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« marseilleS » de Viviane Candas : Vies minusculeS

David Fonseca
C'est dans le devenir-minoritaire que gît le devenir-révolutionnaire, selon le couple Deleuze-Guattari. Le dernier film de Viviane Candas, marseilleS, s'inscrit dans cette trajectoire à travers le thème des luttes pour la reconnaissance d'une mémoire, celle des fractures de la guerre coloniale autant que de l'indépendance de l'Algérie, à partir d'une ville, Marseille, qui en serait le laboratoire. Viviane Candas parvient ainsi à problématiser le statut de minorité en tant que maillon faible d'un pays comme d'une ville où se condenseraient pourtant les principales tensions les traversant. Questions essentielles : comment faire société sur fond de déni ? Comment faite front à l'affront de ce qui gonfle, ici comme ailleurs, aujourd'hui, le ventre de la bête immonde ?
David Fonseca

« marseilleS », un film de Viviane Candas (2022)



« À force d'être intégré, on finira ongle incarné », Rocé


Comment être dans un monde qui serait le monde, Marseille ? Il n'y a tout d'abord pas d'images à l'écran pour en répondre. Ce n'est pas tant qu'elles apparaîtront. Mais dans les premiers instants du film, pas d'images, rien que le son d'un commentaire, qui vient, comme un grand bruit hasardé par la voix de Viviane Candas ouvrir marseilleS, sans même aucun silence préalable sur ce fond noir, corps greffé des lettres du commentaire de la réalisatrice. Un cut dans l'espace et dans le temps, celui de notre quotidien qui allait son train, pour l'interrompre. Un cut, mais par la voix, aussi calme qu'une colère rentrée. Voix qui rompt autant qu'elle ouvre, parce qu'il y a urgence. Pourtant, paradoxalement, ce plan qui s'ouvre sans images en fait naître aussitôt dans mon esprit. Marseille. Viviane Candas, prononçant ce seul nom, premier mot de son film, ouvre tout un monde autant que Marseille est à son embouchure, quand d'autres voudraient sans doute sa fermeture. Lettres blanches sur fond noir, lesquelles trancheront la question posée par la cinéaste : « Marseille, capitale de méditerranée, de la drogue, du racisme ou laboratoire du métissage ? ». Une question qui n'appellera pas de réponse ferme, ouvrant plutôt sur un paradoxe. Marseille, qui ne veut être ni la France ni le reste du monde, « échapper à la France » tout en « rejetant les étrangers », de quoi peut-elle être dès lors non pas simplement le nom, mais les noms, tous les noms, qui, vies minuscules, seront toujours des vies capitales : marseilleS ?

Une « énigme » qui fait le sang de chacun dans le film, apportant leur témoignage, dressant un portrait, autant de Marseille que de Viviane Candas, en forme de mosaïque. Un dallage, autant de visages qui font le second plan du film, statique encore mais rendu vivant, des femmes, des hommes, d'ici, d'ailleurs, dégenrés, dérangés comme Marseille, réunis à l'occasion d'un débat sur le film entre étudiants (franco-américains), à distance, éloignés dans l'espace, pourtant si proches non pas tant virtuellement que physiquement, agrégat de visages dans un corps diffracté qui serait celui du film s'efforçant de tenir les époques, bouche aux milles vies s'exprimant depuis une langue qui ne leur est pas native pour la plupart, l'anglais, soit, chacun, dans ce plan, sans jamais en prononcer le nom, disent et sont marseilleS. Une marqueterie de visages qui, métonymiquement, signifie de la même manière ce qu'est un film, autant dire un pays. Autant de visages, autant d'images, pour ouvrir sur un possible ailleurs : un visage apparaissant dans un écran agrandi, en surimpression des autres, celui de Cherifa, originaire de la cité Phocéenne, « nom d'origine maghrébine » dit-elle, s'exprimant en une langue étrangère, ni d'Algérie, ni de France, pour dire combien Cherifa est entre, pas assez française ni algérienne, entre les mondes et les langues, depuis les mots, sur le seuil, dans un battement : marseillaise.

