« Les Aventures de Gigi la loi » d’Alessandro Comodin : Plus irréel que la fiction
Au sein d'un sous-genre du cinéma d'auteur contemporain, lequel consiste à faire se rencontrer documentaire et fiction tout en laissant planer le doute sur la frontière entre les deux, Les Aventures de Gigi la loi d'Alessandro Comodin se démarque notamment grâce à son personnage, le truculent et atypique Gigi, qui est en lui-même à la fois le sujet du documentaire et le sujet de la fiction. Par sa propension à se raconter des histoires, il fait de sa propre vie une entité floue, entre réalité et fiction.
« Les Aventures de Gigi la loi », un film d’Alessandro Comodin (2022)
Devant un film comme Les Aventures de Gigi la loi d’Alessandro Comodin, comme devant de plus en plus de films qui jouent de l’hybridation entre fiction et documentaire, se pose forcément la question du systématisme. En quoi ce film-ci, dans sa démarche d’hybridation, se démarquerait-il d’autres, pour lesquels le mélange, le « mixage » en resterait à un stade de pure juxtaposition, sans que ne s’opère une véritable porosité entre les deux, que de l’intersectionnalité ne naisse un autre élément, neuf et singulier. On a pu par exemple louer en ces pages des films qui travaillent leur fiction au sein d’un terreau « réel », par exemple en demandant à de « non-acteurs » de se jouer eux-mêmes, d’exister au sein d’une fiction créée et déterminée par le film, à l’image par exemple de Braquer Poitiers et Lucie perd son cheval de Claude Schmitz. Dans le cas des Aventures de Gigi la loi, à l’hybridation classique documentaire/fiction, s’ajoute également une dimension intime, voire autofictionnelle, puisque Comodin filme ici un membre de sa famille, son oncle Pier Luigi, dans un décor qui lui est aussi éminemment familier, puisqu’il s’agit de la campagne de sa région natale, le Frioul en Italie.
Alessandro Comodin suit donc Gigi, policier gouailleur et rêveur, apparemment pas à sa place ni très efficace dans l’exercice de son métier, mais que la plupart de ses collègues ont pris en sympathie, un peu comme une mascotte. Au volant de sa voiture de fonction, Gigi patrouille, seul ou accompagné, discutant presque continuellement, de vive voix ou par radio interposée, avec ses collègues et amis. La voiture de Gigi endosse ainsi la fonction d’appareil de cinéma polymorphe, à la fois comme une caméra mobile, faisant défiler derrière la silhouette en profil de Gigi les paysages du Frioul, mais aussi comme une sorte de studio de tournage ou d’enregistrement, dans lequel défilent les « acteurs » – les autres policiers – venant, parfois le temps d’une seule scène, donner la réplique à Gigi.
Mais, à côté de ce dispositif finalement assez simple et sommairement dessiné, vient s’ajouter assez vite dans le film l’apport fictionnel, par l’intrusion d’une sous-intrigue en toile de fond, celle de suicides à répétition dans la région, phénomène à la fois inexpliqué et plus ou moins ignoré par les autochtones, mais qui semble travailler Gigi tout particulièrement. Le trouble naît évidemment de cette intrusion d’un élément étrange et étranger dans ce qui apparaissait tout d’abord comme une promenade agréable en compagnie du truculent Gigi. Au fur et à mesure que l’affaire des suicides semble obnubiler de plus en plus Gigi, celui-ci s’isole un peu de ses collègues, et se met à enquêter tout seul, souvent en dépit du bon sens, par exemple en suivant on ne sait trop pourquoi un cycliste « fantôme », figure banale de la vie quotidienne qui semble pourtant obséder Gigi.
C’est entre autres de ces petits détails, de ces petites absurdités que découlent l’étrangeté et la singularité du film et de cette fausse enquête – il n’y a en fait rien sur quoi enquêter, et personne n’a demandé à Gigi de le faire –, mais aussi et surtout du personnage de Gigi en lui-même. C’est probablement ce en quoi Les Aventures de Gigi la loi se démarque d’autres films convoquant de pair fiction et documentaire en espérant que de la connexion des deux surgira une nouvelle entité : l’élément fictionnel plaqué n’est pas ici celui qui induit le trouble et l’étrangeté, ni celui qui facilite la porosité, puisque cet élément déclencheur n’est autre que Gigi lui-même.
Alessandro Comodin a en effet bien compris et cerné le fait que ce personnage « réel » qui lui est proche est en lui-même hors-normes, et presque déjà « plus fort » que n’importe quelle fiction. Ainsi, la scène d’ouverture du film, une scène de dispute surréaliste entre Gigi et son voisin au sujet du jardin de Gigi, « débordant » de plantes et d’arbres envahissants, pose déjà à elle seule ce débordement du réel dans la fiction et vice versa. Plusieurs éléments de la personnalité de Gigi, à l’image de sa fascination pour la nature qui reprend ses droits – il se disputera à plusieurs reprises au sujet de cette « jungle » anarchique que semble être son jardin –, viennent en soi nourrir le désir et la démarche de fiction du film et de son auteur. Le monologue final de Gigi, lors duquel il raconte une anecdote vécue en tant que jeune policier et qui l’a vraisemblablement bouleversé, ne fait qu’accentuer cette impression de flou qu’entretient le film sur la question de la fiction, tant on ne sait toujours pas si l’histoire racontée par Gigi est conforme à la réalité ou déformée par le prisme de sa propension à « se raconter des histoires », à faire de sa propre vie, de sa propre existence, une entité floue flottant entre réalité et fiction.