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Slimane Benouari dans le désert dans Abou Leila
Critique

« Tlamess » et « Abou Leila » : L'émotion des mues

Des Nouvelles du Front cinématographique
De l'autre côté de la Méditerranée, le cinéma a des jouvences dont les éclats en ragaillardissent l'idée. Deux films de fiction héroïques, un second long-métrage tunisien (« Tlamess ») et un premier long-métrage algérien (« Abou Leila »), longent la frontière des carcans nationaux pour y ouvrir des horizons où le mythe dispute aux ossuaires passés et présents la possibilité utopique d'une revitalisation de l'existant, comme désertion et comme réinvention.

À propos de « Tlamess » (2019) d'Ala Eddine Slim et « Abou Leila » (2019) d'Amin Sidi-Boumédiène

À distance et indépendamment de leurs auteurs, les films vivent leur vie, tissent des liens entre eux, conversent en composant de fascinantes dyades. C'est le cas de Tlamess et Abou Leila qui, déjà, partagent le fait d'être de plusieurs façons des films contemporains. D'une part parce qu'ils ont été montrés en avant-première au Festival de Cannes de l'an passé en illuminant ses sélections parallèles (Tlamess à la Quinzaine des Réalisateurs et Abou Leila à la Semaine de la Critique). Aussi parce que l'un est sorti en France le 15 février 2020 quand le second aurait dû sortir exactement deux mois après, le 15 avril, si le coronavirus n'en avait pas décidé autrement. D'autre part – et c'est le plus important – parce que les films respectifs d'Ala Eddine Slim et Amin Sidi-Boumédiène sont animés par une grande croyance qui, partagée, les immunise contre les affaissements ambiants quand il ne s'agit pas d'aggravations : celle d'arrimer des récits situés et des paysages localisés à des mouvements de décentrement, des dérives élémentaires et poétiques, des élans assumant l'excentrement jusqu'à l'excentrique et l'électrique.

La fiction s'envisage dans la dyade amicale des films comme une puissance de vectorisation, tantôt d'un présent avachi historiquement (la société tunisienne post-2011 avec Tlamess), tantôt d'une histoire dont le spectre vampirique hante le présent (la guerre civile algérienne des années 1990 pour Abou Leila). Dans les deux cas, la guerre est là et le terrorisme un ennemi certes identifié mais pourtant introuvable. Les fronts se jouent alors ailleurs, dans une réinvention des corps et de leurs rapports (Tlamess), dans les fugues psychiques épuisant les balises de la vengeance (Abou Leila). La vectorisation est bigarrure schizo (les narrations sont fracturées, les esprits fissurés), diagonalisation serpentine (les films changent de peau, l'apparent réalisme de départ est une borne abandonnée pour les fougues païennes du mythe, les plaisirs ludiques du genre et les joies libertaires de la forme).

À la fin, les glissements auront dévoilé des fissures (identitaires), des crevasses (dans la représentation), des failles (dans les imaginaires). D'elles surgissent quelques monstres chimériques (en Tunisie un homme-serpent, un homme-léopard en Algérie). Mais aussi des chimères plus utopiques : et si nous retournions dans la forêt des origines pour reconnaître que nous sommes moins les enfants de nos parents qu'eux et nous tous des adoptés ? Et si la guerre était vraiment finie, un mauvais rêve enfin dispersé dans les sables du désert dont l'or pointe à l'aurore ? Les mues sont émouvantes quand les desquamations auront ainsi témoigné d'étonnantes métamorphoses. Tlamess et Abou Leila formeraient en effet un beau couple dyadique dédié aux couples boiteux, faux parents et vrais amis, qui s'échappent des sentiers battus parce qu'ils n'ont pas cédé sur le désir du possible, ce mythe auquel rêve le réel même quand il est réveillé, et qui le tient en éveil même quand la nuit est retombée.

