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Joseph Engel et Sara Montpetit couché dans le lit dans Falcon Lake
Rayon vert

« Falcon Lake » de Charlotte Le Bon : La boucle d'Houdini

Guillaume Richard
Film de fantômes autant que film-fantôme, récit de l'éveil du désir et du passage à l'adolescence, souvenir d'une histoire d'amour à l'intensité incomparable, réflexion sur la mort et la hantise qui est un des plus grands pouvoirs du cinéma, Falcon Lake de Charlotte Le Bon réussit l'exploit de traiter tous ces sujets sans aucune fausse note et, par là, s'impose comme un des plus beaux films "réalistes" situés à la lisière du fantastique vu ces dernières années.
Guillaume Richard

« Falcon Lake », un film de Charlotte Le Bon (2022)

Un cinéma réaliste hybride, intégrant de biens des façons le fantastique, semble aujourd'hui s'être installé sur tous les continents. Alors que cette porosité commence à se transformer en académisme (par exemple dans les filmographies nordiques), certains films parviennent encore à se détacher du lot, mais ils sont rares. Falcon Lake, le premier film de Charlotte Le Bon, fait partie de ceux-là. Film de fantômes autant que film-fantôme, récit de l'éveil du désir et du passage à l'adolescence, souvenir d'une histoire d'amour à l'intensité incomparable, réflexion sur la mort et la puissance de la hantise qui est un des plus grands pouvoirs du cinéma, Falcon Lake brille sur tous les tableaux sans aucune fausse note.

En plus donc d'être une œuvre hybride fascinante, Falcon Lake l'est tout autant au niveau de sa production. Le film de Charlotte Le Bon est le fruit d'une association franco-canadienne entre Metafilms, connue pour accompagner Denis Côté et toute la nouvelle génération du cinéma québécois, OnzeCinq et Cinéfrance Studios, deux boîtes françaises qui font dans le mainstream (Le Dindon, Super-héros malgré lui, Barbaque,...). Et la surprise est de taille lorsqu'on voit apparaître au générique final en tant que coproducteur... Dany Boon. Celui-ci est bien sûr connu pour être un "homme d'affaires" intelligent, et on peut se féliciter de son choix, mais quand même, ses films sont tellement mauvais (certains encore plus que d'autres) qu'il est amusant de l'imaginer à la source de la fabrication de ce petit chef d'œuvre qu'est Falcon Lake, situé à des années lumières de son cinéma qui frôle souvent le niveau zéro de l'expérience esthétique.

Le film s'ouvre sur un plan du lac où flotte un corps. Est-ce un cadavre ? Après quelques instants, le corps bouge et apparaît pour la première fois Chloé (Sara Montpetit) qui "fait la morte", un étrange jeu qu'elle pratique tout au long du film où il est question de tester ses limites. Elle le reproduira à plusieurs reprises, notamment en se recroquevillant au milieu d'un chemin longeant le lac. La fin de l'enfance va évidemment de pair avec l'assimilation de la mortalité et l'abandon de son corps d'enfant, d'où ces étranges morts simulées ? Falcon Lake montre bien cela tout en allant beaucoup plus loin : le film va progresser lentement vers une autre forme jusqu'à devenir un film fantastique où un garçon, Bastien (Joseph Engel), va réellement mourir et devenir un fantôme. La fin du film renvoie alors au tout premier plan et à toutes les manières dont la mort a infusé le récit. Il est ainsi possible de concevoir Falcon Lake comme une boucle temporelle hors du temps. L'expérience de la mort se répète et se dissémine pour transformer le récit réaliste en une sorte de conte macabre. Ce n'est pas pour rien que Bastien est surnommé Houdini puisqu'il va posséder cette faculté de se libérer de sa condition (son enfance, sa timidité,...), de disparaître pour réapparaître ailleurs comme on s'échappe d'une valise jetée dans un fleuve et, surtout, comme le célèbre illusionniste, de créer des ectoplasmes puisque Bastien va se transformer en fantôme.

Le fantôme du lac dans Falcon Lake
© Tandem Films

Qui dit mort et conte dit forcément hantise. Un des grands pouvoirs du cinéma est justement d'avoir la possibilité d'inventer une infinité de formes d'hantologie. C'est évidemment le teen movie que convoque Falcon Lake et ils sont rares dans le genre à avoir atteint une telle porosité, comme par exemple The Myth of the American Sleepover (2010) et It Follows (2014) de David Robert Mitchell. Dans Falcon Lake, Chloé et Bastien jouent à se faire peur en se déguisant en fantôme. Le procédé rudimentaire — un simple drap blanc — rappelle celui utilisé par David Lowery dans A Ghost Story (2017). Chloé surgit une première fois à la lisière de la forêt et pose déguisée une seconde fois pour faire une photo au milieu du lac. C'est ici que la boucle temporelle se met en place. Selon Chloé, le fantôme d'un enfant noyé hanterait en effet le lac. Elle affirme qu'il s'agit d'un fait divers mais cette hypothèse sera écartée. Ce mort qu'elle sent, c'est le mort à venir qui n'est autre que Bastien. À la fin du film, alors que la famille de Bastien se recueille au bord du lac, le jeune fantôme apparaît à Chloé exactement à l'endroit où celle-ci lui avait fait peur. Le plan est cette fois-ci vidé de sa présence matérielle. Bastien devient invisible tandis que le fait divers acquiert à la fois une réalité et une spectralité.

Charlotte Le Bon réussit également son récit d'apprentissage et d'éveil à la sexualité. Le point de départ est plutôt cocasse : Chloé et Bastien dorment encore dans la même chambre alors qu'ils sont en train de quitter définitivement l'enfance sans que leurs parents ne s'en aperçoivent. Ce quiproquo donne lieu à de très belles séquences d'amour primitif expérimenté en cachette, comme celles où Chloé se masturbe ou lorsqu'ils dorment dans le même lit. Tout, de ces premiers moments, nous revient comme une vague de souvenirs qui remonte à la surface et le cinéma est plus que jamais le lieu de telles réminiscences. Le souvenir se mêle aux rêves et aux pulsions, jusqu'à nous rappeler nos premières éjaculations nocturnes à l'instar de celles de Bastien. Dans Falcon Lake, la spectralité du conte fantastique rencontre celle des transformations de nos corps d'enfants en corps désirants. Aimer et hanter, deux positions qui peuvent être indissociables, car celui qui aime hante le monde de son amour et, inversement, est hanté par l'être aimé.

Enfin, on aurait tort d'accuser Falcon Lake d'esthétisme, avec son recours au format 4:3 et son ambiance crépusculaire. Charlotte Le Bon ne filme pas des plans délavés pour faire joli. Au contraire, tout est à sa place, il n'y a aucune fausse note : c'est le cadre d'une hantologie que pose avant tout la cinéaste. Ce lac qu'elle filme est à la frontière du réel et du fantastique. Le temps y circule déjà d'une manière spécifique et le spectateur le comprendra à la fin. Cette forme spectrale, cet espace constamment hanté par le passé et le futur, fait de Falcon Lake une réussite admirable, de surcroît pour un premier film qui ne se limite en rien à la petite anecdote personnelle et biographique, comme c'est trop souvent le cas (le film à sujet, sur la maman ou le papa malade, etc.) : on sent qu'une cinéaste est née et il va falloir la suivre de très près.

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