« First Cow » de Kelly Reichardt : Entre terre et ciel
Avec « First Cow », Kelly Reichardt et sa poétique rappellent que l'homme est un être qui s'enracine dans l'ensemble du vivant et, comme toujours dans son cinéma, le transcende pour le pire (l’appât du gain, la propriété et la bêtise) mais surtout pour le meilleur : une histoire d'amitié comme seule la cinéaste sait les filmer, tel un astre brillant entre terre et ciel.
« First Cow », un film de Kelly Reichardt (2019)
« Il ne faut pas se le cacher, un mur sépare l'homme de l'animal. Un mur mental bien plus solide que ne l'était celui de Berlin. (...) Dans les têtes humaines, l'homme ne peut venir que du ciel. Or, l'animal c'est la terre, le sol, ce qui alourdit. Difficile dans ces conditions de concilier le corps de la bête avec celui du demi-dieu. »
(Pascal Picq, Laurent Lemire, À la recherche de l'homme, Paris, NiL éditions, 2002, pp 10-11.)
Au détour d'une promenade automnale le long d'un fleuve de l’Oregon, un chien découvre deux squelettes humains. Sa maîtresse, une jeune femme qui ressemble à de nombreuses héroïnes des films de Kelly Reichardt, termine de fouiller et de déterrer les os. Un plan d'ensemble révèle alors une sorte de tombeau à ciel ouvert. Les corps appartiennent à Cookie Figowitz et King-Lu, deux voyageurs solitaires qui se lient d'amitié en utilisant une vache laitière pour préparer des gâteaux et gagner de l'argent. Ce prologue tire toute sa force de la dimension cyclique et du rapport à la terre qu'il introduit dans le film. L'homme "vient de la terre et retourne à la terre", ses origines ne remontent pas seulement à l'émergence des premiers mammifères après la disparition des dinosaures, mais à l'explosion du cambrien il y a 540 millions d'années(1), et plus tôt encore lorsque les premiers êtres multicellulaires se sont formés. First Cow est le film de Kelly Reichardt qui pense le plus l'homme en lien avec la nature et son animalité tout en affirmant son irréductible humanité acquise après de longs processus d'hominisation buissonnants. L'équation est ainsi complexe : First Cow veut rappeler que l'homme est un être qui s'enracine dans l'ensemble du vivant et le transcende pour le meilleur (l'amitié, la reconnaissance de l'altérité) et le pire (l’appât du gain, la propriété et la bêtise). On touche ici à la question éthique qui traverse tous les films de Kelly Reichardt, qui sont moins des pensums que des rappels à nos origines terrestres qui reposent les bases d'une humanité coincée entre terre et ciel, mais surtout « un cinéma qui s’abstient de tout jugement et de tout militantisme déclaré (...), qui se demande avec quels paramètres régler la distance qui me sépare de l’autre et du monde. C’est-à-dire : comment habiter justement l’espace, comment y séjourner et le filmer sans l’usurper ni empiéter sur autrui ? Quelle proximité cultiver à l’égard du paysage, à l’égard de celles et ceux qui l’arpentent ? »(2).
First Cow n'est pas un film nostalgique d'un état de nature rousseauiste où l'homme serait forcément bon avant que la société ne le transforme. Il rappelle d'abord que l'homme appartient à la nature, aussi bon ou mauvais soit-il. Cette prise de conscience pourrait constituer la force politique et écologique discrète du film, si on décide de lui en attribuer une : c'est en retrouvant et en respectant cette origine — son identité terrestre — que l'humanité peut entrevoir un avenir dans l'ère anthropocène. Or, si on s'intéresse à l'histoire des idées et à la paléoanthropologie, il semble que nous sommes encore réticents à accepter notre origine organique. L'homme est toujours placé au sommet de la pyramide de l'évolution (qui est au contraire buissonnante et soumise à la contingence), avec ses hiérarchies et ses espèces considérées comme inférieures, et son rapport au singe reste encore tabou(3) alors que son influence sur la destruction de la planète ne sont évidemment plus à démontrer. Kelly Reichardt invite à penser avec une désarmante simplicité ce qu'est un homme vivant à travers la nature, à l'image de Cookie qui parle avec la vache lorsqu'il lui soutire son lait ou lorsqu'il part ramasser des glands et pêcher dans une petite rivière. Matthias De Jonghe, dont nous ne pourrons pas emboîter suffisamment l'admirable étude, parle pour cela d'une patience du regard qui forme ce qui est avant tout une poétique (et une politique) : « C'est une initiation à la patience d’un regard qui a désappris à voir. Il s’agit alors, de façon littérale, d’apprendre à voir, soigneusement et intensément — en d’autres termes, d’apprendre ou de réapprendre, loin du brouhaha contemporain, à se rendre disponible et perméable à l’infinitésimal : aux plus subtiles variations du son et de la lumière, aux mille et une façons dont celle-ci sculpte l’espace et les objets, aux matières, aux gestes les plus infimes, enfin, au lent passage du temps »(4). C'est pourquoi « s’explique peut-être l’impression tenace d’assister, face aux films de Reichardt, à la projection d’un document sur les textures du monde, ses sonorités, ses couleurs »(5). La fable écologique de Kelly Reichardt est donc inséparable d'une esthétique de la contemplation et de la patience. Mieux : d'un regard terrestre.