La guerre, le désert

Dans Tlamess, un groupe de jeunes soldats crapahute(1). La nuit sous la lune cyclopéenne, le tonnerre déchire leurs yeux comme un œuf fendu par une lame de rasoir. La terreur est primitive, immémoriale. Le jour suivant sous un ciel opaque et sépia, la forêt argentée a laissé place désormais aux paysages mornes d'une zone minière parsemée de feux catastrophiques. Le désert est moins le paysage de la guerre que la guerre n'a pas d'autre propension paysagère qu'à insinuer dans le ciel et dans le sol le poison de la désertification. Une permission accordée à l'un des soldats quand il apprend la disparition de la mère lui donnera l'occasion de ne plus rentrer à la maison-caserne. De disparaître à son tour avant son surprenant retour qui n'a lieu qu'en forêt – on se ressouvient alors qu'en latin la forêt se dit foresta, soit l'en-dehors. Dans Abou Leila, deux amis sillonnent en voiture (une Lada Niva typique) les routes peu fréquentées du sud algérien (Timimoun du côté du massif de dunes du Grand Erg occidental et, plus loin encore en direction du sud-est algérien, Djanet, capitale du Tassili n’Ajjer et des étendues de sables de l’erg Admer)(2). L'un des deux est mal en point, l'autre qui conduit prend soin de lui. Une arme (un pistolet), un nom en guise de MacGuffin (« Abou Leila ») balisent la route vengeresse d'un road-movie reptilien qui perd progressivement de vue sa motivation initiale. Le terroriste recherché à l'époque où la guerre intérieure algérienne semblait ne jamais en finir est cette tache aveugle – punctum caecum – invitant à entrer dans le désert comme l'espace propice à la désorientation. Le désert expérimenté ainsi depuis les premiers ermites, stylites et cénobites est en effet le site où s'exposer, nu, aux puissances du dehors dont les visions lacèrent le tissu conjonctif des perceptions. Au fond, Jean Baudrillard a sur ce point raison : le désert est le premier drive-in. Il est ici celui où y halluciner la vanité du scénario vengeur afin d'épuiser la pulsion de mort qu'il reproduit bêtement.

Les soldats dans le désert dans Sortilège (Tlamess)
Tlamess (© Potemkine Films)

Le désert est là mais pas comme on le croit. Le désert est dans le film d'Ala Eddine Slim celui d'une société amorphe, ses espoirs révolutionnaires et démocratiques retombés ou évanouis, sa jeunesse otage des captures militaires et terroristes, cette bête à deux dos. Avec le film d'Amin Sidi-Boumédiène, le désert est celui d'une guerre qui n'en finit pas de ne pas finir dans ses innervations personnelles et ses dévastations mentales, en divisant un pays aussi vaste qu'un continent entre un nord embrasé par une violence fratricide et un sud qui voudrait préserver son intégrité face aux ravages de l'auto-immunité. Dans les deux cas l'ennemi fait défaut, absent ou introuvable. Il faut toujours un labyrinthe à Thésée pour y découvrir à l'aide d'Ariane que le Minotaure est tapi à l'intérieur de lui-même, sa langue entortillée dans l'oreille du héros, la queue enroulée dans son ventre. En fait, ce n'est pas le désert qui est à l'œuvre ici mais les manifestations spécifiques d'un processus à plusieurs anneaux de désertification : modernisation urbaine sans projet politique ni limite écologique dans Tlamess ; guerre civile qui avère l'agonie de l'indépendance algérienne conquise de haute lutte mais captive anémiée du parti-État dans Abou Leila.

Le désert est là mais ce n'en est pas un. Le désert est en réalité le mauvais nom d'un « désêtre » qui, comme le définit Alain Badiou, nous empêche d'expérimenter ce dont nous sommes capables. Pour y répondre il faut parfois un désastre – la mort de la mère pour le jeune soldat tunisien, la folie d'un ami dans le film algérien – et tirer de la blessure subie la relève d'un destin consenti. Amor fati. Renaître est une fugue, tout recommencement une ligne de fuite en diagonale des lignes de faille. La forêt de Tlamess comme le Sahara dans Abou Leila s'offrent ainsi comme les espaces privilégiés de la désertion en soustraction de la désertification qui avance, et de la déterritorialisation contre les balises des réflexes normatifs et des scénarios écrits d'avance.

