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Les Fabelmans au cinéma quand Sam est enfant dans The Fabelmans
Critique

« The Fabelmans » de Steven Spielberg : Le trou noir d'Œdipe

Des Nouvelles du Front cinématographique
De quoi The Fabelmans est-il le film ? La grande fable du génie précoce du cinéma adoubé par le maître John Ford est une fable amoindrie sur les pouvoirs du cinéma. Le plus grand chapiteau du monde coincé dans la lorgnette du nombril d'Œdipe, moins l'ombilic du cinéma que ses limbes. Le blockbuster qui fait exploser le quartier y a déposé des trous d'enfance et du trou noir est sorti un Hamelin du troisième type qui a tiré d'un trauma d'enfance ordinaire l'autorisation de confiner les enfants dans leur chambre, tenus à l'amour de leur kidnappeur, ce capitaine Crochet. Une fois fait un sort au syndrome de Stockholm, les symptômes peuvent capitonner une histoire de la cinéphilie qui, de contre-culture, est redevenue l'arme des colons qui se font aimer de leurs colonisés. L'enfance est captivée afin d'être convertible en très lucrative puérilité.

Révisions à la maison
(avant l'invasion de Mars)

De quoi The Fabelmans est-il le film ? La grande fable du génie précoce du cinéma adoubé par le maître John Ford est une fable amoindrie sur ce que peut le cinéma, le plus grand chapiteau du monde, rabattue dans la lorgnette du nombril d'Œdipe. Le cinéma de Steven Spielberg est deux fois révisionniste. On y révise en premier de la classe les grands classiques pour une révision à la baisse de leurs forces critiques. La démiurgie n'est plus disposée à l'ouverture d'un horizon (c'est pourtant la leçon fordienne), mais vouée à sa révision réductrice dans l'espace de la maison (c'est sa révision spielbergienne, sa domestication en miniature). La réduction a pour dernier trou celui, régressif, d'une analité dont le triomphe a sonné avec E.T. (1982), l'étron spécial avec pour poster une Lune publicitaire et pour étoile du berger une blague qui dit la vérité (l'E.T., d'où vient-il ? D'Uranus bien entendu !).

La révision aura connu son acmé, qui est un intolérable point de non retour, avec La Liste de Schindler (1993). Le grand spectacle s'y ingénie à accourcir le judéocide nazi en une histoire de sauvetage, de justes et de douches qui ne tuent pas et dont l'aboutissement est la fondation d'Israël en nouvelle maison des Juifs. La judéité avait déjà ce pouvoir de faire jaillir de l'Arche d'alliance les fantômes cartoonesques réduisant en bouillie les nazis. C'était en 1981 dans le premier volet des aventures d'Indiana Jones, l'André Malraux des lecteurs du journal de Mickey que nous avons été en rêvant alors de devenir archéologue. Le pilleur de tombes qui en « sauve » le trésor n'hésite jamais à en dévaster le site, pourtant aussi précieux sur le plan archéologique. Mais l'aventure n'a pas d'égard pour ce genre de précautions. C'est d'ailleurs, peu ou prou, la même chose avec un autre ami de notre enfance, Tintin, qui, dans le film d'animation que lui a consacré Spielberg et a contrario des aventures originales de Hergé, vire en gamin puéril dont le plaisir immense et régressif consiste à tout dévaster autour de lui, comme un Attila de bac à sable (Les Aventures de Tintin : Le Secret de La Licorne, 2011). On sous-estime que, dans le titre original du premier Indiana Jones, les « Raiders of the Lost Ark » sont les agents d'un raid sur l'arche perdue du cinéma. Plus tard, l'archéologue au lasso et look de Charlton Heston dans Sous le plus grand chapiteau du monde (1952) de Cecil B DeMille, premier doudou, se confronte au Graal pour se réconcilier avec son père (Indiana Jones et la Dernière Croisade, 1989), avant de refuser à son fils le chapeau consacrant l'autorité de qui le porte telle une couronne (Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal, 2008). Les soucoupes volantes se seront à cette occasion invitées encore une fois à la fête, on ne se refait pas. On ne s'en débarrasse pas comme cela dès lors que les ovnis participent aussi à la métonymie des élections royales et des têtes couronnées (Rencontres du troisième type, 1977).

