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L'inconsolable de Jean-Marie Straub
Esthétique

« L'Inconsolable » de Jean-Marie Straub : Les voix inhumaines

Des Nouvelles du Front cinématographique
L'inconsolable, d’abord constellation de courts-métrages qui porte comme titre exemplairement générique celui de l'un d'entre eux, est aussi et surtout cet héritier turbulent ruant dans les brancards de l'héritage en privilégiant une esthétique du dissensus. Celui dont la fidélité va jusqu'à inclure la réaffirmation des clivages et des blessures, parfois même en faisant jouer le sens des textes en excès des intentions de leurs auteurs. Dans l’œuvre de Straub, fidèle à Huillet, le sens est ce qui patiemment se cultive : il requiert des spectateurs qu'ils soient moins herméneutes que paysans.

L'inconsolable, l'innommable

C'est en 1981 que le lecteur français a pu découvrir Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, court texte posthume rédigé en 1952 par Stig Dagerman, cet écrivain suédois qui s'est suicidé deux ans plus tard, en 1954 à l'âge de 31 ans. Entre Albert Camus et Jean-Paul Sartre, ces quelques pages concentrent une pensée qui refuse toutes les formes transcendantes de consolation que la religion, par exemple, peut offrir aux esprits encore récemment ébranlés par la violence inhumaine du genre humain. Mais qui n'en insiste pas moins sur la liberté comme puissance de refus en s'opposant, au minimum symboliquement, aux contraintes brutales de l'existant. Les dernières phrases du texte affirment ainsi que le silence lui-même (qui bientôt – qui sera toujours déjà celui de l'auteur) peut garantir une puissance infinie à un esprit libertaire qui se sait encore devoir continuellement tourner autour du pôle d'attraction du désastre au risque d'y tomber. Et quand l'auteur de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier écrit que : « Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font qu'accroître mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent vers une libération temporaire. Je devrais peut-être dire : la vraie car, à la vérité, il n'existe pour moi qu'une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l'intérieur de ses limites »(1), le lecteur de ces lignes trouvera de grandes difficultés à ne pas penser à Jean-Marie Straub. Son besoin de consolation, s'il est impossible à rassasier depuis le décès de sa compagne et compagnonne de travail, Danièle Huillet, survenu le 10 octobre 2006, trouverait en effet à s'exprimer avec un tact infiniment bouleversant à l'occasion d'une constellation de courts-métrages qui porte d'ailleurs comme titre exemplairement générique celui de l'un d'entre eux : L'Inconsolable.

S'il est un inconsolable, Jean-Marie Straub l'est à plusieurs titres, tant la pudeur de ce cinéaste ne saurait prendre prétexte des seules douleurs intimes pour s'autoriser à en représenter la narcissique effectivité, au risque évident et aveuglant de l'obscénité. L'inconsolable de Danièle Huillet l'est aussi d'une époque désespérément vouée au culte de la religion capitaliste, où le communisme est redevenu un spectre après avoir été obscurci par les expériences totalitaires. Ce communisme, qu'à raison des philosophes comme Alain Badiou et Jacques Rancière qualifient d'« éternel », quelques films sont présents pour en attester, non seulement comme discours mais aussi et surtout comme pratique, concrètement là pour en témoigner – l'utopie d'Empédocle dans la pièce en plein air et révolutionnaire de Friedrich Hölderlin, l'égalité réelle en condition des rapports professionnels, en art et en amour. Un communisme incorruptible que l'Histoire aura plus souvent qu'à son tour trahi, dont l'éternelle idée, qui est celle de l'égalité, met toujours au défi ses sujets d'en prendre la mesure impérative à l'ère critique de l'anthropocène, stade terminal et écologiquement insoutenable du capitalisme. L'inconsolable de l'aimée disparue, qui ne se console pas au nom de l'idée communiste du monde, tel qu'il ne va pas prend acte, à l'instar de l'écrivain anarchiste Stig Dagerman, du duel qui constamment se joue en lui entre les fausses consolations du consensus et les vraies consolations qui ne sont que provisoires (même si leur temporalité est un provisoire qui dure en orientant sans faillir toute une existence). Un duel intérieur à l'artiste dont la dialectique lui permet cependant d'extérioriser, par la pratique cinématographique, la compréhension lucide de l'endroit où, négativement mais objectivement, prend appui sa liberté : « Mais la liberté commence par l'esclavage et la souveraineté par la dépendance »(2) .