Sorties de route et déprises de tête

La voie première est celle de la loi, celle du père : l’État. Complémentaires, armée et police sont les institutions patriarcales par excellence, les personnages de Tlamess et Abou Leila y sont de fait incorporées. Les autorités symboliques pourtant tournent à vide, diaboliquement : le jeune soldat tunisien profite d'une permission pour déserter et les anciens policiers algériens croient qu'ils le sont encore dans la quête vaine de l'objet de leur vengeance. D'un film l'autre passe et repasse d'ailleurs la même image-symptôme : une tête éclate. Passion acéphale. Perdre la tête pour regarder autrement, faire gicler le regard hors de ses gonds habituels. Les routes respectivement balisées par les exercices militaires et la poursuite policière sont les voies principales de récits qui, tantôt avec un art de rendre cassants les enchaînements (Tlamess), tantôt avec une lente sinuosité souverainement maîtrisée (Abou Leila), vont préférer la sortie de route afin de s'aventurer à ouvrir des chemins buissonniers et traversiers. Comme c'est le marcheur qui, librement, invente sa propre sente. Que les fractures soient nettes et tranchantes (l'usage disjonctif du plan noir chez Ala Eddine Slim) ou que la narration s'abandonne au plaisir digressif des glissements progressifs (la fonction de déréalisation du mixage sonore chez Amin Sidi-Boumédiène), routages et balisages connaissent la déroute. Prendre la tangente consiste alors à substituer à la prise de tête une manière originale de déprise de tête.

Tlamess : maman est morte, papa aussi, famille finie, le déserteur accepte de suivre un devenir-animal, d'abord chien, il sait bien qu'il n'y a plus aucune maison à habiter sinon des appartements-témoins via lesquels transiter comme tombent les peaux mortes, avant que le cimetière en dernier poste de la cité mortifère ne devienne l'avant-poste de la forêt à retrouver, antique « Magna Mater », païenne « Materia » dont le bois est la matière dont les enfants sont faits quand leur naissance est ainsi réinventée. Abou Leila : la route principale de la poursuite vengeresse légitimée derrière l'alibi policier est abandonnée pour le labyrinthe de sable d'une fugue schizophrène, avec l'ami qui mélange tout, les subsahariens du sud algérien et les morts-vivants des films de George Romero, les agneaux du sacrifice abrahamique et les enfants qui leur ressemblent tellement, le terroriste bestial et la bête fauve, et puis l'autre ami qui voudrait bien représenter le pôle de la raison avant de le rejoindre malgré lui dans sa folie. Depuis la marge, désert ou forêt, tout paraît différent, tout semble renouvelé. Il y a des délires qui imprévisiblement ouvrent des fentes sur le chaos : l'allaitement se masculinise au nom de l'enfant qui vient au monde ; le désœuvrement de la vengeance libère ses victimes de l'obligation de reproduire ad nauseam la machine de la guerre civile-incivile.

Slimane Benouari dans le désert dans Abou Leila
Abou Leila (© UFO Distribution)

Sortie de route pour la famille mononucléaire et les normes sexuées, mises en crise et refondées à partir de l'adoption dont la fiction est un mythe qui, bricolé dans une nature retrouvée, en dénaturalise cependant l'idée : Tlamess. Sortie de route pour l'amitié qui échange une obsession paranoïaque contre un délire schizophrène, en s'ouvrant à l'idée que la guerre puisse finir à la condition que l'assouvissement du fantasme vengeur cesse de tempêter sous le crâne de ses victimes fracassées : Abou Leila. Les sorties de route le sont encore avec les conventions bornées du réalisme à tendance psychologique qui domine les cinématographies du Maghreb, au nom d'une proximité esthétique affirmée avec les artistes du cinéma contemporain (Ala Eddine Slim fraie dans des parages diversement fréquentés par Apichatpong Weerasethakul, João Pedro Rodrigues et Vimukthi Jayasundara) ou d'une appropriation redéployée du nouveau cinéma hollywoodien des années 1970 et ses déclinaisons récentes (Abou Leila pense autant à L'Épouvantail de Jerry Schatzberg qu'à Gerry de Gus Van Sant). Les sorties de route le sont enfin, et corrélativement, en raison d'une indépendance économique protégeant le financement des processus de production des pressions étatiques (Thala Films en Algérie, l'alliance de Exit Productions, Still Moving et Inside Productions du côté tunisien).

