter depuis ses débuts : Sieghart (Ulrich Mühe), ingénieur hydraulique, et Ena (Ulrike Krumbiegel), jeune paysanne au visage illuminé de taches de rousseur, font par hasard connaissance dans le petit village de Lusace où celle-ci habite, et dans lequel le premier supervise des essais de forage. Progressivement s’amorce entre eux une liaison adultérine. Les plans et les scènes semblent se caler sur la vie rurale, avancer lentement au gré des élans et des réticences du couple clandestin. Puis, dans la dernière partie du film, survient un virage inattendu : à l’occasion d’un voyage d’affaires, Sieghart emmène sa maîtresse à Paris pour quelques jours. Loin de toute naïveté touristique, le cinéaste filme la ville comme un territoire gris et austère, hostile au sentiment amoureux. La folie du personnage féminin qui éclate dans la métropole surannée engage Sehnsucht dans une voie incertaine, qui n’est pas sans rappeler la Nadja d’André Breton : la malédiction des coïncidences, la marche suicidaire et oraculaire du hasard, puis la certitude d’un amour impossible conduisent inéluctablement le film vers un au-delà du réalisme, dans les limbes d’une idylle de cinéma, et dont il ne nous resterait plus qu’à repêcher les fantômes.

-> The Unforgiven de John Huston : Ce western grave aux accents de tragédie, en partie désavoué par son auteur, est pourtant une réussite à tous les niveaux. Au-delà du casting cinq étoiles, Audrey Hepburn en tête, le personnage le plus intéressant est sans aucun doute celui du soldat confédéré (incarné par Joseph Wiseman), silhouette spectrale et inquiétante, qui pour la première fois apparaît à la jeune héroïne sur la rive opposée du fleuve. C’est bien cette apparition qui entraîne alors la mise en scène vers le fantastique et qui, à n’en pas douter, préfigure les High plains drifter et Pale Rider auxquels Clint Eastwood prêtera son visage dans les décennies suivantes.

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David Fonseca

I - La vie devant soi

Adoration (Fabrice Du Welz), Je veux juste en finir (Charlie Kaufman), Les enfants du temps (Makoto Sinkai) et Light of My Life (Casey Affleck), chacun de ces films ne cessent d’explorer le territoire devenue malade de leur réalité : Gloria, internée dans un hôpital psychiatrique quand Paul est sous la coupe de sa mère qui y travaille (Adoration) ; Jessie et Jesse, qui ont la dépression tellement liquide qu’elle en devient interstitielle, s’insinue partout, comme les souvenirs et la réalité se mêlent aux fantasmes et à la fiction, dépression qui, passant sans cesse de l’un à l’autre, déréalise leur quotidien jusqu’au délire (Je veux juste en finir) ; Hodaka, jeune lycéen dans un Japon où bientôt un phénomène météorologique sans précédent aura lieu, un déluge pour le navire Tokyo en perdition en pleine mer (Les enfants du temps), quand le monde de Papa et de sa fille Mar (Light Of My Life) est en train de vivre ces dernières heures dans un cauchemar-monde, là où il n’y a plus que des hommes et leur fureur imbécile, là d’où toute forme d’existence féminine a été éradiquée, fin de monde où un père cache sa fille dans un survival antispectaculaire. Tous sont guettés par une inquiétante étrangeté, la réalité de chacun devenant proprement fantastique, ce fantastique qui n’est rien d’autre pour eux qu’un trou dans le réel, ce puits de lumière dans Les enfants du temps où Hodaka travaille comme rédacteur dans un journal du paranormal, enquêtant sur l’existence de filles-soleil, de filles-pluie, qui ferait la pluie comme le beau temps, trou qu’il s’agira pour chacun de combler, selon des échelles différentes, vivant leur apocalypse, de la fin de leur monde (Light Of My Life et Les enfants du temps) à celle d’un couple (Je veux juste en finir) en passant par celle de l’innocence (Adoration). Mais, dans nos films, ce n’est pas tant ce monde apocalyptique qui importe, que la façon d’y construire un monde à soi. Chacun devra, dès lors, en parcourir les arêtes vives (à pied, en vélo, en barque, en voiture) avant de le découvrir, illustrant la transitivité de la vie qui ne cesse pas de passer en eux, un périple qui connaît trois stades dans les films: au premier stade, parce qu’il n’est plus possible de supporter leur chaos sans le surmonter, Gloria s’enfuit avec Paul de l’hôpital ; Jessie et Jesse tente d’échapper en voiture à leur passé comme à leur histoire s’en allant rejoindre pour la première fois les parents légèrement dysfonctionnels de Jesse ; Papa, refusant la cadence débile d’un monde devenu sans foi ni loi ni genre, sa fille Mar devenant un garçon pour y survivre quand Hodaka, à l’instar de l’anti-héros de L’attrape-coeurs, a fui la morosité de son île pour rejoindre la grande vie/la grande ville Tokyo, une voie qu’il s’agit d’emprunter pour chacun comme réponse symbolique à la transformation du monde/de leur monde, refusant de se soumettre au chaos comme état de fait, de vivre le nihilisme passivement. Paul et Gloria, Mar et Papa, Jessie et Jesse, Hodaka, vont dès lors se battre, deuxième stade, tentative marquée par leur volonté, qui s’affirme par un « je veux », s’efforçant d’installer un contre-ordre, dans un geste violent et radical, se protégeant modifiant leur monde, chassant la pluie comme le désordre, qui les fait passer du nihilisme passif au nihilisme actif, qui ne met donc pas fin au nihilisme du monde, mais au contraire qui ne fait qu’en accentuer la prise jusqu’à ce que, enfin, au troisième stade, réconciliés, chacun trouve l’enfant en lui, cet enfant qu’ils n’avaient jamais été. Un enfant qui n’est pas l’enfant de l’infantilisation ni l’enfant Peter Pan refusant de grandir mais l’enfant qui assume à la fois son impuissance sans chercher pour autant à configurer le monde à sa mesure, mais sans accepter non plus de s’y soumettre.