L'inconsolable désignera ainsi la position éthique d'un cinéaste qui, blessé de sa moitié, se sait devoir malgré tout continuer à travailler et œuvrer – ouvrager, c'est-à-dire façonner pour ouvrir – après la mort de celle avec qui il a inventé, il y a plus d'un siècle déjà, cette manière si singulière et radicale de faire du cinéma. Une position engageant autant de prises de position esthétiques et politiques pour un artiste blessé mais persévérant dans la double idée de préserver l'hétérogène et débusquer l'antagonisme à l'endroit même où le sens commun est brossé à ne rien voir d'autre que du consensus et de l'homogène. L'inconsolable est alors un autre nom pour l'innommable, celui qui persévère avec Samuel Beckett en répétant comme un mantra ceci : « il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer ».

Constellations, novations, surrections

Lothringen de Straub et Huillet
Lothringen !, 1994

C'est le troisième programme de courts-métrages que Jean-Marie Straub propose depuis la disparition de Danièle Huillet il y a treize ans maintenant. Comme si la forme courte, qui n'est certes pas nouvelle ici (de l'inaugural Machorka-Muff en 1962 et Le Fiancé, la comédienne et le maquereau en 1968 au très récent Gens du lac ! en 2018), marquait cependant la prise en compte d'une diminution – si ce n'est d'une mutilation induite par la perte de l'aimée. En même temps, la forme courte autorise aussi à revisiter par une manière de reprise concentrée, délibérément mineure, des motifs déjà travaillés à l'occasion d'autres films afin de livrer avec de nouvelles constellations cinématographiques d'inédits rapprochements pour articuler de nouveaux développements. Et ainsi fourbir depuis le sol de nos contradictions d'autres rapports où la novation s'apparente à une surrection.

D'ailleurs, jusqu'à présent, le spectre d'un film précédemment réalisé avec Danièle Huillet revient en trouvant à s'insérer dans le nouveau programme, ou la nouvelle constellation cinématographique, proposé en solitaire par Jean-Marie Straub. Avec les nouvelles variations de Dialogues avec Leucò (1947) de Cesare Pavese offertes avec Le Genou d'Artémide en 2007 et Les Sorcières (Le Streghe) en 2008 (le dernier film à ce jour filmé sur pellicule et, comme ses prédécesseurs, il a été tourné dans la forêt toscane, à proximité de l'accueillante cité de Buti et son théâtre communal), le noir et blanc de Itinéraire de Jean Bricard (2007) marquait un retour d'entre les morts pour un film sorti après la disparition de l'une de ses deux auteur-e-s. En ouverture du diptyque Corneille-Brecht (dont il existe trois versions) et O Somma Luce d'après un fragment du 33ème chant du Paradis de la Divine Comédie de Dante, Pour Joachim Gatti se combinait en 2009 avec Europa 2005 – 27 octobre (ciné-tract) tourné en 2006 pour montrer que le beau ne tient qu'à l'épreuve des blessures qui le mutilent. La beauté paradisiaque de la forêt toscane vue depuis les mots de Dante ne pouvait s'y affirmer, en effet, qu'à partir du rappel à l'ordre brutal et inique de la violence de la police et du capital à l'encontre la jeunesse dont elle mutile la vue (l'œil crevé du fils d'Armand Gatti), quand elle ne détruit pas les existences (la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré dans un transformateur électrique de Clichy-Sous-Bois, au fondement des révoltes urbaines françaises de novembre 2005).

Le court-métrage Lothringen !, tourné en 1994 d'après Colette Baudoche – Histoire d'une jeune fille de Metz (1909) de l'écrivain nationaliste Maurice Barrès, ouvre ici la présente constellation nommée L'Inconsolable, suivi par Un héritier d'après un fragment extrait de Au service de l'Allemagne (1905) à nouveau écrit par Maurice Barrès. Ce diptyque est suivi par une nouvelle variation intitulée justement L'Inconsolable à partir d'un autre des Dialogues de Leucò de Cesare Pavese, qui se conclut avec Schakale und Araber, une nouvelle de Franz Kafka extraite du recueil Histoire d'animaux et dont la traduction par Danièle Huillet remonte déjà à plus de trente ans(3). Au milieu de ces quatre films, s'intercale comme un battement un film vidéo très court tourné par Jean-Claude Rousseau, Dernier soupir (2011), dont les deux minutes valent comme une reprise de souffle au milieu du fracas des discours entre le diptyque « barrésien » et les deux films suivants(4).