Si First Cow rappelle l'homme à la nature, il n'élude évidemment pas les problèmes et les paradoxes posés par notre espèce depuis qu'elle s'est sédentarisée, au néolithique, il y a 12.000 ans(6), en transformant le monde et en s'affranchissant lentement mais définitivement de sa condition animale. Comme dans Meek's Cutoff et Night Moves, la propriété et la bêtise (la méfiance envers un indien dans le premier ; la jalousie meurtrière dans le second) finissent par dessiner aussi, dans un deuxième mouvement, le portrait d'une humanité déconnectée de son origine terrestre. Cookie et King-Lu, loin d'être "purs", se détachent de leur semi-nomadisme en cherchant à gagner de l'argent pour construire leurs propres maisons. Ils décident de vendre des gâteaux dans un petit village — qui a lui aussi des allures primitives — où ils s'implantent temporairement. Comme ils ont besoin de lait, ils vont le voler à la seule vache de la région qui appartient à un des rares propriétaires du coin. Celui-ci, lorsqu'il se rend compte de la supercherie, décide de les tuer et, dans cette fièvre de vengeance qui l'habite, entoure sa vache d'une palissade en bois afin de ne plus être escroqué. C'est alors qu'un jeune homme un peu simplet et en manque de reconnaissance (lors de la vente des biscuits, on le voit se faire bousculé) va tuer Cookie et King-Lu, qui reposeront pendant deux siècles sur leur tapis de mousse et de feuilles.
Si First Cow se rapproche beaucoup de Meek's Cutoff et Night Moves, il raconte, comme dans Old Joy et Wendy et Lucy, une histoire d'amitié qui se forme comme « un îlot de béatitude, fondé sur des tactiques mises en place par quelques-un·e·s pour survivre dans un contexte insupportable et contrecarrer le mauvais sort. (...) Le Home Sweet Home, selon toute vraisemblance, n’est pas au bout du chemin, et l’essentiel, dès lors, réside sans doute ailleurs : précisément dans le contact avec l’autre et la suspension provisoire de l’esseulement – de cette forme toxique de l’esseulement qui ronge les sociétés de masse. »(7). Kelly Reichardt n'a pas son pareil pour filmer les amitiés naissantes comme celle de Cookie et King-Lu, ou d'une Wendy qui fuit une vie passée mais qui rencontre sur sa route des personnes avec qui elle se lie temporairement et qui la rattachent plus que jamais à l'humanité. C'est ainsi dans la grandeur de l'amitié que certains personnages de Reichardt contrecarrent la bêtise des hommes et des époques. Une grandeur qui ferait l'unicité de l'homme prisonnier entre terre et ciel, sans perspectives divines, sans autre possibilité que de retourner à la terre, qu'on pourrait aussi appeler bonheur ou béatitude : « Et la clé de ce bonheur réside bel et bien dans le juste réglage de la distance à l’autre et au paysage – il n’est plus question de nier ou de déplorer la disjonction de l’homme et de la nature, ou l’opacité d’autrui, mais de renoncer délibérément à les dépasser, en d’autres termes : de les accepter, de les embrasser littéralement, au même titre que la mocheté de notre époque, dont on peut s’accommoder »(8). L'amitié comme un des grands astres terrestres, avant de retourner à la terre.
Plus que le film-somme de Kelly Reichardt (étiquette encombrante qui peut s'appliquer parfois à plusieurs films d'un(e) même cinéaste), First Cow est un film-terrier à plusieurs entrées. Non seulement parce qu'il parle de notre rapport originaire à la nature, de l'amitié et des conflits humains primaires. Mais aussi par la place désanthropomorphisée et réflexive qu'il accorde à l'animal (la vache, succédant entre autres à la chienne Lucy) et à la déconstruction des mythes des premiers colons en Amérique qui se traduit par l'adoption « d'un surprenant 4/3, qui resserre le champ et confère à ses images une certaine modestie, éclairant le mythe sous un jour nouveau, étrangement humble dans ses ambitions »(9). Il faudrait encore évoquer les paysages et se demander pourquoi First Cow leur octroie moins d'importance en adoptant des cadres plus serrés et moins de plans larges. La réponse se trouve peut-être dans le premier plan du film, situé à notre époque, où une longue péniche traverse le champ. La terre et le ciel y sont en équilibre, symbolisant par là la posture humaine. Il fait penser à un autre premier plan, celui de Certain Women et son train qui approche à l'horizon, sauf qu'il n'y a pas cette profondeur de champ ni l'étendue du paysage dans First Cow. Ce plan d'ouverture renvoie plutôt à celui où la vache est amenée en bateau jusqu'à la rive. Comment le comprendre ? Il pourrait malgré tout se rapprocher de Certain Women en posant la question de l'héritage du passé tout en accentuant l'idée d'une contingence qui serait à la source d'une écriture en mode mineur de l'Histoire. Peut-être aussi renvoie-t-il à un mode de vie plus ancestral – l'existence plus ou moins nomade des bateliers – signifiant que notre sale époque dépend encore d'un rapport à la nature, et qu'il suffit d'apprendre à regarder pour s'en convaincre.
Continuer la lecture autour du cinéma de Kelly Reichardt
- Matthias De Jonghe, « Trouver le lieu de ses promenades : le cinéma de Kelly Reichardt au prisme des coordonnées de l’américanité », Le Rayon Vert, 3 décembre 2018.
- Maël Mubalegh, « Certaines Femmes de Kelly Reichardt : Kelly’s Cutoff », Le Rayon Vert, 22 février 2017.
- Des Nouvelles du Front, « River of Grass de Kelly Reichardt : « Evergladed » », Le Rayon Vert, 9 septembre 2019.
Notes