Bourdons

Tlamess et Abou Leila marchent à leur rythme, à chacun son pas mais, idéalement, ils formerait un couple dyadique quand on les envisage à l'angle du bourdonnement qu'ils suscitent avec leurs moyens respectifs. Les films bourdonnent en effet, enthousiasmants de jeunesse et d'insolence, d'intelligence et de sensibilité. Parfois les ruches ont le souci de cultiver la saveur de leur miel dans un sens explicitement référentiel (avec un surmoi kubrickien et un inconscient tarkovskien pour le tunisien) ou dans celui des explicitations narratives rétroactives (la mise en scène de l'algérien brouille d'un côté ce que, de l'autre, le scénario vient après coup débrouiller). Il n'en demeure pas moins que le bourdonnement insiste, manifeste à l'image dans Tlamess et au son dans Abou Leila.

Il y a dans le film d'Ala Eddine Slim peut-être l'un des plus beaux plans jamais tournés en drone. Grégoire Chamayou après Paul Virilio y a particulièrement insisté : le drone est une machine de guerre qui intensifie à l'ère télé-technologique les agencements militaires de l'optique et de la balistique. Si sa banalisation médiatique et domestique ne doit pas effacer ses fonctions premières de surveillance, de ciblage et de mort à distance, sa réappropriation esthétique peut soutenir des stratégies de piratage offensives dans leur radicalité critique. Dans Tlamess, un plan-séquence tourné de nuit à l'aide d'un drone accomplit dans la banlieue où habite le cinéaste un immense travelling-arrière. Le mouvement part du sommet d'un minaret puis ouvre progressivement le champ sur le reste de la cité, en reliant notamment la pointe de la mosquée à l'enseigne de la banque islamique Zitouna, avant d'effectuer un lent virage à 90° de gauche à droite et d'atterrir à proximité d'un grand feu. C'est un événement, une vision à laquelle participe musicalement le groupe Oiseaux-Tempête. L'œil cyclopéen de la lune inaugurale est désormais remplacé par celui de la tour de contrôle islamique comme l'œil paranoïaque de HAL 9000, autre expression monumentale de la Loi du Père qui associe en particulier Dieu et le Capital, ces deux nuances de vert. Le mouvement aérien est aussi reptilien, c'est une corde destituant la colonne vertébrale de la Loi et sa queue est une pointe de feu qui indique la voie à suivre, inverse au sens de l'écriture arabe : l'horizon est celui d'une transcendance à brûler, peau morte et tombée, pour la réinventer dans le seul sens de son immanence. Gaston Bachelard a bien parlé un jour de « trans-descendance ».