Mots sur les mots, pour tâcher de résoudre l'énigme ? Mots sur les mots, de chacun, à présent, mais aussi tous les autres mots des intervenants à venir dans marseilleS, composé de nombreux entretiens pour tenir ce qui peut l'être encore, comme il s'agira de mêler les époques dans le film (1986, 2018, 2021). Brasser autant les images d'archives post-coloniales avec celles, plus ou moins contemporaines, de Viviane Candas, lorsque la cinéaste mêle l'expérience personnelle – celle dont les parents, « au prix du feu », ont fait l'histoire de l'Algérie, défait celle de la France coloniale(1) –, à la grande histoire qui se fait depuis l'intime. Résoudre l'énigme, dès lors ? L'enrichir, plutôt, par ce matériau fourni aux dimensions d'une ville outre-frontière.

Réduire Marseille à des motivations de divers ordres (les intérêts des uns et des autres, ceux du « grand patronat » faisant venir les immigrés, du Front National devenu le Rassemblement National, du « socialisme » du PS brûlant ses ailes à les frotter à ses extrémités...), emprisonner son nom dans des formules ou de pseudo-équivalences conceptuelles (la « drogue », le « racisme »), substituer ces rationalisations à son énigme, ne parviendraient, en effet, pour Viviane Candas, qu’à l’assécher de son sang, la détruire, comme un pays, la France, serait aujourd'hui en voie de déliquescence politiquement. Le noyau de Marseille est un ineffable. La seule évidence : elle est là, elle existe. Elle se dresse comme la Bonne Mère, et fort heureusement, tout ce chacun pourra en dire ne parviendra pas à la diminuer. Pourtant – et c’est la seule voie possible pour l'habiter, lui donner du sens, transformer son espace géographique en un lieu – Marseille n'est pas en dehors du monde, elle n’existe que pour les autres, tous les autres qui se trouvent dans le film ou non. En parler, comme d'une mosaïque précisément, pour ces étudiantes et étudiants en début de film, c'est le faire dès lors pertinemment à partir d'un film qui n'est pas encore terminé en mars 2021 lorsque Viviane le leur soumet à la question : invités à débattre d'extraits d'un film qui ne sera jamais tout à fait fini comme Marseille n'a sans doute pas de limites, marseilleS, dont, euphoniquement, le S du titre est en fuite. Dans l'attente (de la fin du film, mais de quelle fin ? Y aura-t-il seulement une fin ?), témoigner. Raconter cette expérience de l'incomplétude par laquelle débute marseilleS, de l'engagement personnel, de celui des autres, pour signifier une ville, un pays, autant dire une manière d'être au monde. Il n’y aura donc pas de réponse définitive à donner, d’interprétation fermée à livrer au terme du film. Soit. Mais il importe à chacun de ne pas se laisser distraire de la question. Car, avant que Marseille s'ennuite, que dans un immense ensilencement d'un monde chu en tombe la France, par les urnes, les discours de l'époque, s'aboutisse dans un destin funeste, il s'agit de prendre la parole comme s'engage Viviane Candas dans son film.

Puisque la réalisatrice n’aura pas le front de combler l’énigme, spectateur du film/acteur au quotidien dans ce pays qui est le mien, je dois croire, d'autant plus, à l’urgence de ce chemin. Il faut alors retourner les époques comme le fait la cinéaste : qu’elles éclairent les circonstances de nos pas. Même si ce type de recherche n’aura certainement que des victoires malmenées.