La constellation – image de pensée benjaminienne – est le mode esthétique privilégié à partir duquel on pourra rassembler et faire ainsi se frotter le divers des textes (du nationaliste français Maurice Barrès, du communiste italien Cesare Pavese et de Franz Kafka, anarchiste tchèque de culture juive et d'expression allemande), des lieux (l'Alsace-Lorraine, la Toscane, le désert judéo-arabe retrouvé dans l'appartement parisien de Jean-Marie Straub où l'on y avait déjà joué Corneille-Brecht) et des époques historiques (la défaite française à Sedan et l'annexion de l'Alsace-Lorraine par la Prusse en 1870, l'après-Seconde Guerre mondiale et la confrontation avec la mythologie pour l'antifasciste Cesare Pavese, la Première Guerre mondiale et l'utopie d'un foyer juif en Palestine dans le texte de Franz Kafka). La constellation engage également, avec les idées conjointes d'étoilement et de rayonnement, le renouvellement et l'approfondissement des motifs au plus près desquels un ample travail archéologique aura déjà été largement initié. C'est parce que Schakale und Araber résonne avec Rapports de classe (1983) d'après Amerika, le roman inachevé de Franz Kafka ; c'est parce que L'Inconsolable brille au sein de la constellation « pavesienne » ouverte avec De la nuée à la résistance (1979) et poursuivie avec Ces rencontres avec eux 1947-2005 (2006), ultime long-métrage signé des deux cinéastes suivi par Le Genou d'Artémide et Les Sorcières jusqu'à La Madre (2011) ; et c'est parce que Un héritier accomplit du côté alsacien le diptyque auguré avec le lorrain Lothringen !, que s'affirme indéfectiblement le patient labeur d'une pratique cinématographique à nulle autre pareille. Qui, sassant et ressassant, en repasse inlassablement par le métier des textes et leur confrontation avec le présent des corps parlants et le temps long des lieux muets. Faire voir ce qui résiste au visible, faire entendre ce qui n'est pas directement audible et ainsi saisir les contradictions d'une sensibilité disloquée par des perceptions antagoniques, contrariées ou mutilées – comme autant de surrections exprimant la novation caractéristique du geste cinématographique straubienne, montagnard et passionnément insurrectionnel.

Jean-Marie Straub est bien cet inconsolable qui persévère comme l'innommable, dont la vie est inviolable parce qu'elle se soutient de quelques idées qui ne meurent pas. Il est ce cinéaste âgé désormais de plus de 80 ans qui, pour parler à nouveau comme Stig Dagerman, se livre encore et toujours aux duels les plus pertinents, courageux et audacieux afin de ne pas céder devant les fausses consolations vendues par l'hégémonie néolibérale. Et, osant affronter l'irréparable de blessures qui, au-delà de la biographie d'un homme (lorrain et veuf, communiste et internationaliste), nous concernent universellement, le cinéaste vérifie pratiquement que « la liberté commence par l'esclavage et la souveraineté par la dépendance ». De « l'amitié franco-allemande » vantée par l'Union européenne (en oubliant la guerre économique que ces deux pays livrent à des pays comme la Grèce) au « conflit israélo-palestinien » narré par les médias dominants (en déniant le caractère colonial de l'occupation israélienne de la Palestine), jusqu'à l'éternelle dispute que les êtres humains engagent avec le sacré depuis au moins qu'Orphée est revenu des Enfers en l'absence de son Eurydice.