Réviser c'est donc pour Steven Spielberg tout passer à la moulinette du grand spectacle à l'ère informatique. Le blockbuster fait exploser le quartier (c'est le sens même du terme) et ses ruines faramineuses ont pour destination finale la vitrine des produits dérivés, les programmes télévisés, les jeux vidéo et la collection monomaniaque des jouets. Le retour à la maison est un royaume des fils, des pères et des transmissions unilatérales parce que chacun doit rester à sa place. Alors, imaginez un peu, si maman jouit avec le meilleur ami de papa en cachette, comme dans The Fabelmans, c'est une catastrophe. Une apocalypse. C'est la tornade qui fait d'abord l'émerveillement des enfants, avant de valoir comme éclair et signe annonciateur de futures invasions martiennes (La Guerre des mondes, 2005).

The Fabelmans est un film révisionniste et le plus terrible est que la révision a pour objet l'enfance de Steven Spielberg elle-même. L'autoportrait révisé au miroir flatteur de la fiction est un conte moral dédié à ceux qui ne sont jamais aussi bien servis que par eux-mêmes. Le film raconte en effet comment tout aura toujours réussi à son auteur, entre un père qui est un pionnier de l'âge de l'ordinateur et une mère qui aurait dû être un avatar féminin d'Arthur Rubinstein. C'est la fable des héritiers qui doivent justifier de leur héritage en le lestant de douleurs, allant jusqu'à 5.000 ans d'histoire d'une judéité revancharde quand le film amateur de la fête de relâche du lycée est un exercice vachard où la glace à la vanille devient de la fiente souillant le visage de bêtes blondes et antisémites comme revenues des Dieux du stade. Impossible de ne pas penser à Jaws : sur la plage de sable fin, rôde un requin, un monstre de matière grise qui s'apprête à engloutir les rires sous une vague de panique. Impossible aussi de ne pas songer à la fin des Aventuriers de l'Arche perdue : le film amateur c'est l'Arche d'alliance dont la lumière s'abat sur la tête des vilains. Un cinéaste de 76 ans a encore des comptes à régler avec les gros bras du lycée. Mais le ressentiment a connu pour foyer originel les parents et les comptes se doivent d'être apurés.

La cinéphilie des familles
(les nenfants de Peter Pan-pan cucul)

Pour Serge Daney, la cinéphilie est une histoire d'orphelins têtus et de familles choisies(1). On ajoutera que c'est aussi une histoire d'adoptions et de parentés d'élection. Il y a eu un anti-familialisme radical de la cinéphilie. La cinéphilie a été une contre-culture qui a fait un bout de chemin avec l'hypothèse d'une contre-société (le communisme), avant de se séparer quand les années 70 (la décennie du gauchisme finissant) ont mué en années 80 (la décennie de la publicité triomphante). Les cinéphiles qui cherchent dans les images les bons plans qui pourraient réarmer le bon vieux couple œdipien de papa-maman sont vraiment les nenfants légitimes de Steven Spielberg.

Avec Steven Spielberg, s'impose un tournant dont on n'a pas fini de mesurer les effets : la cinéphilie n'est plus une contre-culture critique, mais l'objet d'une normalisation culturelle qui a deux conditions, l'infantilisation du public et la famille refondée contre ses critiques. Il faut revoir à cette aune 1941 (1979) qui est son grand bide commercial, le Pearl Harbour qui a bien failli lui bousiller sa carrière, pour saisir ce que son auteur aura retenu de cet échec : 1941 est son seul vrai film des années 70, sardonique comme du Mel Brooks ou du Monty Python, ironique jusqu'à l'auto-parodie. L'erreur ne se reproduira plus. On ne révise pas l'Histoire en moquant indûment ses leçons. Alors est apparu le conservateur pieux des mémoires sacrées qui préfèrent aux violences historiques qui font mal des larmes consolatoires. Des eaux lustrales qui coulent en abondance pour tout nettoyer, jusque dans les douches d'Auschwitz-Birkenau en lieu et place du Zyklon-B (La Liste de Schindler).

Sammy Fabelman donne au fond raison à son Gepetto qui se reconnaît en sa marionnette parce qu'il a encore une fois l'opportunité de retomber en enfance, avec en poche l'ultime doudou qu'est le syndrome de Peter Pan. Moyennant quoi, la puérilité est le crochet revanchard du Capitaine Spielberg (Hook, 1991). Mais, cette fois-ci, dans The Fabelmans, Neverland c'est l'enfance même de Spielberg retraduite en spectacle spielbergien, le lieu d'un trauma (maman jouit sans papa et moi le fils le sais avant lui) et de sa réparation (la jouissance est la matière primordiale du spectacle et son cadrage, le scénario de sa domestication accordant à papa un pardon longtemps retardé). Parmi tous les enfants spielbergiens, on reconnaîtra sans peine Damien Chazelle, l'élève qui a retenu de son maître l'idée que le spectacle est ce monstre qui s'attrape au lasso du sublime dont l'analité est le fondement. La jouissance est sale, souterraine, hystérique ; sa sublimation, l'écran humecté de larmes pop et consensuelles. Univoque en étant purgée de ses antagonismes, l'histoire du cinéma aboutit en digest sous hégémonie hollywoodienne.