Stade terminal, phase terminale ? Non ! En fin de parcours, trouveront-ils (et non pas retrouveront-ils) enfin l’innocence, l’âge d’or étant toujours devant eux : dans le refus à la fois de la soumission et de la domination, selon une logique radicale de l’exclusion des deux termes et non pas selon la logique de leur synthèse. Ni soumission ni domination, ce que Jünger appelle « l’anarque », c’est-à-dire le pouvoir de celui qui n’a pas de pouvoir, et qui accepte pleinement de ne pas en avoir, la souveraineté de celui qui a surmonté la perte de tout règne. Lues avec les yeux de l’enfance, avoir prise sur son monde, y exercer sa puissance, ne définit plus le mouvement de leur être qui se dispenserait sans but ni raison au risque d’une certaine perversité, mais simplement, en un sens plus pur, étymologique, in-nocere, le pouvoir de ce qui ne nuit pas, la constitution d’une puissance qui ne dépendrait donc plus finalement de son accumulation et de son intensification, mais de sa justesse : la justice comme justesse de la puissance, chaque film pensant les conditions d’une force susceptible de maintenir la paix et de conserver le monde dans son innocence. Un Papa qui pleure, agenouillé comme on prie un dieu enfui, devant sa fille Mar dressée face à lui, film qui se demandait, finalement : dans un monde d’hommes, quel homme être ? Papa qui, reconnaissant sa dette, peut enfin naître de sa fille ; des adolescents qui, apprenant à se désembuer les yeux, aperçoivent que les larmes comme la pluie peuvent parfois rebrousser chemin, ces larmes qui seront toujours celles de celui qui a trop longtemps ri, comme dans une tragédie qui aurait la grimace à l’envers car il était temps, il ne sera pas trop tard, la vie comme elle va, le soleil et la pluie, au même endroit, Tokyo sous l’eau, la mer reprenant ses droits, le retour à la primitivité de l’innocence, Hodaka rejoignant enfin sa prêtresse : si l’on ne décide pas du temps qu’il fait dans sa vie, si avec le temps, va, tout s’en va, profite de cette vie qui est la tienne, dit Hodaka, avant que ton soleil te plombe définitivement ; un Jesse qui, physicien, à l’instant d’être décoré par ses pairs, déclare qu’après être passé par la physique (soumission à ses lois, nihilisme passif) puis par la métaphysique jusqu’au délire de son « je veux » (nihilisme actif) pour revenir enfin parmi celle qu’il a toujours aimé, a fait la plus importante découverte de toute sa carrière comme de sa vie, que ce n’est que « parce que tu existes, que moi j’existe », comme Paul est Gloria et inversement, enfin repapillotés, un corps, deux ailes, prêt à rejoindre ces oiseaux qui s’en vont dans le ciel, chiffres indescriptibles envoyés par un dieu lointain, chacun soupesant ses chances de ne pas rejoindre le chaos.