Fidélités et héritages reconfigurés

Chacals et Arabes de Jean-Marie Straub
Chacals et Arabes, 2014

« Qu’est-ce que j'aime dans le passé ? Sa tristesse, son silence et surtout sa fixité. Ce qui bouge me gêne » écrivit un jour Maurice Barrès (André Gide en a d'ailleurs cité la phrase dans le premier volume de son Journal). Et Jean-Marie Straub aurait pu reprendre cette citation à son compte, en même temps que ne cesse pas de troubler le rapprochement entre le cinéaste dont le communisme éternel ne peut le consoler du ratage historique des sociétés se revendiquant du communisme, et l'écrivain nationaliste dont le patriotisme aura servi de base idéologique à la frange la plus conservatrice de la droite française pendant l'entre-deux-guerres. C'est qu'il s'agit pour le cinéaste de se frotter avec ce qui est pour lui strictement l'hétérogène (littérairement et politiquement, mais aussi mythologiquement avec les Dialogues avec Leucò) pour ressaisir, dans la géographie oublieuse des sites filmés, plus d'une histoire ensevelie et refoulée qui travaille autant l'identité de celui qui filme (Jean-Marie Straub est né à Metz) que celui qui joue dans Un héritier le médecin de campagne en promenade au Mont Sainte-Odile (l'acteur Joseph Rottner est d'origine alsacienne). Et le vieux Lorrain qui accompagne ce dernier jusqu'à la maison forestière de Ratsamhausen n'est-il pas interprété par Jean-Marie Straub lui-même, à peine masqué derrière le pseudonyme en forme d'anagramme marrant de Jubarite Semaran, et qui réédite d'ailleurs la même opération dans Schakale und Araber en jouant l'invisible voyageur originaire du « Haut nord » interpellé successivement par le représentant des Chacals puis par celui des Arabes ?

Ce n'est pas la première fois que Jean-Marie Straub paie de sa personne(5). Il s'agit toujours pour lui d'investir le champ, cinématographiquement labouré, pour partager un espace commun avec ses acteurs en assumant in situ l'épreuve du texte et de sa diction. Il s'agit d'inclure aussi son propre corps dans le jeu plus global des divisions, des rapports et des contradictions qui couturent, au-delà de la présente constellation cinématographique, toute l'œuvre cinématographique, avec ses grands massifs et l'étoilement de ses persévérantes constellations.

Le cinéaste, pas plus qu'un autre, ne saurait en effet se soustraire aux contradictions qui manifestent le règne dialectique du « non-identique » comme le disait T. W. Adorno dans sa Dialectique négative (1966). Le non-identique, c'est ce que Jean-Marie Straub expérimente continuellement en effet – en faisant jouer le texte écrit contre sa réappropriation rythmique qui est comme une recréation autorisant sa mise en lecture cinématographique ; en faisant jouer la voix et le corps de l'acteur contre les autres matières concrètes, visibles et sonores, composant le milieu naturel environnant ; en faisant jouer la bande-son contre la bande-image et inversement ; en faisant jouer les histoires offertes par la littérature contre la géographie envisagée comme le tombeau de l'Histoire ; en faisant jouer le communisme contre le nationalisme de l'écrivain Barrès et l'anarchisme de Franz Kafka ; en faisant jouer les clivages franco-allemands passés contre l'« amitié franco-allemande » d'aujourd'hui ou l'utopie sioniste d'hier contre le colonialisme israélien actuel.

Dans Lothringen !, les panoramiques examinent si les paysages dévoilés appartiennent à l'Allemagne ou bien à la France, pendant que le personnage de Colette Baudoche (joué par Emmanuelle Straub) affirme, en seulement deux plans, le refus de l'amour du docteur Asmus et la persévérance de l'amour dans la France à l'endroit où justement la France est devenue l'Allemagne. En contrechamp de cette moderne Antigone ou Plautine(6), Paul Ehrmann est un jeune médecin de campagne alsacien, plus proche d'une figure fordienne que d'un personnage à la Bernanos ou à la Bresson, qui a progressivement appris, par le biais de sa pratique médicale, ce qu'être Alsacien en Alsace – autrement dit Français en Allemagne – veut dire. L'héroïne du refus tragique en Lorraine, comme l'héritier bourgeois qui s'ouvre à la connaissance politique par l'entremise de sa pratique auprès d'un paysan alsacien, incarnent deux figures distinctes de la fidélité qui trouveront à se prolonger ou s'étoiler avec les autres figures proposés par la présente constellation. Car la fidélité appartient en propre au programme straubien. La fidélité envers l'héritage des écrivains (y compris les plus éloignés politiquement) l'est aussi envers les techniciens (ici Renato Berta à la photographie, Barbara Ulrich à l'écran comme à la traduction). Elle l'est encore envers d'autres praticiens de cinéma amis (Jean-Claude Rousseau et Christophe Clavert, réalisateur mais aussi opérateur et monteur des courts straubiens depuis Corneille-Brecht). Elle l'est enfin envers l'aimée disparue, l'absente, l'immortelle. La fidélité, autrement dit le temps long de la procédure de vérité en vertu de laquelle un sujet reconduit la puissance de l'événement évanoui dont il reste le témoin persévérant. La fidélité est ce qui détermine la reconduction et la perpétuation du litige plutôt que du différend, à l'endroit où devrait régner le consensus comme forme idéologique d'ensevelissement apolitique ou d'enfouissement post-politique(7).