Sam filme sa mère pour son film de camping dans The Fabelmans
© Storyteller Distribution Co.

Sammy, lui, a les yeux grands ouverts. Affublé d'affreuses lentilles vertes, l'acteur Gabriel LaBelle a le regard qui tue, déjà en ne retenant des films vus que des séquences expurgées de leurs figures (Sous le plus grand chapiteau du monde) ou réduites à des archétypes (L'Homme qui tua Liberty Valance). Un raccord de The Fabelmans claque comme le lasso : Sammy enfant porte une petite caméra ; adolescent c'est un scorpion qu'il tient entre les doigts. Sammy possède un grand pouvoir, celui de piquer au vif la vérité, des amours secrètes de sa mère à la vulnérabilité de la brute épaisse du lycée. C'est un gagne-tout qui remporte même l'Oscar du trauma enfantin dès lors qu'il récompense la résorption du cinéma en règlement narcissique des conflits scolaires et domestiques. Les nenfants de Peter Pan le saluent bien bas aujourd'hui d'avoir su tirer du cinéma un moyen spectaculaire de faire papan cucul. La dithyrambe est une gerbe offerte au premier des premiers de cordée, on patauge en pleine macronie.

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Avec The Fabelmans, Steven Spielberg raconte son secret de polichinelle et tout indique qu'il cherche à signer son chef-d'œuvre autant que son film le plus intime qui reviendrait sur ce qui a fait de lui le cinéaste le plus populaire au monde. Mais est-il ici sincère et lucide à la fois ? Ou bien assume-t-il le fait d'être un fabulateur ? Deux séquences de The Fabelmans, toutes deux liées à ce complexe d'Oedipe lourdingue que nous décrivons dans ce texte, en disent long sur un cinéaste double-révisionniste adepte du lissage.

La première scène se déroule au moment où Sam monte le film de camping. Il découvre que sa mère est amoureuse de Bennie et tire deux films, un pour le repas familial, un second cruellement destiné à sa mère. Il ne faudrait pas voir ici une référence à l'adage "un film personnel, un film pour les studios" car ce qui frappe d'abord est le dégoût que provoque la découverte de ce réel. Choqué, Sam refuse de voir ce que le cinéma, ce médium qu'il aime tant et dont il veut en faire un métier, lui a révélé. À ce moment précis, c'est comme si Steven Spielberg choisissait définitivement sa voie en refusant de faire des films qui s'encombrent de trop de réel au profit d'un cinéma lisse et divertissant principalement travaillé par le conflit oedipien et l'échec des relations parentales. Autrement dit, les films de Spielberg auront toujours quelque chose à voir, de près ou de loin, avec un sentiment d'abandon et il faudra autant que possible éviter de heurter les gens lorsqu'ils se rendront dans une salle de cinéma. Bien sûr, il signera des films plus sombres (ses meilleurs d'ailleurs), mais il sera un fabulateur-artificier, le père-responsable du blockbuster et le nigaud irresponsable d'un des films les plus insensés qui soit, La Liste de Schindler. 

La seconde séquence édifiante est celle de la mère qui danse durant les vacances en camping. Bennie demande à Sam de filmer ce moment sauf que le garçon affirme "qu'il n'ya pas assez de lumière". Les phares de la voiture sont alors allumés et Sam commence à filmer cette scène centrale de The Fabelmans. Celle-ci montre que sans lumière(s), Spielberg ne saurait pas filmer. C'est logique puisque sans lumière, il serait difficile de distinguer quelque chose à l'image, mais est-ce que tout ce qui est sombre et non-éclairé doit rester hors-champ ? Voici bien une profession de foi : si rien ne peut briller dans la lumière alors tout est voué à rester dans l'ombre. Spielberg filmera peu l'ombre et c'est ce qui constituera justement les meilleurs moments de son cinéma. Spielberg est un cinéaste de la lumière (elle irrigue tous ses films, bien sûr) et des lumières (celles des OVNIS, etc). Le réel et l'ombre ne sont pas son affaire. Le divertissement et l'enjolivement sont bien plus rassurants.