Hina et l'amour cosmique dans Les Enfants du temps
Les Enfants du temps de Makoto Shinkai (© BAC Films)

II – Boire et Déboires

Rimbaud écrivait que « l’ivresse, c’est le dérèglement de tous les sens », un problème de perception, sans doute, produit par les effluves de l’alcool que, bons orthoptistes, Adieu les cons (Albert Dupontel), Drunk (Thomas Vinterberg) et Mank (David Fincher), tentent de rectifier, reconfigurant leur réalité : La vérité si je bois ! Car s’il s’agit d’un dérèglement des sens, ce dérèglement, paradoxalement, permet de mieux voir. Que ce soit JB et Suze, dans Adieu les cons, qui ont la bouteille facile jusque dans le patronyme, une gueule de bois permanente quand on perd son emploi pour JB, quand on a abandonné son enfant à la naissance pour Suze, que ce soit Mank, en charge/chargé comme une mule d’écrire le scénario du génial et à venir Citizen Kane de l’usurpateur Orson Welles, ou encore les quatre-amis-professeurs-dépressifs de Drunk qui, pour avoir un déficit d’alcool comme d’indice de vie dans le sang selon Harry, l’ami psychologue de tout un pays qui leur veut du bien, vont tenter de se redonner du Tonic, chacun de ses films témoignant sous éthylotest depuis leur Bateau ivre que sans l’ivresse, le quotidien, c’est déjà de la mise en bière. C’est que JB, Suze, Mank et Les Quatre fantastiques ont chacun le cœur dans les infra-basses, l’ivresse et le souvenir du feu dans un glaçon. Par mépris des voies médiocres, leur choix : ne pas se laisser gagner par une contagion avilissante ; au contraire, exciter leur quotidien, le soumettre à une ivresse de saccage, à de foudroyantes revanches sur tout ce qui conspirait pour les empêcher de sourdre. Fuir ce monde de rampements. Aller au paradis, pour seul réconfort ? Le carré magique de Drunk accélère le voyage avec alcool en soute. Heckle et Jeckle, dans Adieu les cons, quant à eux, ont la couleur des yeux passée, noir c’est noir, JB/Suze, pour qui Bourbon et bourdon n’ont qu’une lettre de différence, étourdissant le temps comme l’espace, le contractant comme ils tournent dans leurs questions, dans l’espoir de retrouver le fils perdu. Mank, pour sa part, afin de ramener le monde à échelle humaine, à sa hauteur et ses dimensions, parce qu’il faut bien déformer son existence comme ce scénario qu’il s’agit d’écrire pour un réalisateur hors-norme, pour les mettre dans sa poche ou son cœur ou son esprit, se déboîte également. Il boit comme ses autres camarades boivent pour ramener la réalité qui est la leur à la dimension de leur champ de perception.

Boire, c’est transformer une réalité qui leur apparaît comme étant difforme, sur laquelle il faut nécessairement s’adapter, non plus en marchant mais en dansant, peut-être, comme exécute un ballet/balai du quotidien Martin l’aviné devant ses collègues de la salle des professeurs (Drunk). Quelque chose de trop grand a, en effet, modifié le champ comme la profondeur de cette réalité (un scénario, une vie qui n’en vaut pas la peine, des souvenirs trop imposants). La réalité est devenue un jour irréelle. Ce n’est dès lors pas après avoir bu que la réalité se tord les boyaux en tous sens. C’est avant qu’il boive. Avant de boire, les dimensions sont inversées, la perspective n’existe plus, une surface plane, inatteignable, et dont les bords comme le centre sont sans cesse mouvants leur échappent. Il leur faut donc boire pour se risquer sur ce qui se dérobe en permanence. Si Mank semble dès lors marcher de travers comme La bande des quatre et JB/Suze tournent en rond, il ne faut pas se tromper sur l’effet produit par cette démarche. Marcher de travers, lorsqu’ils ont bu ou sont en état d’ébriété, pour eux, c’est enfin retrouver la voie droite. Certaines scènes de Drunk, en contrepoint, fonctionnent à rebours, à cet égard, et montrent nos Quat’z’amis qui, lorsqu’ils sont pris dans leur délire, ont la tête ailleurs (on reverra Las Vegas Parano en ce sens), tellement la tête ailleurs que, tête coupée pour Tommy, se la retranchant du monde comme de ses Meilleurs copains, se suicidant, avoir la tête ailleurs avec le délire quand avec l’ivresse, il ne s’agit jamais d’avoir la tête ailleurs mais d’être de plein pieds dans le monde. Marcher de travers, en effet, c’est marcher droit dans cette réalité difforme. Marcher obliquement, de traviole, dans un sans queue ni tête, c’est continuer droit dans leur monde, qu’ils perçoivent enfin à ses véritables dimensions. Marcher à la façon d’un boiteux, c’est retrouver le sens véritable de la marche. Marcher à contre-sens, c’est aller directement. Plutôt, c’est avant de boire, lorsqu’ils sont encore parfaitement sobres, que le monde leur semble tourner fou, qu’il leur paraît se rouler sans cesse dans ses questions. Avant de boire, pour eux, c’est le reste du monde, le monde entier qui est en état d’ébriété. 

