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Otis (Asa Butterfield) et Eric (Ncuti Gatwa) devant le lycée dans Sex Education
Rayon vert

« Sex Education » : Ouvrir les bonnes portes

Guillaume Richard
Une des originalités de « Sex Education » consiste à utiliser les portes comme un motif esthétique récurrent. Les personnages les poussent avec la curiosité des premiers explorateurs, tantôt avec joie et désir, tantôt pour se rattraper et s'excuser, tantôt encore pour vérifier qu'un possible, aussi incertain soit-il, puisse se réaliser. Jusqu'à rencontrer l'épiphanie.
Guillaume Richard

« Sex Education » (Saison 1 et 2), une série TV Netflix créée par Laurie Nunn

Plus encore que son atmosphère chaleureuse et romantique, son ton bienveillant et la liberté avec laquelle elle aborde la sexualité, une des originalités de Sex Education consiste à utiliser les portes comme une structure narrative et un motif esthétique récurrent. De nombreuses scènes importantes se déroulent en effet sur le seuil des maisons. Elles peuvent également être organisées, dans l'espace, par une entrée ou une sortie de porte. Il y a la chambre d'Otis dans laquelle pénètrent par erreur les amants d'un soir de sa mère et à laquelle sera fixé un verrou qui ne tiendra pas longtemps ; celle de la caravane de Maeve où défilent les Roméo et se déroule l'arrestation de la mère de la jeune femme ; celles de la maison impénétrable d'Eric mais aussi de Jackson qui, une fois rentré, doit affronter ses deux mères exigeantes ou celle de l'excentrique Lily, qui embrasse pour la première fois Ola devant chez elle ; il y a encore la porte du bus qui traumatise Aimee ou celle, défectueuse, du magasin où travaillent Adam et Ola. Citons encore celles du bureau et de la maison du directeur Michael Groff, deux portes où les mêmes règles sont d'application (spécifiquement pour son fils, Adam).

Beaucoup de portes s'ouvrent et se referment, tantôt avec curiosité et désir, tantôt pour se rattraper et s'excuser, tantôt encore pour vérifier qu'un possible, aussi incertain soit-il, puisse se réaliser. Elles traduisent le mouvement invisible d'une sorte de ballet où les personnages tentent de trouver ce qui leur convient le mieux, dans la vie et en amour. Le plus souvent, ils commencent par se tromper, comme Otis qui pense être amoureux d'Ola, Maeve de Jackson ou Eric de Rahim. Trouver les bonnes clés et la bonne personne, frapper à la bonne porte et faire sauter les bons verrous, reste toujours un peu l'affaire du hasard. Sex Education débute d'abord comme une sorte d'utopie — une sexotopie dirons-nous — qui va progressivement s’effriter tout en conservant son noyau fantasmé (le sexe idéalisé et pornographique). Dans les premiers épisodes de la saison 1, on a l'impression de pénétrer dans un monde orgiaque où tout le monde baise avec tout le monde, jusque dans les buissons du lycée. Enfin presque tout le monde : ceux qui ne sont pas suffisamment cool, à l'instar d'Otis et Eric (même si celui-ci, qui est gay, est en minorité au lycée), ne participent pas à l'orgie, ce qui crée un effet de distance et rend irréelle la sexotopie, qui peut agacer (ou qu'on peut jalouser). Celle-ci semble construite sur les bases d'un sexe froid et mécanique, fait de multiples plans d'un soir, de baises alcoolisées et de sauteries à l'arrière des voitures, préservant les corps de toutes affections réelles et de réorientation existentielle.