Les courts-métrages d'Amin Sidi-Boumédiène nous y avaient habitués, en particulier L'Île (2012), essai intrigant de science-fiction qui mobilise l'univers de Jules Verne et l'imaginaire post-apocalyptique pour renverser les logiques migratoires nord-sud(3). Le bourdonnement s'y fait déjà sensible, avec la musique « ambient drone » de Steven Wilson qui rappelle aux amateurs de plongée sous-marine les acouphènes auxquels ils sont habitués. Le drone signifie d'abord en anglais l'abeille mâle ou faux bourdon. Outre le dispositif volant téléguidé, drone qualifie en musique contemporaine, minimaliste, post-rock ou bruitiste, un type de bourdonnement résultant entre autres du privilège des longues plages, du bidouillage des basses fréquences, ainsi que des faibles variations harmoniques. Les bourdonnements réitérés pourraient autant exprimer le bourdon mélancolique d'un jeune cinéaste dans ses rapports compliqués au pays natal (Amin Sidi-Boumédiène est aussi musicien et le monteur de son film), qu'entrer en résonance avec le piaulement kafkaïen que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont reconnu dans La Métamorphose (écrit en 1912, publié en 1915). Piaulement que l'on croirait encore entendre différemment, en écho profond avec la toux qui ravageait la poitrine du tuberculeux Franz Kafka, dans un récit inachevé écrit six mois avant sa mort et intitulé Le Terrier (écrit en 1923, publié en 1931). Le bourdonnement n'est une mélancolie lancinante qu'à faire entendre non seulement l'obsession vengeresse mais aussi les déchirements qu'il y a étymologiquement dans toute lancinance. La guerre civile, son incivilité est un poison insinué dans les corps, qui lacère le cerveau au point de ne plus arriver à distinguer le réel de l'imaginaire (la démence est psychotique). Ses crocs venimeux ouvrent des anfractuosités dans nos cavités, jusqu'à voir dans le massacre des enfants la répétition macabre et foireuse du sacrifice abrahamique (l'hallucination schizophrénique déchire le regard quand son voile offusque d'aveuglants archaïsmes). Le bourdon est un monstre du dedans, un serpent qui part du ventre et remonte dans l'oreille pour vous étrangler, un fauve qui de l'intérieur vous met en charpie.

Descendre dans le souterrain

Le bourdonnement invite à entendre nos cavités propres, à reconnaître nos cavernes intérieures, à faire au droit au souterrain comme à y descendre souverainement. Descendre dans le souterrain, c'est l'apanage des grands héros classiques, Gilgamesh, Orphée, Ulysse, Énée, Jésus. La catabase reste encore l'affaire des modernes, le Dante de la Divine Comédie (1307-1321), le professeur Otto Lindebrock, Axel et Hans Bjelke dans Voyage au centre de la Terre (1864) de Jules Verne. Plus récemment encore dans la meilleure des séries télévisées avec Dale Cooper et Kevin Garvey(4). Descendre dans le souterrain n'est pas rien pour l'amateur du cinéma qui, sans le savoir peut-être, répète pourtant le geste de ses illustres aînés consistant à affronter les limbes et à en revenir profondément métamorphosés, transformés à jamais par la découverte de ses secrets les mieux gardés, de ses fantasmes les plus inavoués.

Dans Tlamess, le plan-séquence en drone part des hauteurs dominées par la religion musulmane, puis descend un niveau plus bas subjugué par la religion de l'argent prouvant l'affinité profonde de l'islam avec le monde occidental, avant de virer à l'inverse du sens de l'écriture classique puis se poser sur une terre incandescente, embrasée. Voler, bifurquer, atterrir, brûler : le déserteur fuit la police militaire qui lui tire dessus et le blesse au bas du dos, nu et claudiquant il marche et traverse un cimetière liminaire avant la forêt que chauffe au loin l'aurore. C'est l'autre plan-séquence saisissant du film d'Ala Eddine Slim et Oiseaux-Tempête est toujours aux manettes des orages électriques qui tonnent à l'intérieur du personnage comme ils crèvent au-dessus de sa tête. Le devenir-chien kafkaïen cesse alors, le déserteur réinventé ailleurs, doté d'une nouvelle peau désormais. Devenu ermite barbu, l'homme des bois ouvre son étrange cahute à une bourgeoise enceinte et désœuvrée ne sachant que faire de l'être vivant qui est alors en train de se former à l'intérieur de son corps. Une étrange cahute en effet, construite sur un plan surélevé tandis qu'à l'intérieur on y descend. Une sphère de métal et de bois, une bulle de terre et d'eau : une poche amniotique. Monter, descendre, remonter, redescendre : la verticalité est une branle immanente et érotique dont le film porte l'écume, dédié à une maternité universelle qui allège les femmes tandis que les hommes prennent plaisir à en mythifier le fardeau. L'enfant qui vient, décidément une histoire de « trans-descendance ».