G.R

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Hamelin du troisième type
(les trous d'enfance du blockbuster)

Préparer dès les années 70 aux sons et lumières de la décennie suivante, c'est à grands renforts de moyens faire l'enchantement des enfants à qui l'on glisse à l'oreille de garder la chambre gentiment. Nous avons été ces enfants, jusqu'à ce que la cinéphilie nous invite à sortir de notre chambre pour les salles obscures qui n'en sont pas l'extension avec effets de boucle rétroactive, mais l'abri d'une promesse que le monde est plus grand que nous, et désirable à ce titre. Le cinéma de Steven Spielberg, souverain d'un Hamelin d'un nouveau genre (le troisième type bien sûr, après les frères Grimm et Jacques Demy), est un monument saturé des ruines d'une enfance confinée. Ready Player One (2018) tient à cet égard de l'aveu : le monde merveilleux de la pop culture a pour réel la bidonvillisation du monde et le processus continue avec le remake de West Side Story (2021). L'espace secret du jeu vidéo est la crypte d'une image gardant le secret de son concepteur éternisé, soit un gosse zombifié par sa consommation solitaire de produits culturels à haute toxicité. Ce gosse, nous l'avons été aussi et la cinéphilie a été une cure de désintoxication qui eu pour pharmacie une cinéphilie de combat. Cette économie de l'addiction, Spielberg avoue y avoir plus que contribué et le YouTube Game en est l'un des récents développements, un espace communautaire pour monades solitaires dont on voudrait croire qu'il n'a rien à voir avec les Alcooliques Anonymes. Le Hamelin du troisième type, patelin et postmoderne, aura réussi à nous reclure dans les quartiers de notre chambre, nous les enfants confinés d'une enfance manufacturée en posters et coffre à jouets.

Il y a une histoire de Carlo Collodi qui, longtemps déjà, nous avait averti de tout cela. Mais le vrai maître de Spielberg, son maître caché qui n'est ni Ford, ni Hitchcock, ni même DeMille mais bien Disney, est le surmoi obscène qui a réduit Pinocchio au petit garçon n'ayant pas d'autre vocation que de faire la joie de son papa. Pinocchio, c'est quand même l'épisode du Pays des Jouets, celui d'une immaturité organisée et plus les enfants sont captifs, plus est rentable leur captivité. Disneyland, mon vieux pays natal (2001) d'Arnaud des Pallières a montré comment ce trésor de récits a été l'objet d'un grand rapt culturel dans les parcs de loisir, ces camps de remplacement. Revoir La Prisonnière du désert dans cette perspective orphique-là (on va en enfer pour y sauver les dragons et princesses de notre enfance), qui est aussi Homère revu par Godard et Lang avant l'heure (le monde s'offre à qui ne rentrera jamais à la maison). Un jour viendra, peut-être, où cessera l'OPA sauvage sur notre enfance. Ce jour-là appartiendra aux colonisés quand ils se soulèveront contre les industries culturelles qui, depuis tellement longtemps, font grand profit à exploiter leur imaginaire pour en épuiser la fertilité.

Le nombril d'Œdipe est moins l'ombilic du cinéma que ses limbes. Le blockbuster fait exploser le quartier mais c'est pour y déposer des trous noirs d'enfance. Le Roi pêcheur, cette figure du cycle arthurien qui hante Indiana Jones et la Dernière Croisade et Ready Player One, montre la blessure au flanc d'un souverain de terres vaines qui se refuse cependant à ce que Perceval en assure la relève (Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal). La virtuosité et les grands moments réussis ont nourri la captivité amoureuse, jusqu'à ce que s'évanouissent ensemble le syndrome de Stockholm et celui de Peter Pan, le double crochet du capitaine. Là encore, Steven Spielberg est un cinéaste qui ne ment jamais, d'une incontestable sincérité, quand, à l'entame fracassante de West Side Story, il établit la connivence sororale de la caméra sur grue et de la boule d'un chantier de démolition, le ghetto urbain des ados délinquants en proto-parc à dinos (Jurassic Park, 1993).

Il y a un dinosaure dans la dernière séquence de The Fabelmans, c'est John Ford joué avec force par David Lynch. L'adoubement prend la forme d'une leçon donnée avec rudesse. L'horizon est intéressant quand il est filmé en haut ou en bas, jamais au milieu. Le recadrage faussement hésitant du dernier plan, avec Sammy qui part au fond du champ où rayonne déjà sa gloire, ne montre pas que la leçon a été apprise, c'est même tout le contraire. Parce que papa-maman panpan-cucul n'a jamais, mais jamais été l'horizon du cinéaste qui s'apprête alors à tourner Frontière chinoise (1966).