Des hommes parlent du FN dans marseilleS
© Les Films de l'Atlantide

Il faut alors être porté par une énergie transitive quand il s'agit de réveiller la belle endormie. Prendre acte du mouvement pendulaire qui va de l'indignation à la résignation. Indignation provoquée par les premiers résultats du Front National au début des années 80, en France, un contexte retranscrit fidèlement et intelligemment dans marseilleS par les témoignages de ceux qui, comme ce patron de bar marseillais, ex-OAS ou non, gravitent déjà dans l'orbite du discours frontiste mais sans jamais oser afficher leur appartenance, la déniant plutôt. Résignation trente ans plus tard où la parole racisto-racisante se distribue comme une fournée de pains aux chocolats qu'un Arabe aurait oublié de voler à la sortie de l'école. Résignation : 89 députés, aujourd'hui, tranquillement assis à l'Assemblée Nationale quand, mouvement pendulaire inversé, il y avait « séisme » le 21 avril 2002, au soir du premier tour des présidentielles, conduisant Jean-Marie Le Pen à son second tour. Entre-temps, Le FN ce serait faussement routinisé, Rnisé, pour avoir déjà, malheureusement, gagné par le discours les consciences (voir la parole libérée/délirée sur l'immigration, l'islam...), routinisation provoquée par l’eurythmie douce d'un phrasé, dans un discours seulement soucieux de son ventre exalté. Cet étrange enlacement des raisons qu’il induit, il le faut pour satisfaire l’hypnose : toujours en proie à cette narcose qui lui fait croire en la sagacité du sommeil qu'il produit. Les temps semblent avoir changé. Le regard, ainsi, se serait effrité. Tout conspirerait à la déréliction. Chacun se serait habitué. Non pas Viviane Candas. Il s’agira dans marseilleS de réconcilier les léthargies, les mémoires saturées, en évitant le spasme de la fuite. Affronter.

Braver les discours, les époques. Filmer en sismographe ce qui se produit. Prendre le pouls d'un pays à partir de son centre absent, marseilleS. Urgence. Dans un documentaire engagé, mais qui n'en demeurerait pas moins pudique, qui ne sombre jamais dans l'accusation facile, tout en évoquant beaucoup de sujets passionnants. Trop, pour une durée aussi courte ? À les multiplier, Viviane Candas voudrait sans doute les époumoner, mais par un effet d'accumulation qui, dans le même temps, signifierait l'impossible de ce projet, soit, sur le fond comme sur la forme dire en permanence ce qu'est marseilleS. La colonisation, le chômage, l'immigration, l'assimilation, l'intégration (quelle différence, au fond, Rocard peut bien changer un nom sans en diminuer la charge affective ni le sens), la religion, tout cela, en même temps et autrement. Parce qu'il y a certainement urgence. Mais, ce qui fait sans doute la puissance de marseilleS est que pour signifier cette urgence il faut beaucoup de patience.

L’urgence et la patience, chaque terme semble s’opposer à l’autre dans le film en vertu de son mode même d’attestation : la conviction et l’adhésion d’un côté (celles des engagements jamais dissimulés par Viviane Candas, tout son cinéma l'attestant), la compréhension et l’analyse dans l’autre. Le pari de marseilleS : il faut au contraire envisager dans une perspective renouvelée leur rapport fécond. L’urgence, qui appelle l’impulsion, la fougue, la vitesse – et la patience, qui requiert la lenteur, la constance et l’effort (par les nombreuses discussions et débats filmés, les voyages faits, les tractations avec les banquiers pour financer le film, les rembourser). Mais elles sont pourtant indispensables l’une et l’autre à l’écriture de marseilleS, dans des proportions variables, à des dosages distincts, chacun composant sa propre alchimie, un des deux caractères pouvant être dominant et l’autre récessif, comme les allèles qui déterminent la couleur des yeux de Marseille.

L'urgence et la patience, qui font la matière du film, ont un visage comme un mode d'expression dans marseilleS, qui lui servira autant de guide que de parabole sur la ville et le pays : celui de Fatima Bendeddouche-Haggoug, l'amie de toujours de Viviane Candas, qu'elle suit, qu'elle filme dans les années 80, dont elle réunit pour son marseilleS les enfants comme la famille, en 2018. Paroles précieuses, paumes ouvertes, à accueillir.

