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L'équipe des Tabac Force dans "Fumer fait tousser"
Le Majeur en crise

« Fumer fait tousser » de Quentin Dupieux : Histoires sans fins

Thibaut Grégoire
Avec Fumer fait tousser, Quentin Dupieux semble jouer avec ses détracteurs qui lui reprochent de faire des films sans chutes, et propose un film gigogne fait d'histoires sans fins dans lequel il revendique son droit à la débilité et au mauvais goût, dans un élan à la fois anarchique et théorique.
Thibaut Grégoire

« Fumer fait tousser », un film de Quentin Dupieux (2022)

Il y a un paradoxe dans le cinéma de Quentin Dupieux, de plus en plus visible de film en film, et peut-être encore plus dans son dernier en date, Fumer fait tousser : si le réalisateur fait presque toujours des films courts – des longs métrages entre une heure et une heure et demi, jamais beaucoup plus –, certains de ses détracteurs lui reprochent souvent de ne pas savoir comment « finir » ses films, lesquels n'auraient pas de chutes. Et il est vrai que ce « reproche » – si tant est que l’on considère que ce soit un défaut pour une œuvre de ne pas être « finie », de ne pas être explicitement terminée – peut être empiriquement vérifié à la vision des films, qu’il s’agisse par exemple de la fin en poupée russe de Au poste, de celle de Mandibules qui pourrait presque être le début d’un autre film, ou encore de la fin précipitée d’Incroyable mais vrai, résumant en dix minutes ce qui pourrait faire l’objet d’une heure supplémentaire de film.

Dans le cas de Fumer fait tousser, Dupieux semble tendre le bâton et jouer avec ses détracteurs, non seulement en ne finissant littéralement pas son film, mais en faisant, de surcroît, de cette absence de chute son sujet principal. À la fin du film, les cinq membres de la Tabac Force (Gilles Lellouche, Anaïs Demoustier, Vincent Lacoste, Oulaya Amamra et Jean-Pascal Zadi), des Power Rangers du pauvre utilisant les attributs néfastes du tabac pour vaincre ses ennemis, attendent autour de leur feu de camps que leur robot assistant daigne les changer d’époque et de les envoyer dans un passé où ils ne seraient pas condamnés à mourir dans l’Apocalypse qu’ils pensent proche. Mais le robot, apparemment défectueux, ne cesse de leur seriner un agaçant « Changement d’époque en cours », qui continue jusqu’après le générique de fin. La blague définitive a été faite : les films de Quentin Dupieux n’ont pas de fin, CQFD. Mais Fumer fait tousser préparait déjà son spectateur à cette non-fin puisqu’il ne fait au fond que mettre en scène des personnages qui se racontent l’un à l’autre des histoires sans chutes.

Fumer fait tousser est en effet un film sur les histoires, et sur le plaisir régressif de s’en raconter, un peu comme on raconte des salades, des « carabistouilles ». Comme à son habitude, Quentin Dupieux s’applique une nouvelle fois à faire avaler des couleuvres à son spectateur. Après avoir raconté entre autres l’histoire d’un pneu tueur, d’une veste en daim télépathe ou encore d’une mouche géante, il nous fait ici accepter d’emblée l’idée de cette équipe de super-héros en pyjamas, dirigés par un rat qui bave et combattant des tortues géantes, le tout sous la menace d’un méchant intergalactique qui détruit des planètes pour passer le temps. Si Dupieux qualifie souvent son propre cinéma de « débile »(1), il pousse ici le bouchon très loin, y compris dans toute une série de références « non-nobles », jetées à l’écran comme autant de signes ostentatoires de « mauvais goût » - à commencer par les Power Rangers, mais aussi la citation explicite des Feebles de Peter Jackson (film à la laideur revendiquée), à travers le personnage du rat, en passant par le cinéma gore grand-guignolesque à la Troma. Plus que jamais, Quentin Dupieux semble s’être lancé le défi de raconter les histoires les plus « débiles » possibles, dans un élan à la fois anarchique et presque théorique.

Gilles Lellouche et son barracuda dans "Fumer fait tousser"
© 2022 – CHI-FOU-MI PRODUCTIONS - GAUMONT

À bien des égards, Fumer fait tousser apparaît d’ailleurs comme un véritable acte de provocation de la part du cinéaste, proposant, outre un catalogue du mauvais goût ultime, un film qui ne raconte véritablement rien, et qui s’articule autour de ce « rien », dans la mesure où ses personnages principaux, les membres de la Tabac Force, sont en vacances, en retraite de « team building » forcée par leur rat de chef. La seule scène d’action proprement dite à lieu dans les dix premières minutes du film, lors d’une confrontation gratinée avec cette fameuse tortue géante, mais après, le film se met littéralement en pause, laissant ses protagonistes dans un état quasi comateux, voire d’ennui mortel, dans lequel ils n’ont vraiment rien d’autre à faire que de se raconter des histoires sans intérêt.

Et c’est là que d’autres films peuvent prendre leur source dans celui-ci, permettant à Dupieux de proposer au moins deux solides courts métrages au sein de son long à la construction opportunément gigogne. Il y a en réalité trois autres histoires qui sont racontées à l'intérieur de la trame globale de Fumer fait tousser. La première l’est par Benzène (Gilles Lellouche), le capitaine du groupe, et est prétexte à une sorte de slasher satirique, joué par Doria Tillier, Grégoire Ludig, Adèle Exarchopoulos et Jérôme Niel ; la seconde, racontée par une petite fille, n’en est pas vraiment une et ne dure que quelques secondes, suivant un poisson découvrant que son lac est pollué par des produits chimiques ; la troisième est racontée par un barracuda en train de se faire griller et est une espèce de comédie gore (avec Blanche Gardin et Anthony Sonigo) dans laquelle un jeune homme continue à vivre et à s’exprimer après avoir été réduit en bouillie par une déchiqueteuse. Le point commun de ces trois histoires est qu’aucune n’a véritablement de chute, puisque la fin de la première histoire est racontée à la va-vite par son narrateur, que la seconde n’a pas vraiment de début ni de fin, mais est plutôt une anecdote glaçante, racontée au premier degré, tandis que la troisième histoire ne peut être racontée jusqu’au bout par son narrateur puisque le pauvre barracuda meurt, cuit et carbonisé, avant d’être arrivé à la fin de son récit.

On l’aura compris, les histoires racontées, ces films dans le film, sont d’abord une manière pour Quentin Dupieux d’affirmer son droit à raconter n’importe quoi, des histoires sans fins, pourvu que celles-ci soient prétexte pour lui à faire vivre tout ce qui fait la particularité de son cinéma, y compris ce (mauvais) goût de la débilité, du gratuit, du « rien », si tant est que ce plaisir s’accompagne de celui de filmer sans cesse, de multiplier les films, y compris les films dans les films, de mettre en scène cette débilité salvatrice, à la fois anarchiste et libératrice. Par cela, Fumer fait tousser est probablement le film de Dupieux, parmi la deuxième salve – mettons, depuis Réalité –, qui s’applique le plus à jeter à l’écran et à la tête de son spectateur le plus de couleuvres à avaler, lui racontant le plus de salades, ces histoires improbables et sans fins, qui lui révèlent mine de rien sa condition de spectateur « éponge », toujours apte à se faire baratiner à fond par la fiction.

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