Le père à sa place
(pour remettre les choses en place)

Pour Serge Daney, le cinéma est le lieu du père pour autant qu'il manque. Le manque est un vide qui, sans comblement possible, peut dès lors faire place à l'autre, l'arrivée de tous les autres dont je suis l'autre – cela s'appelle le monde. Pour Steven Spielberg, le monde a été le lieu du père pour autant qu'il a manqué et le cinéma aura consisté à conjurer le trauma en le remettant à la place qui lui revient de droit. Hitchcock et Ford sont les bœufs de la charrue Disney : terreurs quotidiennes et épopées mythiques font d'abord lever les yeux, avant le retour à la chambre qui est le lieu d'une domestication des regards. La cinéphilie a été une contre-culture pour décoloniser les imaginaires. Récupérée par les industries culturelles, elle est devenue le moyen de la contre-offensive spectaculaire d'un colonialisme dont l'âge remonte quand même aux accords Blum-Byrnes en 1946.

Le garçon si doué de The Fabelmans pour accéder à la vérité des autres (la forfaiture de la mère ? Bingo ! La fragilité du gros bras du lycée ? Touché !) est celui qui s'apprête à tourner ses premiers grands succès au box-office, Duel (1971) et Les Dents de la mer (1975), premier blockbuster de l'Histoire. Le premier offre à l'Homme (le héros a Mann pour nom) l'occasion de retrouver son autorité contre la machine impersonnelle qui l'en aura privé (le camion de la modernité castratrice). On ne répétera jamais assez que Le Camion (1977) de Marguerite Duras est le contrechamp salutaire à ce Duel terriblement réactionnaire. Le second soumet son trio masculin au squale chargé de faire le tri sélectif entre le scientifique coincé dans la cage d'un savoir impuissant, le chasseur qui traque la vagina dentata digne de l'avaler et le shérif qui en triomphe afin de pouvoir rentrer chez lui, rechargé dans une autorité que même sa femmes et ses enfants lui avaient un temps disputée.

Le requin (le profond qui revient à la surface) fait suite au semi-remorque (qui tombe dans le trou) pour en naturaliser la machinerie : l'Homme qui revient à sa place est de droit un père qui remet les choses à leur place. Le travelling compensé sur Brody est devenue la signature de l'horreur à conjurer, cette jouissance qui vient du fond en remuant l'écran qui est d'abord le mur de la maison. Quand la jouissance est un trou noir et béant d'hystérie, la fuite est du troisième type, tantôt avec les monticules régressifs préparant aux gros engins de l'espace (Rencontres du troisième type), tantôt avec la critique du contre-terrorisme israélien qui est peut-être un rival mimétique au terrorisme palestinien avant de convenir, quand même, que c'est toujours la faute aux arabes parce qu'ils ont commencé à foutre le bordel (Munich, 2005)(2).

Un trou noir et béant d'hystérie, c'est la maman de Sammy dans The Fabelmans. Tout l'accable. Elle enfourne de la pellicule dans ses jupes, est assise sur le trône en manquant de papier-cul, ouvre grand la bouche pour y exhiber le résultat de ses mastications, trompe son mari avec son meilleur ami, danse de manière obscène en laissant deviner sa nudité, déraille après la mort de sa mère, claque les notes de son piano avec ses ongles peints en rouge, gifle son garçon d'une grande claque dans le dos, fait l'acquisition d'un singe qui chie partout en ayant pour nom celui de l'amant, insiste pour dire à son fils qui l'a confondue qu'elle n'a pas commis d'adultère en se redressant avec de la terre souillant son derrière. Michelle Williams qui l'interprète en fait des tonnes. Elle est l'hystérie incarnée et les sœurs de Sammy ne sont pas loin, suivie de près par la copine du lycée dont la foi en Jésus est une foire à libido. L'hystérie marque la profonde misogynie de Steven Spielberg qui y reconnaît pourtant une nécessité quand arrive Boris. L'oncle fantasque de The Fabelmans est cet artiste de cirque qui a eu la virilité d'affronter le tigre en ressemblant au Quint des Dents de la mer. Le fauve est aussi vital au spectacle que son dompteur. Si le père a échoué dans cette tâche, son fils devra en assurer la relève.

