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Ema et la danse du feu dans Ema
Critique

« Ema » de Pablo Larraín : Le Mystère de la danse du feu

Thibaut Grégoire
Dans « Ema » de Pablo Larraín, le spectateur est invité à retrouver son chemin parmi des éléments épars, des indices disséminés dans les dialogues et dans les faits et gestes de l’héroïne, Ema, qui détient la clé du récit et des mystères du film. Elle est au centre des plans et son pouvoir s'étend jusque dans la séduction et la sexualité.
Thibaut Grégoire

« Ema », un film de Pablo Larraín (2020)

Ce n’est pas anodin si Ema de Pablo Larraín s’ouvre sur la figure du feu, à travers l’image d’une rue en flammes. Le feu, la flamme sous toutes ses formes, est omniprésent dans le film au sens propre comme au figuré, au point même de servir de nœud à un montage qui mêle des éléments épars et les tord continuellement afin de créer un effet tourbillonnant et constamment en mouvement. Les premières minutes d'Ema alternent entre autres les images du feu provoqué par une jeune femme (Ema) munie d’un lance-flammes et celles d’un spectacle de danse auquel elle participe. Dans ce spectacle, la danse de groupe se déroule devant la projection géante d’un astre en fusion. En outre, l’évocation du feu apparaît aussi peu à peu dans les dialogues, tandis que l’on découvre par bribes et progressivement l’histoire d’un couple formé par la danseuse Ema et son chorégraphe Gastón. Après que leur fils adoptif Polo ait – accidentellement ou pas – brûlé grièvement le visage de la sœur d’Ema, le couple a décidé ou a été forcé de rendre celui-ci aux services sociaux, ce qui provoque à la fois une crise au sein du couple et une disgrâce sociale pour ses deux membres. Comme la tante défigurée, Ema et Gastón ont perdu la face, socialement, mais aussi l’un pour l’autre.

Ces informations, le spectateur ne les grapille que progressivement lors de la première partie d’un film qui, comme son personnage principal, est lancé dans une sorte de danse constante, de ronde folle entretenue par un montage basé sur un mouvement spatio-temporel perpétuel, bien qu’approximativement linéaire. Dans cette danse, Pablo Larraín et ses scénaristes Guillermo Calderón et Alejandro Moreno semblent vouloir placer les éléments d’une énigme afin de construire un astucieux puzzle sentimental et sensoriel que le spectateur sera amené à décrypter. Nous sommes donc invités à retrouver notre chemin parmi des éléments épars, des indices disséminés dans les dialogues et dans les faits et gestes de l’héroïne, Ema, qui semble détenir la clé du mystère, la pièce maîtresse du puzzle. À nous donc de chercher une cohérence, de reformer un tout homogène à partir d’une forme éclatée, de bribes d’informations qui, prises telles quelles, peuvent d’abord sembler incohérentes. Il apparaît des lors assez vite qu'Ema ne prendra véritablement sens, que la lumière ne se fera, que lorsque cette fameuse pièce maîtresse que dissimule Ema sera ajoutée au puzzle. Comme une danse folle, effrénée, tourbillonnante, le film ne pourra signifier quelque chose qu’après-coup, une fois la danse accomplie. Dans un dialogue, Ema dit d’ailleurs à un autre personnage : « Quand tu sauras ce que je fais et pourquoi je le fais, tu vas flipper ». Une fois la situation posée – à sa manière bien particulière et tortueuse – par Pablo Larraín, il apparaît assez clairement qu’Ema a un « plan », une sorte de stratagème pour récupérer, d’une manière ou d’une autre, son fils adoptif Polo. L’une de ses amies danseuses lui dit d’ailleurs qu’elle entre en guerre. La suite du film met donc en scène ce plan de guerre établi et déroulé par le personnage principal, tout en gardant dissimulé aux yeux et aux oreilles du spectateur la teneur même de ce plan qu’Ema est apparemment la seule à connaître.

Ema et les autres danseurs dansent dans Ema
© Cinéart

Si Ema est donc un drôle de guide pour le spectateur, elle donne en tout cas le tempo du film comme elle donne également le tempo dans la danse et au reste du groupe de danseurs. Elle est le centre d’attention de l'action, du réalisateur et du spectateur, mais également du groupe d’amies danseuses qui s’est constitué autour d’elle. Dans les scènes de danse – comme dans les autres scènes –, Ema est au centre des plans, face à la caméra, et guide les autres membres du groupe qui effectuent les mêmes mouvements à l’unisson. Quand elle se penche pour sentir l’odeur d’un homme qu’elle a « planifié » de séduire, ce sont toutes ses amies qui se penchent en même temps pour le sentir. Quand elle séduit et embrasse une femme lors d’une soirée, ce sont également toutes les filles qui l’embrassent. Ema mène la danse jusqu’à « fournir » l’une de ses amies pour tenir compagnie à son mari pendant qu’elle s’applique de son côté à la bonne réalisation de son plan. Ema mène la danse jusque sur le terrain sexuel, orchestrant des ébats – avec cinq partenaires différents – dans lesquels elle « garde la main ». Ces ébats sont présentés dans un montage alterné semblable à celui qui montrait les répétitions chorégraphiques quelques scènes auparavant. Ema est aussi une envoûteuse, elle lance des charmes à son entourage, qu’il s’agisse de son groupe de danse, de l’homme et de la femme – les nouveaux père et mère adoptifs de Polo – qu’elle séduit pour arriver à ses fins, mais aussi à tous ceux avec qui elle se retrouve en face-à-face (une directrice d’école, un psy, etc.). Dans ces confrontations et ces jeux de séduction, elle parvient toujours à faire parler, à faire accoucher ses partenaires ou ses interlocuteurs de quelque chose. Ema est en tous points le « centre » du film. Elle en détient la « pierre de rosette ». Elle est au centre des plans, au centre des relations avec les autres personnages. Elle « fait » le film, dans le sens ou elle donne son impulsion à l’intrigue. Son plan est à la fois le moteur et le mystère d'Ema, le rendant opaque dans un premier temps, puis limpide une fois la dernière pièce posée.

À la fin, un mystère est donc résolu mais le film se clôt sur un autre, le même qui l’ouvrait : celui du feu. Le feu, au-delà de la portée symbolique qu’il prend dans le film, notamment dans le montage alterné, reste un mystère quant à la fascination qu’il exerce sur Ema. Ema s’est servi une fois du lance-flammes dans un but précis – rencontrer le nouveau père adoptif de Polo, pompier de son état, pour le séduire – mais continue de s’en servir de manière totalement gratuite par la suite, sans que l’on sache vraiment ce qui la motive. Le tout dernier plan du film montre Ema se faire remplir un jerrican d’essence, suggérant que même si la boucle est bouclée, même si elle a atteint son but, le feu continue de l’animer. Ce « refill » semble vouloir prédire un retour de flamme, un nouveau cycle. Un film aussi tourbillonnant et tortueux ne pouvait logiquement pas se clôturer sur une résolution complète, il fallait bien qu’il reste sur une question posée et quelques points de suspension.

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