Il y a ceux chez qui l’urgence domine, ceux chez qui la patience l’emporte : Fatima paraît la patience même dans le verbe, le précipité dans le regard. Elle vit dans une grande contention d'esprit. Habite un lent vertige. Elle est celle qui affronte l’inévitable balancement (entre l'Algérie et la France) et se l’impose sans réserves, comme une voile soumise à deux vents contraires, tout en s'efforçant de ne pas servir ces deux maîtres à la fois, celui qui pousse vers l’épreuve du voyage, celui qui enchaîne aux mirages du retour. Cette force qu’il faut pour dominer son vertige, la somme de patience qu’il faut déployer pour simplement s’endurer. Il faut alors l'écouter, comme tous ceux qui l'accompagnent dans le film, dont chaque témoignage se refuse à la minéralisation. Une manière de dessiner autant de parcours que d'individus qui ne seront jamais assignables à une identité près : de la discussion entre le croyant (fils de Fatima) et son ami l'incrédule-tout-autant-d'origine maghrébine ; de l'ode au désir délivrée par une jeune femme croyante mais sans religion (« ils ne font pas de mal, ils créent le plaisir », parlant de l'homosexualité), jeune femme dite de la « seconde génération » (ou comment rabattre la diversité des généalogies à sa plus simple expression) ; de celui qui, refusant d'être déterminé par son affiliation religieuse, demande simplement le droit à l'existence (« mais nous on ne cherche pas une identité, être musulman ou non, on veut juste le droit à l'existence ») ; cet autre qui fait le ramadan mais se définit comme musulman non pratiquant. Alors quoi ? Destinée à partir, dit une jeune lycéenne en 1986 ? Enfant de nulle part, lui répond en écho un jeune homme ? Incarnation de marseilleS, malgré tout.

Voilà donc ce que souhaiteraient pourtant les autres marseillais du film, les renvoyer « dans la dignité » vers l'informe insituable partout présent dans une discussion à trois temps que filme Viviane Candas, qui ne sera malheureusement pas une valse à mille temps, moteur de rien quand les langues battent le fer, qui mérite cependant de s'y attarder pour en tirer des conclusions sur le plan politique comme de l'engagement au cinéma.

Premier temps, 1986, Viviane Candas filme un échange dans un bar. Cette France qui joue sa paie sur zinc, car il n'y a que là où elle brille sans doute. À cet endroit où l'entre-soi, définitivement, ne produira jamais rien de mieux ni d'autre que de la débilité, avec la pensée comme débauche. Des hommes, interrogés par l'ami journalo-socialiste d'alors, compagnon d'armes, André Bercoff descendu de Paris qui ne sait rien faire d'autre, déjà, que d'opiner du chef. Des hommes aux remarques homicides, tenant un discours enténébré qui fait ventre de tout, tranchant singulièrement avec celui de Fatima comme de ces jeunes, à la même époque. Discours parallèles déjà, montrés subtilement par des plans alternés, comme en contrepoint, une manière de signifier l'inconciliable comme l'irréconciliable, une guerre continuée en temps de paix par le discours. À la complexité réclamée, à la nuance exprimée, à la demande expresse de ne pas être réduit à une essence inaltérable (L'Arabe, L' Étranger, Le Musulman, Le Voyou...) chacun de répondre, dans ce bar, faussement raimusien, par la schématisation outrancière : cet expert autoproclamé en biologie, qui aurait décelé « chez les arabes une agressivité naturelle ». Comment simplement répondre de la bêtise plus dure qu'un roc (Flaubert), sauf à s'y fracasser ?

Deuxième temps, pourtant, Viviane Candas, prenant acte de tout ce qui sépare ces mondes marseillais, tente le pari de les faire se rencontrer en un match qui n'aura rien d'amical, toujours en 1986. Organise comme elle filme une rencontre entre ces proto-sympathisants FN et Fatima, accompagnée de Colette Lehman. Il s’agit pour Viviane Candas d’investir les limites (à ferrailler avec l' « ennemi »), comme elle marche à côté du silence pour le troubler. Mais rien, sauf, en boucle ce mot d'ordre qui revient dans la bouche de ce patron du bar, « les renvoyer chez eux, avec dignité », après les avoir sans doute logés tout aussi dignement dans les poubelles de l'humanité. Des Arabes qui leur sortent de partout avant même la théorie du grand remplacement. Une rencontre impossible.

En une troisième mi-temps qui aurait la gueule de bois, en 2018, bien plus tard, la discussion reprend. Mais entre-temps les sympathisants FRN se sont extraits de la mêlée. À ce point droitisés, dans une droite dure assumée, André Bercoff les y accompagnant dorénavant comme d'autres compagnons de l'époque (Jean-Paul Brighelli), qu'ils refusent désormais de prendre part à la discussion. Ne restent plus que les enfants comme la famille de Fatima, flamme éteinte que chacun tente de porter au plus loin, Fatima, Marseille, phare de ce monde. Accompagnés fidèlement par Viviane Candas.