III- L’ennemi intérieur, Les liaisons dangereuses

L’ennemi intérieur est partout, du jaune des Gilets au noir de Queen & Slim (Melina Matsoukas), Black Lives Matter annonçant la tragédie de deux jeunes afro-américains, terminant leur course folle main dans la main comme sont menottés des lycéens de Mantes-La-Jolie sous l’effet de la violence policière, Mauvaise graine qui ne ferait pas Les moissons du ciel dans Un Pays qui se tient (désormais?) sage (documentaire de David Dufresne). L’ennemi intérieur, partout, y compris au sein de la cellule familiale, dans un autre documentaire, Adolescentes (Sébastien Lifshitz), que deux jeunes filles, filmées sur plusieurs années, vont apprendre à quitter, cette famille, disait déjà Aristote, microcosme social où chacun fait l’épreuve de la Cité comme de la politique : on y discute, on y délibère, on fait l’épreuve du vote, on s’y dispute, on s’y sépare, on apprend la désobéissance civile, pour se retrouver, peut-être, un jour, plus tard, sur fond de discorde, montée de l’extrême droite, attentats terroristes et aucune famille ne sera épargnée, aucune classe sociale, de la petite bourgeoise à la prolo, rien n’y fera, les mains prises dans l’encéphale de leur famille comme de leur destin national, Emma, Anaïs, en feront leur chemin de croix. Mais l’ennemi intérieur, c’est d’abord soi, dans Uncut Gems des frères Safdie, où un Adam Sandler (Howard) survitaminé, mi-mariole mi-escroc bijoutier, réussit un jour à commander par Fedex une opale précieuse venue tout droit d’Afrique qu’il espère revendre aux enchères au centuple, mais qu’il a la mésintelligence de prêter à un basketteur qui voit en elle sa pierre philosophale, sa chance de toujours gagner davantage et, de Charybde en Scylla, de tout se détricoter jusqu’à sa vitrification finale, Howard terminant sa course folle dans une pierre tombale, film qui débute par une balle pour se terminer littéralement dans un trou de balle, qui prend de vitesse le rêve US par l’envers du drapeau, anticarte postale jouant avec cette idée très américaine que Howard peut se refaire sans cesse, chacun rebondissant toujours comme cette balle de basket, dont la vitesse comme le flux perpétuel ne mène nulle part, sauf à s’enterrer définitivement, l’action ne débouchant sur rien d’autre qu’une claque d’un policier à un manifestant, une main arrachée, un éborgné, dans Un pays qui se tient sage. Vitesse, flux des images, deux documentaires (Adolescentes, Un pays qui se tient sage), deux longs-métrages (Queen & Slim, Uncut Gems), qui mêlent réalité et fiction, l’intime et le collectif, produisant sans cesse des effets de déplacement qui tabassent : road movie spatial pour les deux jeunes afro-américains où la question de la frontière comme de la conquête de l’Ouest n’est plus que celle de la race dans Queen & Slim ; road movie mental pour deux Adolescentes rejouant tempête sous un crâne ; road movie de type fractale, brisure de l’espace-temps dans les manifestations d’Un pays qui se tient sage, uppercut au menton de la démocratie, direct tout droit le Chili ; road movie du lobe temporal au pays du droit à la seconde chance comme du Reborn Again, dans Uncut Gems, où le rêve US se prend une balle pleine tête.

IV - Logique du différend, Les petites mains de la légende US

Les cinémas de Clint Eastwood (Le cas Richard Jewell), Todd Haynes (Dark Waters) et Aaron Sorkin (Les Sept de Chicago) continuent cette année l’examen de conscience de leur Amérique, une Amérique qui a toujours été, au fond, en retard d’un rêve, un continent Léviathan qui aurait, un jour, avalé son rêve, dont il ne resterait plus qu’à imprimer la légende à jamais évanouie. Chacun de leurs personnages, dans ces films, s’oppose ainsi aux institutions, qu’il s’agisse du gouvernement qui soupçonne Richard Jewell d’avoir organisé un attentat bien plutôt que de l’avoir déjoué, de Robert l’avocat d’une grande firme pétrochimique se retournant finalement contre elle dans une partie de campagne, une affaire d’empoisonnement et de pollution mortelle d’animaux, habitants et sols d’une nature qui n’a plus rien d’idyllique dans la West Virginia, de l’État poursuivant de jeunes gens pour incitation à l’émeute comme une conspiration contre le gouvernement des États-Unis en 1968, en marge d’une convention du parti démocrate, lors d’une manifestation pacifiste contre la guerre du Vietnam qui dégénère, chacun, tour à tour, dans ces films, devant supporter la charge de la preuve de leur innocence face à leurs Molochs homologues. Films à thèse oscarisables ? Péplums déguisés, David contre Goliath se terminant dans un prétoire avec flonflons et cotillons ? Bien au contraire, chacun de ces films, fordien sans doute, continue de questionner ce qui fait communauté. Or, ces derniers prennent le contre-pied de cette époque contemporaine dont la logique économique serait le nouveau paradigme, l’idée que la société fonctionnerait dorénavant à la transparence et à la communication généralisée. Dans ce lieu où tout communiquerait en permanence, derrière l’idée que la société fonctionnerait désormais à l’information et non plus à l’énergie, à l’autorégulation plutôt qu’au conflit, en serait dès lors évacuée l’idée qu’une communauté s’articulerait non pas simplement sur fond de consensus mais de dissensus. Nos trois réalisateurs considèrent, à des degrés divers, en effet, que la mise en place d’un espace public de type transparent et non conflictuel est impossible. Un tel espace public reposerait sur l’idée que la communication a pour horizon ultime l’entente entre les hommes, qu’elle vise à leur réconciliation, en refusant la violence par excellence : le refus de la communication. Une conception qui sous-évalue la conflictualité qui serait au contraire sans cesse à l’œuvre dans une communauté d’individus, ce que montrent Dark Waters, Les sept de Chicago et Le cas Richard Jewell, conception qui tendrait à effacer le conflit qui serait au fond du politique comme de la communauté qu’il s’agirait d’installer. La mésentente est le nom de ce scandale que montrent ces films et que toute une pensée tenterait aujourd’hui de faire oublier, pensée selon laquelle il faudrait remplacer les rapports d’autorité par des relations d’échange, les affrontements par une logique de réciprocité.

