« Soy Libre » de Laure Portier : Se libérer du film
En filmant son frère Arnaud dans une quête de liberté après un enfermement forcé, Laure Portier lui donne également la possibilité de se libérer d’un carcan filmique qu’elle aura mis en place avec le concours du premier intéressé. Soy Libre montre au final une libération, à la fois réelle et cinématographique, en donnant l’occasion à un « personnage » de cinéma de se libérer de son film.
« Soy Libre », un film de Laure Portier (2021)
Depuis les premières images filmées en 2007 dans la cité où ils ont grandi, mais plus précisément à partir de 2012, après la sortie de prison de son frère Arnaud (qu’elle appelle Nano), Laure Portier a entrepris de faire un film « ensemble » sur lui(1). En dressant le portrait d’un membre de sa famille, très proche et en proie à une sorte de « démon » intérieur – ici une certaine inclination à la violence et à la petite délinquance –, Soy Libre peut être rapproché d’autres documentaires proposant le même type de configuration, dans lesquels le réalisateur a un lien de sang ou d’amitié forte avec celui ou celle qu’il filme. On pense par exemple à Petit Samedi de Paloma Sermon-Daï (lauréat d’un double prix au FIFF en 2020 dont le Bayard d'or) dans lequel la réalisatrice filmait également son frère atteint de toxicomanie. Mais le rapprochement entre les deux films s’arrête plus ou moins là car, contrairement au film de Sermon-Daï, celui de Laure Portier met en exergue une véritable collaboration entre le filmeur et le filmé, et va jusqu’à mettre en scène le refus du filmé de se soumettre à toutes les volontés de celle qui tient la caméra et aurait dès lors le pouvoir, légitimé entre autres par un diplôme et une « profession » de cinéaste. Paradoxalement, c’est au final cette « lutte » entre la cinéaste et son sujet, cette opposition entre la volonté de « filmer ensemble » et la réalité des faits, laquelle se résumerait plutôt à « filmer contre », qui fait tout l’intérêt de Soy Libre et qui finit par donner un autre sens au titre et à la quête du « personnage » : celle de trouver sa liberté, y compris sa liberté par rapport au film.
Cette recherche de liberté est d’ailleurs un paradoxe en soi qui se trouve à la base même de l’impulsion et de la fabrication du film, impulsion donnée – selon les dires de la réalisatrice – en 2012, au moment où Arnaud sort de prison avec comme but, comme obsession, de quitter le pays pour aller goûter à la liberté en Espagne. Donc l’impulsion de Soy Libre, cette soif de liberté et de partir, est en même temps ce qui va empêcher la bonne tenue de sa réalisation de manière sereine, puisque le sujet que l’on veut filmer va partir et s’éloigner inexorablement de la caméra. D’une certaine manière, le sujet de Soy Libre, et le « but » pour son personnage principal, sont justement de fuir ce film, de le déserter pour gagner sa liberté. Mais la condition de cette prise de liberté réside aussi dans le film lui-même, qui met en scène ce chemin vers cette libération. Les contraintes que lui imposent sa sœur semblent pousser petit à petit Arnaud à vouloir s’en défaire, tout en voulant garder malgré tout le projet à flot, puisqu’il est une des conditions de sa liberté. D’ailleurs, à plusieurs reprises, il exprime son malaise de se trouver devant la caméra, ou plutôt face au dispositif imposé par sa sœur, ne comprenant pas pourquoi il doit se comporter de telle ou telle manière pour « passer » à l’écran, pourquoi il doit prendre telle ou telle position, etc. Par le biais d'une voix-off assez drôle, il émet même une critique directe contre le film et ce qu’il deviendra par la suite – ce qu’il est maintenant – en imaginant sa réception par ce qu’il appelle les « babas-cool de la culture », se gaussant de l’intérêt ou non que pourrait avoir telle scène, et du feu qui habite le personnage de cinéma qu’il sera devenu, cette « violence intérieure », etc. Prendre sa liberté commence alors aussi à signifier « se défaire du film », se libérer de celui-ci, ou au moins du carcan dans lequel il se sent prisonnier, ce carcan mis en place par sa sœur, diplômée d’une école « respectable » de cinéma (l’INSAS, en l’occurrence), qui lui a concocté un bon petit dispositif formaté et cloisonnant.
Aussi, quand Arnaud concrétise son projet personnel, celui de partir, et qu’une caméra lui est confiée à lui seul, il devient en quelque sorte maître de son propre dispositif et peut également goûter à cette forme de liberté – filmer ce qu’il veut – au sein même du film. À partir de ce moment-là, d’autres images qui proviennent d’Arnaud, des dessins de son cru, prennent également plus de place à l’écran. Évidemment cette liberté a ses limites puisque sa sœur reprendra in fine la main et la « maîtrise » de son film au montage, en choisissant parmi les images filmées par son frère celles qu’elle gardera ou non. Cette liberté est donc une illusion ou, pour tout le moins, elle est loin d’être totale. Il faut alors bel et bien se libérer du film, en sortir pour jouir d’une liberté moins illusoire. Au Q&A suivant la projection de Soy Libre au BRIFF, Laure Portier a dit que le film s’était terminé quand elle s’était tout simplement faite « bazardée » par son frère qui lui a fait comprendre qu’il s’en retirait. C’est donc finalement Arnaud qui aura décidé de la fin – d’une certaine manière et concernant le tournage en tant que tel principalement, puisque sa sœur a gardé la main sur le montage et la « fin de cinéma » qu’elle souhaitait – en reprenant sa liberté par rapport au film. Dans une scène assez forte émotionnellement, un Arnaud en larmes dit à sa grand-mère, alitée et visiblement mal en point, que son rêve est de vivre au milieu de la nature et d’y fonder une famille. C’est sa vision d’une vie « libre » et c’est ce qui arrive à la fin du film quand, au Pérou, une jeune femme avec laquelle il s’est installé tombe enceinte. Et c’est de cette manière-là qu’il se retire de Soy Libre, qu’il reprend sa liberté en concrétisant son rêve. Cette fin n’est probablement pas choisie par Arnaud, tant elle est « heureuse » et « cinématographique » sur le plan dramaturgique. On y sent surtout la « patte » de la professionnelle du cinéma, sa réalisatrice de sœur, qui a « écrit » une fin à partir de la réalité. Mais, quoi qu’il en soit, cette fin va dans le sens de ce que voulait Arnaud, ce rêve de liberté préalablement exprimé.
Notes