Otis (Asa Butterfield) et Maeve (Emma Mackey) assis sur un banc au lycée dans Sex Education
© Sam Taylor - Netflix

Sex Education s'intéresse à une bande de lapins en chaleur qui découvrent les aléas de la sexualité, la joie qui l'accompagne, mais aussi, de manière plus classique, à toutes les difficultés et les bizarreries qui peuvent lier les individus entre eux. C'est lorsque Otis (qui est puceau) et Maeve débutent leurs séances de sexologie auprès des autres élèves que la sexotopie de Sex Education commence à se démanteler. L'utopie laisse place à un cabinet de curiosités qui sont autant d'événements qui vont faire comprendre aux personnages qu'ils ne frappent pas toujours à la bonne porte. Chaque porte poussée contient un nouveau monde affectif pour les personnages qui s'y (re)trouveront ou non. Après avoir doigté Ola à l'aide d'une théorie fumeuse, Otis apprend qu'il faut d'abord écouter son partenaire, mais rien n'y fera, il se persuade d'aimer une fille pour laquelle il n'a pas de sentiments. La sapiosexualité de Maeve (terme à la mode qui semble convenir ici), plutôt que sa supposée "sexualité de trainée", se révèle en même temps que sa personnalité complexe. La superficialité apparente d'Aimee évolue elle-aussi après l'agression sexuelle dont elle a été victime dans le bus, elle qui découvrit auparavant, tout comme Otis, les joies de la masturbation. De brute sans âme, Adam Groff découvre son homosexualité et une once d'humanité à force de se prendre des claques en pleine figure. Ola, quant à elle, incarne le personnage le plus pragmatique de la série, elle rompt avec Otis puis elle se met à désirer Lily après avoir rêvé d'elle à plusieurs reprises. Enfin Eric, dont le cœur balance entre Adam et Rahim, éprouve la difficulté de choisir entre deux formes d'amour.

La déconstruction progressive de la sexotopie par l'intensité des événements qui structurent le récit n'est ni castratrice, ni révélatrice d'un trouble caché ou d'une vérité jusqu'alors inconnue. Ce sont des moments où les personnages se mettent à pousser les bonnes portes avec la joie et la curiosité des premiers explorateurs. Leur singularité évolue de manière buissonnante. Épaissir les personnages représente bien sûr un des principes fondamentaux de toute bonne série TV. Dans Sex Education, ce remplissage fonctionne par à-coups et dépend des portes qui s'ouvrent et se ferment. Une bonne porte poussée apporte une joie innommable — on pense au rire d'Eric ou à l'amour presque béat que porte Jackson à Maeve, sans parler de l'éveil à la vie progressif d'Otis — tandis qu'une impasse peut révéler une fragilité qui se mue en solitude existentielle : Sex Education montre aussi comment les personnages peuvent parfois se retrouver seuls quand ils se sont trompés de portes ou qu'ils n'arrivent pas à outrepasser le seuil, comme l'amour délicat et dans un premier temps secret que porte Maeve à Otis, dont on mesure la réalité lorsque celle-ci, dans une très belle épiphanie inattendue(1), saisit un pull qu'Otis a oublié chez elle pour sentir son odeur (à la fin de l'épisode 6 de la saison 1). À ce moment, on se dit que Sex Education n'existe que pour l'intensité de ce plan qui est la véritable clé de voûte des deux premières saisons. De manière générale, les personnages de la série essayent de jurer fidélité, tant bien que mal, à leurs épiphanies.

Il est amusant de constater que Sex Education ouvre bien plus de portes que Locke & Key, la série fantastique sur laquelle Netflix a beaucoup misé en ce début 2020. Et par rapport à sa sœur jumelle sombre(2), Euphoria, créée par Sam Levinson pour HBO, elle représente la face colorée et bienveillante d'un même instantané sociologique, sans pour autant être niaise malgré ses imperfections et la fin de la saison 2 franchement ratée. Sex Education a la fraicheur des matins radieux où rien n'inquiète vraiment si ce n'est le désir de plaire et d'aimer. Beaucoup d'épisodes commencent au lever du jour et au petit déjeuner avant de suivre Otis et Eric en vélo sur le chemin de l'école. Euphoria plonge quant à elle dans les dédales de l'esprit noir de Rue, une ado droguée en rémission qui ne parvient pas à décrocher. La structure narrative de la série obéit au chaos de ses pensées, certains épisodes se confondant avec des trips éveillés (celui du parc d'attraction, par exemple). Tandis qu'Euphoria parle de la pulsion de mort qui peut détruire ceux qu'elle traverse, Sex Education raconte le premier âge d'or d'adolescents aussi agités que des spermatozoïdes lancés en pleine course vers la "bonne porte".

Notes[+]