Trois types d'échanges qui posent une même question : comment faire société à partir de ces antagonismes ? Quelles conclusions tirer, sur le plan politique, de ces trois discussions filmées par Viviane Candas ? À quelle tradition philosophique rattacher, ce faisant, marseilleS ?

A priori, par cette tentative d'engager un dialogue avec des sympathisants frontistes, pourrait naître le sentiment que pour faire société, selon marseilleS, il s'agirait de mettre en place un espace public où la parole de chacun puisse librement circuler et s'échanger. Ce type de positionnement reposerait sur l’idée que la communication aurait nécessairement pour horizon ultime l’entente entre les individus, viseraient à leur réconciliation, en refusant la violence par excellence : le refus de la communication. De ce point de vue, marseilleS se rattacherait à toute une tradition classique, selon laquelle il faudrait alors s’en remettre à ce que le philosophe politique italien Giorgio Agamben considère comme étant le paradigme de nos sociétés contemporaines, la logique économique. Nos sociétés ne fonctionneraient plus qu'à la transparence et à la communication généralisée. Dans ce lieu où tout communiquerait en permanence, derrière l’idée que la société carburerait désormais à l’information et non plus à l’énergie, à l’autorégulation plutôt qu’au conflit, il s'agirait d'évacuer des relations sociales toute forme de violence. Cette tradition devrait alors sous-évaluer sinon effacer le conflit qui est au fond du politique. La mésentente serait le nom de ce scandale que toute cette philosophie tenterait de faire oublier, ce que les présidences Trump, Sarkozy, ou Berlusconi auraient pourtant illustrées relativement récemment. Ce que montre plutôt marseilleS s'inscrit, en vérité, contre cette tradition de pensée, à la fois lors de l'échange avec les frontistes comme de leur absence lors de l'ultime discussion.

Sans passer nécessairement par Carl Schmitt (le grand juriste du nazisme mais dont les thèses irriguent aujourd'hui tout le champ intellectuel, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche), c'est-à-dire sans s'en remettre à la logique de « l'ami et de l'ennemi » qui serait au cœur du politique, marseilleS évoque peut-être davantage ce que Michel Foucault disait de la politique : qu'elle serait une autre manière de faire la guerre par d’autres moyens, inversant la célèbre proposition du théoricien de la guerre Carl Von Clausewitz.

Cet autre moyen de continuer la guerre par d'autres voies, dans marseilleS, est le langage. La rencontre impossible (par le dialogue) avec les affidés frontistes illustre de ce point de vue l'une des thèses centrale de Jean-François Lyotard. Selon le philosophe, le langage ne procéderait pas de l’entente, mais du différend. La logique conflictuelle, au cœur des relations sociales, impliquerait qu’un différend ne pourrait jamais être tranché équitablement. Le différend signifierait que deux idiomes ne pourront jamais s’entendre. Il n’existerait donc pas de tribunal de la raison qui puisse trancher entre deux prétentions. La seule possibilité pour une société de fonctionner serait de faire droit aux nouveaux torts de s’exprimer, c’est-à-dire de donner droit de cité à des discours hétérogènes et inconciliables (mais où ? Quand ? Comment?). Il peut bien y avoir, par exemple, négociation salariale sur le temps de travail, les salaires, etc., mais jamais la logique capitalistique ne pourra revenir sur ce qui est son fondement, à savoir l’extorsion de la plus-value. De même, comment rendre raison, sauf à devenir fou, la pensée en déroute, à celui qui ne verrait dans la figure de l'autre que tout ce qu'il exècre ? Autant d'absurdités nous feraient s'effondrer sur place. De ce tort, il ne pourra donc jamais y avoir négociation : c’est la part non-négociable de toute discussion, raison pour laquelle l’espace public serait un leurre, ce que montre si bien cette rencontre impossible dans marseilleS.