Mark Ruffalo chez le fermier Tennant dans Dark Waters
Dark Waters de Todd Haynes (© Mary Cybulski - Killer Films et Participant Media)

Richard Jewell comme Les Sept de Chicago face au gouvernement, Robert Bilott face à Dupont, montrent bien au contraire comment une communauté d’individus peut ou non s’organiser autour de la logique du différend (Lyotard). L’utilisation du langage par chacun des protagonistes des films illustre combien le langage ne procède pas de l’entente, mais du différend. La logique conflictuelle, au cœur de leurs relations, implique qu’un différend ne peut jamais être tranché équitablement. Le différend signifie que deux idiomes ne peuvent pas s’entendre : la logique économique de Dupont contre l’écologie et la vie d’une poignée d’individus ; la raison du FBI comme du gouvernement contre l’irrationalité mélancolique des comportements de Richard Jewell, plus américain qu’un Stetson ; le monopole de la violence légitime par l’État contesté par la désobéissance civile dans Les Sept de Chicago. Ces films témoignent pour leur époque de ce qu’il n’existera jamais de tribunal de la raison qui pourrait  trancher entre ces deux prétentions. La seule possibilité pour une communauté de fonctionner serait plutôt de faire droit aux nouveaux torts de s’exprimer en permanence, c’est-à-dire de donner droit de cité à des discours hétérogènes et inconciliables, comme de contester la légitimité de l’autorité d’un État. Il peut bien y avoir, par exemple, négociation salariale sur le temps de travail, les salaires, mais jamais la logique capitalistique ne pourra revenir sur ce qui est son fondement, à savoir l’extorsion de la plus-value. De ce tort, il ne pourra jamais y avoir négociation : c’est la part non-négociable de toute discussion, raison pour laquelle l’espace public serait un leurre. Mais qui sera en charge, en définitive, de donner droit de cité à ces discours hétérogènes ? Contre une image d’Épinal trop convenue, ce n’est pas aux juges comme aux tribunaux qu’en reviendraient finalement la charge, pourtant lieu central dans les films. C’est au cinéma, au contraire, que reviendrait, de fait et non pas de droit, la responsabilité de prendre en charge cet office. Une perspective qui fait dire finalement à nos réalisateurs que le cinéma est une autre manière de faire la guerre par d’autres moyens, inversant la célèbre proposition de Clausewitz : c’est le jeune Hayden, à qui le juge donne la parole avant son verdict, qui la détourne de l’espace public et clôt du tribunal pour la déplacer dans le temps et l’espace, rappelant que depuis le début du procès, plus de 4000 jeunes américains sont morts dans une guerre idiote, puis d’égrener, triste chapelet, leurs noms comme leur âge ; c’est Robert l’avocat qui prend en charge le destin de l’humanité particulière d’une vache et de son prisonnier, Wilbur Tennant le cul-terreux qui était venu le trouver, lui l’enfant de l’arrière-pays, pour faire entendre la voix de tous les Damnés de la terre ; c’est Richard Jewell, qui incarne sur sa seule tête le rêve d’une Amérique à jamais disparue.

