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Jean Dujardin sur le terrain de l'attentat dans Novembre
Critique

« Novembre » de Cédric Jimenez : La guerre de civilisation ? Les incivilités d’une fiction

Des Nouvelles du Front cinématographique
Hier, quand on pensait machine de guerre, on pensait à Gilles Deleuze, à sa pensée machinique et les connexions nécessaires aux agencements expérimentant l’équivalence entre la création et la résistance aux micro-fascismes. Aujourd’hui, il y a des machines de guerre qui sont des films de guerre qui prennent activement leur part dans la guerre en cours, qui n’est pas seulement le combat de l’État contre l’islamisme mais une guerre de civilisation, cette machine de guerre idéologique à l’heure où l’extrême-droite est devenue hégémonique. Novembre, qui est très loin d’annoncer le frimaire du cinéma, préfère donner dans la frime d’un enrégimentement volontaire rabattant la lutte antiterroriste sur le clash des civilisations.

Le feed-back ironique de la critique

Novembre raconte par le menu les cinq journées ayant suivi les attentats du 13 novembre 2015, au Bataclan et au Stade de France, la traque des terroristes ayant débouché sur l’assaut de Saint-Denis. La promesse du film de Cédric Jimenez, aidé par le scénario informé du romancier Olivier Demangel, se tenait alors du côté du documentaire, dans la description détaillée du travail de tous les services de l’État mobilisés, en particulier la sous-direction anti-terroriste (SDAT), happés au col par l’urgence d’une course de vitesse sous la tension d’une opinion publique sous le choc, et des exigences de résultat d’un ministère de l’intérieur fautif en ayant été incapable d’empêcher le pire.

Si la fiction mime à outrance le documentaire qui ne viendra jamais, ce n’est pas seulement par effet de contrainte, parce que les activités de l’antiterrorisme sont placées sous le sceau du secret d’État, c’est aussi parce que la fiction, en surjouant du fantasme du « comme si vous y étiez », sait bien que se reposer d’avoir à se coltiner le réel, qui est bien encombrant et si compliqué, c’est se conforter dans un cocon d’idées reçues dont les unes sont mesurées par l’étalon-or du spectacle hollywoodien, et les autres résultent du matraquage télévisuel des chaînes d’information en continu. Le documentaire manque dans Novembre comme y manque le peuple. Si ce monde est seulement peuplé de policiers à qui Cédric Jimenez dédie un film calqué sur les modèles hollywoodiens en vigueur (Peter Berg, Paul Greengrass, Kathryn Bigelow), c’est qu’il y a un autre monde où le peuple est représenté : à la télévision où son empire ne sera jamais contesté. Le problème étant ici que si le cinéma se veut un contrechamp à l’empire télévisuel, c’est dans la vassalisation du cinéma français, qui est après tout une rengaine pas si nouvelle (d’où l’affiche d’un film de Jacques Deray).

Il n’empêche que Cédric Jimenez s’est posé un interdit dans la représentation, celui de reconstituer les attentats dont il considère à juste titre que leur reconstitution aurait relevé de la pure obscénité. Il y a une ironie alors à ce que l’auteur de Bac Nord (2020) critique à distance Revoir Paris d’Alice Winocour, et ce d’autant plus que son nouveau film n’est pas avare non plus en moments obscènes. Adopter le point de vue des victimes ou des policiers en opérant par réduction forcée (les victimes ont pour seul et unique désir de se soigner, les policiers pour seule et unique volonté d’enquêter), c’est toujours se refuser de penser les attentats qui est le réel qu’il nous faut pourtant tenter de penser : le réel des violences ultra-subjectives (les tueries de masse) qui répondent à des violences ultra-objectives (la désaffiliation) dont la cruauté court-circuite la possibilité même de la politique. Et, comme Étienne Balibar l’a montré(1), il y faut de la civilité, qui est aussi l’affaire du cinéma.

La preuve par neuf
(Novembre c’est pas frimaire, juste de la frime réactionnaire)

Si Novembre compte jusqu’à cinq (la traque des djihadistes en cinq journées), son titre invite cependant aussi à compter jusqu’à neuf, ce qui représente autant d’occasions d’incivilité rabattant la lutte anti-terroriste sur la guerre de civilisation, cette machine de guerre idéologique à l’heure où l’extrême-droite est devenue hégémonique, et à laquelle le film de Cédric Jimenez prend sa part.