Fatima dans marseilleS.
© Les Films de l'Atlantide

Comment prendre acte, dès lors, de ce refus comme de cette violence ? C'est ce que montre implicitement le troisième et dernier échange, ce débat recentré autour des seuls membres de la famille de Fatima. Non pas simplement, de façon plus radicale, à l’instar de Gilles Deleuze, de considérer qu’il ne faudrait jamais débattre (avec l'autre). Car le débat, de deux choses l’une, serait ou bien inutile ou bien impossible. Car comment discuter si l’on n’aurait pas un fond commun de problèmes, et pourquoi discuter si l’on en aurait un ? Plutôt, ce à quoi est réduit la discussion dans marseilleS tend à montrer qu'une pensée, celle de Viviane Candas, de ses amis, par où s'exprime leur engagement citoyen, ne se grandira pas nécessairement au contact d’un débat. Une défaite de la pensée ? Plutôt, considérer que la pensée, leur pensée, s’affirme, bat le plâtre mais ne demande pas la contradiction. Elle est dans l’élévation (ainsi, de bien avoir identifié que le musulman serait devenue le « nouvel ennemi de confort »). Le débat contradictoire, constitutif d'un certaine conception de l'espace public, en se frottant, ne fait donc pas nécessairement naître du génie comme deux silex feraient (impossiblement) le feu. La pensée n’est pas de l’entreglose de psychisme qu’on met l’un à côté de l’autre. Alors quoi, ne resterait plus que l'entre-soi, la communauté de ceux qui détiendraient la vérité ? Viviane Candas laisse ce discours de type paranoïaque aux phalangistes.

Au fond, marseilleS ce sont autant Les Vies minuscules de Pierre Michon mises en images. Viviane Candas raconte à travers un double/des doubles (tous les personnages de son film), comment un film naît au grand jour autant que se construit une ville, un pays, comment une bibliothèque d'images s'étage, comment un individu est façonné par le destin des autres, comment les vies simples ne sont pas de simples vies, comment les vies simples seront toujours des vies complexes, comment le cinéma, la géographie, l'histoire se fondent un style singulier, mais découpent aussi un pays, qui, tant qu'il n'aura pas restitué toute sa mémoire à ceux qui en ont été dépossédés, celle des fractures de la guerre d'indépendance algérienne, prendra le risque de la schizophrénie. « La plongée dans le gouffre du passé est condition et source de liberté », écrivait Frantz Fanon, qui s'y connaissait aussi en psychiatrie. Elle est aussi condition de la respiration. Mais le passé de marseilleS n'est pas celui des thésauriseurs néo-fascistes en voie d'accomplissement aujourd'hui, qui s’installe dans le même temps dans la mémoire des origines, de l’identité, du statisme, bouffée de passé qui étouffe. Ce passé du nostalgique, c'est la conscience malheureuse de l’avoir-été, de la possession-dépossédée. Une nostalgie droitière, qui se sert des catégories de l’avoir, de la possession, de la thésaurisation pour convertir le passé en patrimoine.

Viviane Candas se situe plutôt du côté du mélancolique, pour qui le passé ne forme pas un capital, mais est toujours une dépense. Il y a, au contraire, chez le nostalgique ce mythe de la conservation du passé : ces individus qui se ressentent alors comme les gardiens des traditions et conservateurs des archives. Le passé ainsi entendu est le lieu de pensées lourdes, plombées par le poids de l’identité. Ce passé est la sécurité des collectionneurs comme le coffre en banque est la sécurité des familles. La mélancolie candasienne est tout opposée au regret d’une chose perdue. Elle ne retombe pas dans la grammaire de l’avoir. Elle est plutôt le désespoir devant l’impossible, mais sur le mode de la tendresse ; elle aspire à quelque chose qui toujours échappera, rapport décevant mais auquel rien ne viendra mettre fin. La mélancolie de Viviane Candas, finalement, n’a pas d’archives, tout au plus des reliques. Elle ne transforme pas en possédant marseilleS, ne fait pas des propriétaires, mais retient au contraire dans un état que rien n’assouvit. Sa mélancolie est à l'inverse l’apologue de l’individu sans provision, qui pourtant ne renonce jamais. Il n’y aura donc pas le confort d’un repos tout nostalgique, lieu où s’installe la quête des origines, mais un enchaînement à la plus douloureuse des précarités : marseilleS.

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