V - L’ombre est la lumière, la lumière est l’ombre

Tenet de Christopher Nolan, à qui voulait l’entendre, promettait d’atteindre les sommets de l’art technico-cinématographique, année 2020, année 2.0. Avec Les meilleures intentions, on attendait l’aurore de la pensée, on s’est retrouvé plongé dans les ténèbres telluriques. Monts et merveilles promis, plusieurs fois promis par Tenet et son abattage publicitaire, sans doute, mais ce cinéma demeure finalement ce qu’il est, coyote après son Bip-Bip, d’une imposture qu’étreint une langue cinématographique simulée, captieuse et morte, auxquels pieds et mains liés il demande pourtant à chaque spectateur de se donner de tout cœur tandis que Tenet use d’une imagerie comme d’un scénario qui se voudraient distrayants avec une monotone insistance, efficaces peut-être mais jamais assez puissants pour qu’ils en imposent complètement l’image, qu’un monde soit, que des êtres se dressent, et qu’un langage vrai ait cours et teneur. Le cinéma de Christopher Nolan, au fond, c’est toujours, aux mêmes saisons (environ tous les trois ans), les mêmes cierges qui brûlent, le rituel qui jamais ne change, même si ce sont d’autres visages qui s’inclinent. S’il s’agit de prière, il faudrait alors qu’elle soit dite sans intention et dans l’ignorance de qui pourrait l’accueillir. Au contraire, le cinéma de Nolan, à l’instar de Tenet, demeure engoncé dans un cinéma de l’exposition, consistant imperturbablement en l’annonce d’une thèse explicative précédant toujours une scène d’action qui servira d’illustration (scène d’introduction dans le laboratoire d’une scientifique expliquant au héros de circonstance ce qu’il en sera, de la manière comme du temps, des scènes d’actions à venir), à la manière d’un bon vieux James Bond dont Nolan se voudrait l’illustrateur contemporain. Un cinéma de la vignette, donc. À ce cinéma de l’exposition, il aurait peut-être alors fallu s’en remettre davantage cette année à un cinéma de la sensation, en contrepoint mais de quelques galaxies, le tout petit jamais minimaliste et néanmoins rayonnant moyen métrage Blood Machines de Seth Ickerman, pseudo derrière lequel ne se cachent pas les têtes casquées Raphaël Hernandez et Savitri Joly-Gonfard, film tout juste sorti de l’ombre avant le blockbuster international de l’année multiprimé/multiétoilé/multioscaro-césarisé. Nolan en a peut-être été jaloux, El confinador, le confinement dans la langue de toutes les langues, l’esperanto, quand on en a plus à force d’enfermement. Blood Machines, projet hors-norme s’inscrivant dans la démarche de Carpenter Brut, musicien électronique qui fournit au film son fond sonore hallucinogène, dans une S.F. à l’imagerie rétrofutur, mêlant l’ancien comme le nouveau, sorte de cinéma au bougeoir, Georges de la Tour muté en Fauviste, tout droit surgi du monstre à deux têtes de Seth Ickerman, s’inscrivant dans la même veine que David Sandberg avec Kung Fury (2015), esthétique et visuel puissants contrebalancés par une histoire simple : puisque les robots sont des hommes comme chacun, que les objets sont des femmes comme les autres ou inversement, réifiée la femme-robot devient littéralement femme-objet qu’il devient loisible de harceler. Dans le genre space opera, on le préférera à celui de Nolan, le film ne se cachant pas d’être un immense clip de 50 minutes dédié à Carpenter Brut, afin que son opéra ait enfin son espace propre, à la mesure de sa démesure, film qui oublie volontairement sa narration comme sa dramaturgie en cours de route pour ne garder du monde que son bruit de fond, le son comme l’image, un film qui du monde, contrairement à Tenet, en aurait retranché le barnum et la fureur, ne lui laissant que sa couleur.

VI – Les choses qu’on « devrait » voir, Les choses qu’on n’a pas vues

Il existe aussi un contre-top des films, un top qui devrait s’assumer comme tel, un top fantasmé des films non-vus, Ema (Pablo Larrain) en tête, parce que la grâce de la danse est à elle-même son geste, son mouvement, dans une ligne qui suit sans cesse sa propre loi de déploiement, Swallow (Carlo Mirabella Davis), La communion (Jan Komasa), peut-être aussi, parce que les mystères du sacerdoce comme de la folie, Les Choses qu’on dit, Les choses qu’on fait (Emmanuel Mouret), L’aurore de l’amour ou Le crépuscule des dieux ?, Séjour dans les monts Fuchun (Gu Xiaogang), l’intranquillité des jours passants, comme tant d’autres films dont nous ignorons sans doute jusqu’aux noms, autant de films non-vus, qui ont sans doute autant d’importance que ceux qui l’auront été, à parts égales, qui disent l’humilité de toute forme d’analyse critique, les trous immenses dans la culture, qui devraient intimer l’ordre de n’avoir jamais de jugements définitifs comme de films de chevet, films de chevet qui seraient tout le contraire de l’amour du cinéma, qui feraient demeurer prisonnier d’un seul film comme le sont les fanatiques d’un seul livre (du moins est-ce ainsi qu’on espère peut-être s’en arranger de sa conscience, justifiant le fait d’être volage plutôt que fidèle), films non-vus qui disent que le film de chevet, mon film préféré, sera toujours le prochain que je verrai, (re-)découvrant un film, un réalisateur, avec toujours le même sentiment de le voir comme s’il était le dernier, comme s’il allait devenir mon film de chevet, chaque film non-vu portant en lui, toujours, une promesse, qui vaut ce qu’elle vaut comme on a des résolutions chaque nouvelle année.