Slimane Benouari fusil à la main dans Abou Leila
Abou Leila (© UFO Distribution)

Dans Abou Leila, la quête du terrorisme s'ensable. L'ami qui tient à garder la tête froide pète un câble quand son ami, la tête flinguée par un éclat de la guerre intérieure, se perd dans le dédale toujours plus caverneux de l'indiscernabilité entre fantasme et réalité, et dont certains coulissements résistent encore à la distinction tranchée. Parce que l'amitié commande au premier de suivre le second aux confins du monde. À l'endroit où les touaregs qui ont un idiome à eux, le tamasheq minorisé par l'hégémonie de l'arabe, incarnent un sens de la civilité perdue par les gens du nord (qui, le nord, l'auront justement perdu). Où la traque d'une chimère recoupe non seulement celle d'un vrai guépard du désert mais la découverte de la bête tapie dans l'ombre des victimes qui perdent la tête à vouloir reproduire contre leurs bourreaux le geste mimétique des bourreaux. Malheur à qui abrite un désert mais, au poison du désert intérieur, répond le remède pharmacologique du désert extérieur. La confusion aura été réelle, celle de tout un peuple s'entre-déchirant, désorienté par les massacres insensés commis par des terroristes fanatiques, les exactions d'un État paranoïaque et des médias aux ordres qui ont moins de gêne à montrer des corps mutilés qu'en train de baiser. Cette confusion, Amin Sidi-Boumédiène en rejoue différemment la scène. Le réalisateur algérien a notamment trouvé dans le cinéma de genre hollywoodien les diverses ressources, narratives et plastiques, permettant de montrer comment les failles de la guerre in-civile creusent des fêlures jusque dans les plis les plus intimes des êtres.

Sortir par le serpent

Prêter l'oreille aux caverneux bourdonnements, c'est comme Ariane aux petites oreilles inviter Thésée à trouver l'issue de sortie d'un dédale qui est le produit d'une descente d'organes du cerveau dans le ventre, entraînant la confusion du mental et du viscéral, de l'organique et du minéral. Dans les profondeurs labyrinthiques du dedans, il y a des monstres et des chimères, à la fois la bête fauve intériorisée jusqu'à la folie, le vrai prédateur du désert et une métaphore qui revient de l'épopée mésopotamienne de Gilgamesh, le plus ancien récit connu dont le spectre semblerait être communément partagé par Tlamess et Abou Leila. Avec l'âne sauvage des collines, le léopard du désert est effectivement l'image de l'ami perdu pour le roi Gilgamesh endeuillé de la perte de son double placentaire, de son frère, de son autre lui-même, Enkidu. C'est la perte de l'ami qui engagera le héros à s'aventurer dans les confins du monde et y expérimenter, en quête de l'immortalité, la première catabase connue en littérature. Dans le film d'Amin Sidi-Boumédiène, le reptile aura mené au félin comme l'exergue citant Le Mariage du ciel et de l'enfer (1793) de William Blake précède un conte pour enfant raconté à son garçon par sa maman qui est une reprise de la parabole des « Trois métamorphoses » ouvrant Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) de Friedrich Nietzsche. Au début : « À présent le serpent rusé chemine / En douce humilité, / Et l’homme juste s’impatiente dans les déserts / Où les lions rôdent ». À la fin : « Je vais vous dire trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant ». De A à Z, Abou Leila.