La fidélité des identités paysannes, locales et culturelles passées sous les fourches de l'impérialisme et du colonialisme est ce qui esthétiquement conjoint, par-delà les différences formelles et les spécificités contextuelles, le diptyque « alsacien-lorrain » avec Schakale und Araber. De la rédaction originelle du texte à son actuelle adaptation, il y a plus d'un siècle et les contextes, s'ils ont bien changé, n'entament en rien l'étrangeté prophétique du texte kafkaïen. Peut-être même que les choses seraient moins nébuleuses aujourd'hui qu'hier depuis que l'Arabe est devenu, avec la création de l'État d'Israël, le nom idéologique de l'ennemi principal. Il est bien difficile en effet de ne pas entendre, grâce à la puissance d'actualisation de l'adaptation straubienne d'un texte inactuel, entre autres guerres celle que se livrent, dans le désert d'une terre qui n'appartient à personne puisqu'elle est à tout le monde, Israéliens et Palestiniens. Et son nœud ne sera pas tranché au ciseau par le voyageur du Nord qui n'a pas le courage de s'assumer comme tiers en acceptant le mandat de l'impartialité(8). La résistance nationale ou culturelle, qui est sauve de tout culturalisme ou nationalisme en raison de l'internationalisme même dont témoigne toute l'œuvre, peut enfin, avec L'Inconsolable, se retraduire autrement. Sous la forme circonstanciée de la dispute entre Orphée fidèle au souvenir d'Eurydice et la déesse Bacca, la Bacchante qui ne comprend pas les atermoiements humains en raison desquels s'affirme ce dont les dieux ne jouiront jamais, à savoir la mort de l'autre comme hapax existentiel pour citer Vladimir Jankélévitch. La fidélité à l'antagonisme (entre les humains et les dieux, entre les humains et les animaux qu'ils confondent avec des bêtes, entre les humains eux-mêmes), à la division (entre les peuples et les classes, les nations et les espèces), à la mutilation (en l'absence de l'être aimé, tout est dépeuplement, tout est désert), à l'expropriation (de chez soi devenu l'étrange pays des autres qui en sont devenus les rois), à la blessure (les coupes brutales et le refus du « tuilage » sonore, les ciseaux rayant le parquet) et au manque (les plans noirs) : la fidélité au réel. La fidélité est, dans la constellation de ses expressions hétérogènes, l'affirmation politique incessamment reconduite du dés-enfouissement de la contradiction, contre la terre vaine des fausses synthèses fallacieusement privées du travail du négatif, cette vieille taupe. L'oubli symptomatique des divisions est en effet le meilleur moyen – autrement dit le pire –, après l'opération idéologique de refoulement sinon de forclusion, d'en autoriser le retour, aussi violent qu'hallucinatoire, aussi dément que déflagratoire. L'amnésie est une amnistie imaginaire organisant réellement le différé du pire.

Il suffira ainsi de constater aujourd'hui la germanophobie que valorisent les oppositions réactionnaires en Europe, en France comme en Grèce, qui critiquent sur des bases nationalistes la politique économique ultralibérale prônée dans le cadre européen ; il suffira encore de prendre en considération le racisme anti-arabe européen comme label de soutien à la politique coloniale israélienne(9), pour saisir la brûlante mais pertinente actualité de L'Inconsolable, malgré toute l'inactualité des textes, des époques et des contextes qui en constituent le sol archéologique.