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Marius Jouanny

À propos de Netflix

En relisant les épiphanies de l’année dernière, un constat de Guillaume Richard semble mériter quelques reconsidérations : «  dans l'ensemble, Netflix n'a pas encore laissé d'empreinte en tant que studio ou major ». Alors que les salles sont restées fermées une bonne partie de l’année et que les studios hollywoodiens ont reporté la plupart de leurs sorties aux calendes grecques, force est de constater que Netflix en a profité pour lécher sa caution « cinéma d’auteur ». Certes, l’essentiel de ses productions représentent toujours le pire de l’industrie culturelle, mais il est aussi indéniable que la firme finance des projets que les producteurs de cinéma ne se permettent plus de financer. En attestent les contrats avec des cinéastes comme David Lynch et Jean-Pierre Jeunet. En attestent surtout quelques films de 2020 qui prouvent qu’au milieu des algorithmes, de l’option « vitesse de lecture rapide » et des génériques de fin coupés sans vergogne, l’art cinématographique peut toujours se frayer un chemin. L’ouverture d’Uncut Gems qui transporte la caméra de l’intérieur d’une pierre précieuse jusqu’au côlon d’Howard Ratner figure bien l’opération aberrante que nécessite l’affirmation d’une œuvre au sein d’une industrie comme Netflix. Le tunnel une fois parcouru, le spectateur accède ainsi à l’état d’hypnose que procure la mise en scène des frères Safdie, tout comme il apprécie une écriture de personnages qui ne cède rien aux diktats du storytelling.

Certes, le cinéma d’auteur estampillé Netflix trouve les mêmes limites que celui diffusé dans les salles obscures. Il n’est pas difficile d’imaginer le renoncement de nombreux spectateurs devant la toile de références élitistes qui alourdit les films I’m thinking of ending things et Mank. Heureusement, les œuvres de Charlie Kaufman et David Fincher ne se réduisent pas à leur érudition excessive. La première développe les obsessions du cinéaste pour les couples déchirés et les récits à tiroirs tout en laissant s’épanouir une imagination débordante qui, de Being John Malkovich (1999) à Anomalisa (2015) n’en finit pas de fasciner. Le second propose un portrait tout en retenue d’un scénariste hollywoodien désabusé. Plus encore que pour sa relecture de Citizen Kane, Mank est passionnant pour la mélancolie de gauche qui s’en dégage. Au détour d’un arc narratif sur la campagne électorale du socialiste Upton Sinclair en 1934, le film politise avec intelligence sa réflexion sur Hollywood. Les producteurs n’ont en effet pas hésité à sortir un film de propagande composé de faux témoignages pour faire barrage au candidat. Le soir des élections, Mank se rend non sans amertume au Club Trocadéro, bastion du Parti Républicain pour assister à la victoire de tout ce qu’il abhorre. Au milieu des figures de cire, des ballons, des néons et du champagne coulant à flot, le scénariste parie quitte ou double sur la victoire improbable de Sinclair, dans un élan de désespoir. L’image se déforme alors dans une série de fondus enchaînés figurant l’ivresse triste du personnage et ses cruelles désillusions qui ne manquent pas de refléter celles de notre époque présente.

Adam Sandler avec des malfrats dans une voiture dans Uncut Gems
Adam Sandler dans Uncut Gems de Benny et Josh Safdie - © Netflix

Actualité des mythes

Chacun à leur manière, Ondine de Christian Petzold et Antigone de Sophie Deraspe s’approprient des mythes anciens. Le premier emprunte la voie de l’errance onirique tandis que le second s’ancre dans une réalité politique, celle des violences policières. Ils se rejoignent cependant lorsqu’ils tentent de dépasser l’approche psychologique de l’écriture des personnages pour embrasser la précieuse ambivalence des mythes. Les deux films exigent du spectateur un lâcher-prise : celui de renoncer à chercher une quelconque explication sur la folie meurtrière d’Ondine et l’obstination d’Antigone. L’intégrité du personnage de cinéma s’affirme ainsi, lorsque les visages d’Ondine et Antigone restent indéchiffrables tout en gagnant en pouvoir d’évocation. À ce stade, le personnage peut alors pleinement incarner une idée, un affect ou bien une époque toute entière, comme Irisz Leiter dans Sunset de László Nemes sorti en 2019.