L'amitié aura engagé de descendre dans le souterrain avant de renouer avec le désert où les vieux chameaux du cinéma et de la révolution reculent devant une jeunesse de lion annonçant la relève aurorale des enfants. Comme est émouvante alors la contemporanéité d'un film comme celui d'Amin Sidi-Boumédiène avec le grand soulèvement populaire du Hirak, ce nouveau matin algérien(5). Descendre dans le souterrain pour préférer à la transcendance la « trans-descendance », et le désert s'ouvre alors à qui sait avec le nouveau matin pouvoir tout recommencer. Tout refleurit, tout reverdit, Tlamess ne le sait pas moins qui refait pour la dernière fois après Akher Wahed FinaThe Last of Us (2015) le parcours athlétique du sud au nord, des mines de phosphate de Gafsa aux forêts ensorcelées de Jendouba(6). La remontée est serpentine, elle s'incarnera encore dans un serpent gigantesque et mythique, gardien du lieu et double mythique de l'ermite maternel, démon de la forêt comme Humbaba dans l'épopée de Gilgamesh. Le serpent succède ainsi au chien avant de délivrer au pied de la chute d'eau, son écume l'emportant au départ en mer un temps envisagé, le nouveau-né. L'enfant de la nouvelle naissance. Le bébé est alors retrouvé par son géniteur mais seulement en acceptant de considérer qu'il n'en est que le père adoptif. Et, partant, lui-même un adopté. Les liens du sang sont rompus comme le cordon ombilical est tranché par le couteau. L'adopté est celui que, par extension, tous nous sommes et nous l'avions oublié depuis que nous sommes sortis de la forêt en ne cessant plus depuis de l'incendier. Contrairement à la genèse qui est derrière nous, l'origine est devant nous : le désert, la forêt.

On ne l'a toujours pas dit, on le gardait pour la fin mais le nom du héros de Tlamess comme celui de l'ami fracassé de Abou Leila se réduit exactement à une lettre, significativement la même : S. Il est beau que les films respectifs d'Ala Eddine Slim et Amin Sidi-Boumédiène tirent la lettre serpentine du côté des zébrures élémentaires – d'est en ouest, de Zarathoustra au yaz du tifinagh, l'alphabet amazigh (ⵣ est la dernière lettre, celle des hommes libres pour les peuples berbères).

Faire la peau, en changer

À l'occasion d'un flash-back, on apprend dans Abou Leila que S. a cependant eu un nom, Boumaza. Soit l'homme à la chèvre. Boumaza est un nom qui a été réellement porté par un grand résistant autochtone à la colonisation française de l'Algérie dans les années 1840. S. comme Slim, comme Sidi-Boumédiène. Comme S. blessé qui claudique avant de se métamorphoser dans Tlamess, comme S. à l'esprit traversé par la fêlure de la guerre intérieure, Boumaza est un nom boiteux. Le nom est en effet divisé entre patronyme et surnom, entre la figure historique de la résistance et le caprin qui fait signe vers le bouc mythique, le tragos au fondement de la tragédie qui est au centre d'un court-métrage d'Amin Sidi-Boumédiène, Serial K (2014).

Dans les failles du présent, battent les rapports conflictuels de l'histoire et du mythe, de l'épopée et du tragique, du réel et du possible, du réalisme et de l'imaginaire, du pouvoir et de la puissance. Ce sont de tels battements qui permettent à des cinéastes aussi jeunes et héroïques, persévérants et inspirés qu'Ala Eddine Slim et Amin Sidi-Boumédiène de savoir changer de peau (à l'intérieur des frontières de leur cinématographie nationale respective comme à l'intérieur même de leur propre film). Changer de peau et faire dans la foulée la peau à quelques pesants impensés (la famille, sa nature et ses divines lois dans Tlamess ; la guerre intérieure, ses fractures intimes et l'époque de son achèvement auroral avec Abou Leila).

Tourner le dos à la nuit quand elle se dit le père du crépuscule (c'est la signification de Abou Leila), c'est renouer avec nos puissances comme des sortilèges (c'est le sens de Tlamess). C'est sortir de nos dédales désertiques pour accoucher de nouvelles forêts, composer de nouveaux rituels, accueillir de nouvelles aurores. C'est avoir dans les yeux la lueur de l'orient rieur comme rient les enfants. L'émotion ressentie face à de pareilles mues cinématographiques compte parmi les belles choses dont on se souvient encore le plus avant que nous soit tombé dessus le coronavirus. D'autres mues que l'on désire aussi émouvantes seront nécessaires quand s'imposera le temps d'après.