1) La forme est hyper-réaliste, longues focales, caméras sur l’épaule, raccords cut et sound-design caverneux. Soit un simulacre de réalisme dont le noyau est l’abolition du réel, par négation du documentaire, par abandon devant l’empire de la télévision, et par adoption de la rhétorique spectaculaire hollywoodienne. Moyennant quoi, le privilège fétiche de l’immersif (« comme si vous y étiez ») est le corrélat d’un cinéma qui embarque le spectateur en étant délibérément embedded, soit au service d’une série d’équivalences symptomatiques, caméras de cinéma et Go-Pro, drones militaires et hélicoptères. La vassalisation du cinéma français l’est aussi sur le plan publicitaire.

2) Le régime affectif dominant est celui de la paranoïa. Un choix filmique en atteste, la surveillance à l’angle rasant d’un mur, dans l’indistinction des focalisations. La suspicion est un règne qui ne connaît ici aucune limite. Par exemple, quand l’agent joué par Anaïs Demoustier est filmé dans son bain, en colère contre un zèle qui a suscité un recadrage de sa hiérarchie, elle n’est pas moins surveillée qu’un djihadiste planqué. Le réalisateur est un surveillant et nul n’échappe à son œil.

Lyna Khoudri dans Novembre
© RECIFILMS - CHI-FOU-MI PRODUCTIONS - STUDIOCANAL - FRANCE 2 CINEMA - UMEDIA

3) Un mot d’ordre, celui de laisser ses émotions personnelles au vestiaire. Le mot d’ordre policier est toutefois constamment court-circuité par un autre mot d’ordre, irrésistible en étant impératif. Les vedettes sont des personnalités qui personnalisent, c’est plus fort qu’elles, c’est après tout aussi la raison pour laquelle on les paie si cher. Un stéréotype est partagé, le geste du visage plongé dans les mains en signe de fatigue. Des difficultés s’en déduisent, par manque de crédibilité. Les vedettes sont victimes aussi de la mémoire des rôles qui se sont déposés dans leur corps. Pire que Sandrine Kiberlain, il y a Jean Dujardin qui se donne pour stratégie de « lellouchiser » mais des inflexions irrépressibles font revenir le souvenir du personnage de Hubert Bonisseur de La Bath. La France qui s’américanise a toujours été marquée de ridicule, on a pu en rire avec Jacques Tati. Cédric Jimenez, lui, ne rit pas, pour qui la guerre de civilisation, cette antienne serinée depuis 1996 par Samuel Huntington dont les simplismes culturalistes, apolitiques et anhistoriques expliquent un succès faisant l’impasse sur la question impérialiste(2), mérite encore l’américanisation du village gaulois.

4) Fred que joue Jean Dujardin est remonté contre Inès interprétée par Anaïs Demoustier. Elle lui parle de devoir, il lui répond en battant le rappel de la loi. On se dit alors qu’on tient là comme un début de repentir, celui de l’auteur de Bac Nord dont le film consistait à dédouaner des policiers corrompus en posant la légitimité de transgresser le corset de la loi au nom d’une éthique supérieure à elle. Aussitôt apparue, l’amorce de repentir s’envole cependant bien vite quand un djihadiste provocateur, bête et moche comme un pou se prend de la part de Fred une bonne baffe que d’aucuns considéreraient méritée. En plus, cet islamiste se tape en cachette une chiite, ce qui n’est pas bien vu par Daech. Si Fred, enclin à faire la leçon à ses subordonnés, est sujet aux remontrances de sa supérieure, son passage à l’acte n’est pas une contradiction blâmable, mais la satisfaction d’un plaisir obscène. Si l’état d’exception est devenue la règle, qu’elle serve alors à taper sur les doigts.

5) Novembre saute d’une capitale à une autre, Athènes, Paris, Bruxelles, en montrant qu’il maîtrise la carte d’enjeux internationaux. On oublierait presque un passage marocain qui, c’est sa spécificité, a pour indicateur nominal le pays, mais pas la ville. Le partage est donc simple : en Europe les pays disposent de villes qui peuvent être des capitales ; ailleurs, par exemple en Afrique, il n’y a que des paysages qui n’ont pas de nom, sinon celui, générique, du pays où ils se trouvent. Le diable gît dans les détails et celui-là est diabolique parce que la civilisation repose aussi l’existence des cités, et ne pas les citer est faire preuve d’un manque de civilité plus réel que tout fantasme de guerre civile.