Des dieux, des animaux, des pierres

Andrea Bacci dans L'inconsolable de Straub
L'Inconsolable, 2011

L'esthétique géologique et lacunaire du cinéma de Jean-Marie Straub trouvera donc à se réaffirmer avec la programmation de courts-métrages pareille à des constellations cinématographiques. Comme dans les domaines de la stratigraphie ou de la cristallographie, les lacunes, à l'instar des plans noirs ou des coupes sèches à l'intérieur des films, représentent les écarts intervallaires ou interstitiels à partir desquels devient possible de penser, indépendamment des chronologies officielles, la profondeur temporelle des blessures. C'est que le durcissement des crevasses de l'Histoire relève d'une longue durée qui induit la durée des plans comme elle instruit la brutalité des coupes. La lenteur et la fixité confinant à l'immobilité sont donc les conditions esthétiques d'une perception originale de l'espace géographique dès lors excavé, ouvert sur des violences historiques autrement invisibles et illisibles. En ce sens, Jean-Marie Straub est l'héritier retors de Maurice Barrès en pouvant tout aussi bien affirmer comme ce dernier que « ce qui bouge me gêne », en même temps qu'il est un héritier reconfigurant son héritage (et cette reconfiguration engage aussi la violence d'une trahison) en l'inscrivant dans une perspective contraire à tout nationalisme, égalitaire et internationaliste en aucun cas partagée par l'auteur de Colette Baudoche et Au service de l'Allemagne.

L'inconsolable est donc cet héritier turbulent ruant dans les brancards de l'héritage et dont la fidélité va jusqu'à inclure la réaffirmation des clivages et des blessures, parfois même en faisant jouer le sens des textes en excès des intentions de leurs auteurs. Et cette réaffirmation peut même faire un peu peur. Au-delà de toute intimidation, c'est précisément la voix qui soutient la part la plus effrayante de l'esthétique straubienne. La voix de stentor de Giorgio Passerone (traducteur italien des livres de Gilles Deleuze qui jouait déjà dans O Somma Luce) avec le rôle de l'Arabe dans Schakale und Araber. La voix profonde et terrienne du pourtant jeune Joseph Rottner dans le rôle du médecin de campagne alsacien dans Un héritier. Et, au commencement, peut-être déjà la voix tonitruante et si caractéristique de Jean-Marie Straub lui-même (et le double Jubarite Semaran est une occasion de faire entendre cette voix crevassée dans les films où il apparaît). Si l'on voulait reprendre les catégories aristotéliciennes de Phonê et de Logos, on dira alors que la machine cinématographique straubienne consiste d'abord, dans son privilège esthétique accordé au dissensus et au disjonctif, à jouer le premier concept contre le second afin d'en compliquer la tâche. « L'homme est le seul vivant doté de langage. La voix, en effet, est signe de douleur et de plaisir, c'est pourquoi elle appartient aussi aux autres vivants (…) ; le langage, au contraire, sert à manifester ce qui convient et ce qui ne convient pas, de même que le juste et l'injuste ; le propre des hommes par rapport aux autres vivants, c'est qu'ils ont la sensation du bien et du mal, du juste et de l'injuste et des autres choses du même genre ; et la communauté de ces choses fait l'habitation et la cité » peut ainsi affirmer Aristote dans sa Politique(10). Mais la distinction aristotélicienne appelle des hiérarchies que complique la manière straubienne. Pour le dire alors de manière plus hégélienne, la voix n'est pas la servante au service du langage qui la domine, mais la forme organique de sa contradiction car les rapports contradictoires induisent tout à la fois de dépasser, après les avoir expérimentés, le stade du complément imaginaire et celui de l'antagonisme réel, pour construire une relation différentielle à partir d'un manque symbolique qui leur est commun.