Politique du cinéma français

En 2015, Les Cahiers du Cinéma titrait : « Le vide politique du cinéma français ». Cinq ans plus tard, les arguments avancés par la revue restent pertinents. Deux très bons documentaires comme Des hommes de Alice Odiot et Jean-Robert Viallet sur le milieu carcéral et Adolescentes de Sébastien Lifshitz viennent par exemple apporter un regard sociologique pertinent sur leurs sujets. Mais ils ne parviennent pas à dépasser la catégorie du « cinéma social » que stigmatise Les Cahiers. Deux autres films en provenance directs des milieux militants de gauche y échappent toutefois, sans bouleverser la tendance tant ils apparaissent hors-normes dans le paysage du cinéma français. Il s’agit d’abord du documentaire Un pays qui se tient sage de David Dufresne, dont le retentissement dans les revues de cinéma et d’autres médias généralistes montre que la critique n’est pas aussi dépolitisée que le cinéma dont elle parle la plupart du temps. Le deuxième relève de la politique-fiction et imagine qu’une prise d’otages des principaux patrons du CAC40 par un groupe de militants contraint Macron à mener une politique de gauche. Malgré son pitch jubilatoire, Basta Capital de Pierre Zellner est passé largement sous les radars, en partie à cause du second confinement qui l’a relégué à une sortie en VOD. Il faut bien avouer qu’entre des acteurs pas toujours convaincants et une écriture qui souffre de nombreux écueils dans le derniers tiers du film, il risque de ne pas rester dans les mémoires. Au détour de quelques scènes de débats, le film s’échine pourtant à développer ses idées sans les réduire à quelques slogans ou dialogues bien sentis. Basta Capital parvient ainsi à dépasser son point de départ certes attrayant mais qui n’aurait pas suffit à en faire un film politique intéressant.

L’extraordinaire voyage de Marona

Le long-métrage d’animation d’Anca Damian fait partie de ces films dont on ne peut soupçonner l’inventivité et la richesse visuelle avant de les voir. Encore faut-il sauter le pas, ce qui ne semble pas si évident tant le film ne paraît s’adresser qu’aux enfants pour épouser une morale toute faite. Tout cinéphile reste pétri de préjugés. Les grands moments de cinéma sont aussi ceux qui viennent les battre en brèche.

Images fugitives

Il reste enfin de cette année 2020 quelques images fugitives, comme autant de rayons verts à préserver soigneusement de l’oubli. Du monumental à l’intime, cette compilation mériterait un montage vidéo dans la lignée de l’émission de Luc Lagier, Blow Up. La vidéo pourrait ainsi débuter par le défilé de visages contrits ou indifférents paradant devant le corps défunt de Staline durant le documentaire Funérailles d’État de Sergeï Loznista. Ces regards fuyants, ces larmes dérobées semblent presque mieux figurer la déliquescence du régime soviétique que n’importe quelle analyse historique. Cut. S’ensuit un extrait du plan-séquence au bord de l’eau de Séjour dans les monts Fuchun de Gu Xiaogang. Conçu comme un tableau déroulant inspiré de peintures anciennes, le travelling figure le temps qui passe avec une grâce hypnotique. Cut. On passe à une toute autre déambulation, celle de Mariana Otero suivant pas à pas les traces de Gilles Caron à travers ses tirages photos dans le documentaire Histoire d’un regard. Des rues de Jérusalem durant la guerre des Six Jours à l’entrée de la Sorbonne pendant mai 68, on scrute le regard du photographe en prise avec les tourments du XXème siècle. Cut. Dans un registre plus volubile, la vidéo passe un extrait du plan-séquence d’ouverture de The Climb réalisé par Micheal Angelo Covino, l’ascension en vélo d’une montagne propice aux aveux pathétiques entre deux meilleurs amis. Cut. On assiste à l’ivresse du quator de Drunk de Thomas Vinterberg, avec Cissy Strut du groupe funk The Meters en fond sonore. Cut. Le morceau suivant, Felicità, est chanté en play-back par le couple de personnages du film éponyme de Bruno Merle lors d’une mémorable séquence de voyage en voiture. Cut. Surgit alors la version junior et animée de Calamity Jane tirée du film d’animation de Rémi Chayé, jouant avec différents costumes pour semer ses poursuivants. Cut. Gros plan sur l’araignée blottie dans les cheveux de tante Butch dans Mon oncle Frank d’Alan Ball, comme pour célébrer les presque vingt ans de la première saison de Six Feet Under. Dernier cut. La caméra s’arrête sur le plus beau plan fixe depuis longtemps, celui d’un père improvisant une histoire à sa fille sous une tente les préservant de l’hostilité du monde extérieur dans Light of my life de Casey Affleck.

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