6) C’est le moment le plus intéressant de Novembre, celui de l’interrogatoire par Fred du néonazi qui a vendu des armes aux djihadistes. En plus d’être factuel, le rappel est nécessaire, celui d’une alliance objective entre tous les extrémistes, quand bien même ils se détestent, mais pourvu qu’ils fassent basculer une société entière dans la guerre civile. On note cependant trois détails dont la convergence fait froid dans le dos : d’abord, le facho se tient mieux que l’islamiste et s’il est aussi bête, lui ne méritera pas sa gifle ; ensuite il a des choses à dire et il les énonce sans une opposition franche de son interlocuteur ; enfin il ponctue sa diatribe d’un bras d’honneur dont le claquement viril tient autant de la gifle inversée que du raccord qui, partout ailleurs, associe une porte à son explosion sous les coups de boutoir de la police. Qu’en conclure ? Que le néonazi dit vrai quand il prévient qu’il n’y a que l’armée à envoyer dans les quartiers (ce qui arrive bel et bien à la fin), et que la vérité du discours est un bras d’honneur qui a la vigueur filmique d’un défonçage de porte. Est alors prégnant le sentiment que dans Novembre il n’y a pas que les portes à être défoncées.

7) Dans Novembre, Lyna Khoudri joue Samia, la jeune femme qui donne aux policiers les informations décisives permettant d’organiser l’assaut du 18 novembre à Saint-Denis. La jeune actrice d’origine algérienne apporte au film une fébrilité qui lui manque cruellement. Cette nervosité appartient aussi à une comédienne travaillant à son intégration dans le paysage du cinéma français où les acteurs qui lui ressemblent, Sofian Khammes, Stéphane Bak et Sami Outalbali, jouent aussi les rôles qui transposent fidèlement leur position dans la grille des hiérarchies existantes. Le personnage est d’abord victime de suspicion avant d’être l’objet d’une jurisprudence nouvelle protégeant les témoins disposant d’informations sur les auteurs d’attentats. Cela n’intéresse pas Cédric Jimenez obligé, comme en témoigne le générique-fin, de préciser que la femme ayant inspiré le personnage de Samia ne portait pas de foulard au moment des faits. Cette précision n’est pas anodine en prouvant que le choix du foulard est une prescription de la fiction. Pourquoi donc ce choix de procéder par islamisation d’une réalité qui ne l’a en l’espèce jamais été ? C’est un choix de mise en scène, autrement dit c’est un parti pris qui est une prise de position au nom de l’idée que la lutte anti-terroriste est un chapitre dans la guerre de civilisation en cours, qui doit aider à reconnaître en particulier qui sont les amis et qui sont les ennemis selon la dichotomie établie par Carl Schmitt, l’un des juristes du IIIème Reich qui est le théoricien de l’état d’exception.

8) Fred le dit : il y aura un avant et un après 2015. La césure des attentats marque le franchissement d’un seuil, celui d’une guerre à laquelle participe activement Cédric Jimenez, on l’aura compris. La guerre de civilisation est un totem et la cité en est le théâtre retranché où, des Misérables à Bac Nord en passant par l’atterrant Athena, s'y affrontent les nouveaux barbares et les centurions de toujours. Ce n’est pas une tragédie grecque mais le drame hyperbolisé d’un cinéma qui ne lésine pas sur l’incivilité des formes pour envoyer par le fond l’hypothèse que le cinéma peut être encore un espace libre et ouvert à la construction du vrai dans la confrontation dialectique du réel et des idées.

9) Le dernier point sera de conclusion provisoire : l’esthétique immersive du cinéma hyper-réaliste est non seulement un simulacre de réalisme mutilé de sa part de documentaire, mais encore la relégation du réel livré aux simulacres complémentaires de l’information en continu ; la vassalisation spectaculaire du cinéma français sous haute surveillance hollywoodienne se prolonge en clip de propagande et en publicité pour de l’armement ; un récit de la lutte antiterroriste n’est qu’un épisode d’une guerre de civilisation dont la fiction est un fantasme devenu hégémonique. Novembre n’est pas révolutionnaire, ce n’est pas frimaire mais la démonstration frimeuse d’un réalisateur incivil, se plaçant sous les auspices contradictoires d’un modèle hollywoodien et d’une idéologie réactionnaire pour opposer à une islamisation hypothétique de la société une authentique vassalisation du cinéma. Contre l’islamisme, ce danger dont sont d’abord victimes les musulmans du monde entier, il y a bien mieux à faire que la sainte-alliance de l’américanisme et du fascisme.

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