En regard de cette distinction qu'il faut dialectiser pour éviter ainsi de retomber dans la construction aristotélicienne subordonnant Phonê à Logos, Jean-Marie Straub est, dans la continuité et la fidélité du travail avec Danièle Huillet, celui qui va obstinément creuser et approfondir ce qui, dans le langage, relève d'un côté de la voix comme son et sensation qui se prolonge dans les particularités de la langue (française, italienne, allemande). Et ce qui, de l'autre, appartient au jeu du signifiant en revenant à l'ordre du discours. Ce que résume Giorgio Agamben quand il écrit que « (...) le langage, en tant qu'il est scindé en langue et discours, contient structurellement cette relation, n'est rien d'autre que cette relation [:] tel est l'entrelacs par quoi l'Occident s'est compris lui-même et sur quoi il a fondé tant son savoir que ses techniques. La violence du pouvoir des hommes, cette violence sans précédent, plonge ses racines les plus profondes dans cette structure du langage »(11). On précisera encore le régime straubien de l'écart entre Phonê et Logos en mobilisant d'autres catégories aristotéliciennes déployées cette fois-ci dans le cadre philosophique de La Poétique : soit Phobos et Pathos, la crainte et la pitié que la représentation de la tragédie est censée inspirer à ses spectateurs pour les éduquer à la purgation cathartique des passions. Si Jean-Marie Straub est resté brechtien coûte que coûte(12), la machine de guerre cinématographique mise au point avec Danièle Huillet viserait alors à faire de Phonê le support de Phobos dissocié de tout Pathos et qui, dans cette dissociation même, obscurcirait les clairières promises par Logos (peut-être alors ajointé à Pathos). Il ne s'agit dès lors plus de faire entendre la voix d'un personnage engagé dans la volonté de rendre audible et lisible son discours, mais de faire du personnage lui-même la caisse de résonance d'un discours plus grand que lui – c'est cela qui fait un peu peur en effet, la résonance de l'inhumain à partir de l'humain lui-même. Plongeant dans la terre pour monter au ciel en passant par les arbres et les pierres, le texte lu ou récité pousserait le corps lui-même à se concentrer et se densifier à un point de résistance maximale. Animal ou végétal sur un versant côté, sur un autre minéral.

La manière straubienne, sans animisme aucun, consisterait ainsi à donner à entendre la voix inhumaine des pierres et humaniser ou spiritualiser le temps minéralisé qu'elles contractent et exposent – depuis l'explosion originaire du Big Bang jusqu'aux insurrections passées comme des surrections en attendant celles qui sont à venir(13).

On le voit admirablement avec le dernier bloc de plans de Un héritier lorsque l'acteur, adossé à un ancien empilement de pierres (le « Mur païen » datant de l'ère pré-chrétienne), joue moins son personnage de médecin, comme dans les deux blocs précédents, qu'il s'expose comme celui qui lit le texte relatif à son personnage – qui le cite comme aurait dit Brecht. La dissociation entre le corps de l'interprète et l'interprétation de son personnage réinscrit dans le sensible l'écart lacunaire et interstitiel, l'intervalle nécessaire grâce auquel l'image consiste à faire parler la pierre elle-même. Alors que, dans Un héritier, le premier bloc de plans repose sur une série de travellings-avant à la caméra portée (rarissimes chez ce cinéaste sinon dans Othon où apparaissait d'ailleurs pour la première fois Jubarite Semaran), le troisième et dernier bloc privilégie a contrario l'immobilité. Si le géologique est littéralement entendu comme le géo-logique, alors les dieux forment une série avec les pierres dans L'Inconsolable et les animaux avec les pierres et les dieux dans Schakale und Araber. Contrairement à Aristote qui voulait destiner Logos aux seuls humains afin de les distinguer des autres animaux en les rapprochant des dieux, en dépit d'une même appartenance biologique partagée dans la Phonê, Jean-Marie Straub se proposerait quant à lui de faire entendre dans la voix humaine son caractère inhumain afin de contrarier la souveraineté de Logos qui, du coup, devient le lot commun des dieux mais aussi des animaux. Certes, on dira qu'il s'agit là d'allégories et l'humain s'il se pare des masques du végétal, de l'animal et du minéral n'en resterait pas moins lui-même. Oui, mais à ceci près que l'humain est comme tout être non-identique à lui-même, autrement dit contradictoire, toujours plus et moins que lui-même. Et c'est ainsi que ses prétentions humanistes sont incessamment contrariées par l'anti-humanisme des choses et des formes de vie qui provincialisent sa volonté de domination. L'humain partout et nulle part, non moins que la parole humaine et inhumaine. Le non-identique a bien pour point de réel l'antagonisme que relève seule l'égalité du regard – son « in-différence »(14).

Moins des herméneutes que des paysans

Les ciseaux dans chacals et arabes de Straub
Chacals et Arabes, 2011

S'il faut bien de l'humain pour saisir que tout parle, tout parle à égalité des êtres et des choses constituant ce tout. Cette désubjectivation, ou cette objectivation relative des voix, détermine ainsi la puissance paradoxale ou ambivalente des discours, à la fois universels et obscurs : tout parle, ça parle, mais il n'est pas évident de savoir de quoi. Le sens est ce qui patiemment se cultive, il requiert des spectateurs qu'ils soient moins herméneutes que paysans. C'est alors au montage induit par la forme programmatique de la constellation cinématographique de rendre au spectateur un sens qui, dans chaque film, travaille à lui résister – le sens comme restance, on ne le dira jamais assez. C'est qu'à chaque fois il s'agit donc de résister – pour le film résistant à sa capture dans les filets de l'interprétation et pour le spectateur dans un rapport à l'œuvre qui jamais ne va de soi, jamais. La fidélité nomme alors le mode privilégié de la résistance et de la joie qui s'y associe. Non seulement parce qu'elle construit des durées filmiques équivalentes à des endurances plutôt qu'à des endurcissements, mais encore parce qu'elle appelle une dureté nécessaire au combat du sens résistant à la capture du signifiant sans jamais cependant cesser d'être sensation. La fidélité est affaire d'endurance et de tact, de résistance et de sensibilité.

Ainsi, à l'instar d'ailleurs de tant d'autres personnages straub-huilletiens, présenter son dos pour l'héroïne de Lothringen ! c'est devenir une nouvelle Antigone, dont l'amour pour son pays et sa liberté l'arrache au commerce des sentiments humains qui s'aveuglent en faisant le jeu du consensus apolitique. Ainsi, devenir pierre pour l'Alsacien de Un héritier, c'est rendre inentamable son être en l'opposant au mouvement général d'enfouissement en lequel consiste la germanisation qui est une forme intra-européenne de colonisation. Ainsi, dresser en bordure du plan sa tête, c'est pour Jean-Claude Rousseau dans Le Dernier soupir interrompre les fracas qu'un dehors venteux (celui de l'Histoire et de la politique, pourquoi pas) fait subir au dedans (de l'appartement et de la sphère domestique). Ainsi, pour Orphée disputant dans L'Inconsolable à la déesse Bacca le refus de faire revenir Eurydice des Enfers, c'est accepter sa condition mortelle pour affirmer contre le néant les choix et les idées déterminant son existence, son sens (la joie) et sa vérité (d'être libre et fidèle). Ainsi, refuser de se saisir dans Schakale und Araber des ciseaux présentés au voyageur du Nord par la représentante des Chacals pour mettre un terme à la guerre longue menée contre les Arabes, c'est se soustraire au régime de l'interventionnisme qui, à notre époque d'ingérence humanitaire et de néocolonialisme économique, est dénié comme forme renouvelée de l'impérialisme.

Le plan fulgurant montrant comment cette paire de ciseaux raye le parquet parisien du lorrain Jean-Marie Straub, comme les coups de feu respectifs de Non réconciliés (1964) et Le Fiancé, la comédienne et le maquereau, comme le couteau planté dans la terre de La Mort d'Empédocle (1986), indique bien à quel point les conflits traités dans tous les films de L'Inconsolable sont aussi vécus sur un versant particulièrement subjectif. Entre la subjectivité d'un cinéaste orphique osant descendre dans l'enfer des textes peu fréquentés et l'humaine désubjectivation des voix résonant à partir de ces mêmes enfers, voix des pierres et des morts sous la terre, L'Inconsolable trace son chemin dans la forêt obscure du présent, une sente étroite et caillouteuse, réputée austère ou difficile, mais pourtant qui n'est rien que celui de la fidélité (à l'aimée et aux pays, à la contradiction concrète et au communisme comme utopie), de la résistance (au colonialisme d'hier et d'aujourd'hui comme aux sirènes des consolations déistes ou de l'interventionnisme sous prétexte humanitaire) et de la persévérance (dans l'éthique de la fidélité et la résistance comme politique et comme esthétique).

Si pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet faire entendre l'éternelle résistance c'est s'inscrire dans un devenir humain en excès à tout humanisme, dire l'éternelle fidélité pour Straub mutilé de l'absence de Huillet c'est donner à entendre les plaintes secrètes des animaux et des pierres contre l'inhumanité du genre humain.

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