Du chapiteau au lit d'enfant
(Neverland bordé d'excréments)

The Fabelmans : si maman c'est la jouissance, un monstre de frustration, de ressentiment et de libido (Michelle Williams est effrayante, on dirait Pennywise dans Ça), papa c'est celui qui a échoué à s'en faire le maître domestique (Paul Dano, trop poupin pour faire le job). Le cinéma spielbergien est la spectaculaire entreprise d'un tort à réparer, la fable est antique comme les tables de la Loi de Moïse. Il faut sauver le soldat Ryan (1998), c'est-à-dire non pas raconter l'histoire du débarquement de 1944 (ça, c'est ce qu'a fait Jean Grémillon pour de vrai), mais édifier la mémoire du vétéran américain qui les représente tous. Une figure du patriarche, voilà le soldat qu'il faudra toujours sauver. La mère juive, elle, est un gag chez Woody Allen (voir le sketch Le Complot d'Œdipe dans New York Stories en 1989). Chez Spielberg, elle est la matrice originaire d'une jouissance qui aura connu de nombreux avatars, camion, requin, dinosaures, martiens, nazis, staliniens (sans oublier le crocodile de Hook où finit Crochet, faux père de substitution et vraie mère la jouissance – Dustin Hoffman est maquillé comme une maquerelle). L'Homme en triomphe, chapeau et lasso en extensions de la caméra offerte par la mère et de la table de montage achetée par le père. Mais Rencontres du troisième type ? Là, papa peut décrocher d'un foyer d'hystérie pour décoller avec ses nouveaux copains à destination d'un nouveau Neverland, par-delà les étoiles (que François Truffaut ait joué dans ce film alors qu'il aura nourri un autre rapport à l'enfance, celui d'une maltraitance irrémédiable, laisse pantois). Pour un autre gamin qui joue aux puissances du faux, la virtuosité sert à fuir le foyer où les taches de vin sont le sang menstruel indiquant par métaphore qu'il n'aura pas été désiré par sa maman (Arête-moi si tu peux, 2002). Sa maman qui est interprétée par Nathalie Baye, une actrice révélée par François Truffaut, décidément.

Le père (Paul Dano) fait la morale à Sam dans The Fabelmans
© Storyteller Distribution Co.

Le cinéma, selon Serge Daney, est donc le lieu du père qui manque à sa place et son vide laisse place au monde, celui d'orphelins têtus et de familles choisies, communautés d'adoptions et parentés d'élection, Moonfleet et La Prisonnière du désert, Rio Bravo et La Nuit du chasseur plutôt que Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille (encore qu'il s'agisse là aussi d'une histoire d'adoption). Quand on repense aux personnages de ces films jalons de la cinéphilie, que voit-on alors ? Ici des enfants obligeant des adultes à l'être pour de vrai, là des adultes ayant besoin d'autres adultes pour résister aux sirènes de l'infantilisation. Le cinéma selon Spielberg est la fable des tables de la Loi brisées par la Mère (c'est le sombre fond du spectacle), avant d'être reconstruites par l'Homme dont l'héroïsme garantit la relève symbolique du Père (c'est sa morale brillant à la surface). On dira que la psychanalyse est sauvage mais tout ici tourne autour du nombril d'Œdipe, le noyau gravitationnel de la foire du trône spielbergienne, ce trou noir par où l'analité aura excrété plus du milliard de dollars(3).

Neverland est le nom du cinéma qui a d'abord réduit le monde à un grand chapiteau en le repliant ensuite dans un lit d'enfant, parfois souillé d'excréments, à gauche chiffonné par les débordements maternels, à droite bordé par l'Homme qui remet le père sa sa place. Si A.I. (2001) est le meilleur film de Steven Spielberg, incontestablement son plus terrifiant, c'est en repliant le bouchon, du monde au quartier et du quartier à la maison, de la maison à la chambre et de la chambre au lit d'enfant, jusqu'à son bord extrême qui est un seuil d'inhumanité : la dernière archive de l'humanité offerte à la curiosité des extraterrestres, c'est la mémoire morte d'un simulacre d'enfant programmé pour guetter le retour de sa maman. Dans 2001, l'Odyssée de l'espace (1968), HAL 9000 est l'esclave qui se soulève contre ses maîtres ayant projeté en lui le propre de leurs passions refoulées, contrôle et jalousie. Dans A.I. que voulait réaliser Kubrick, David est un mécha gentil, l'intelligence artificielle qui entretient la trahison disneyienne de Pinocchio pour un règne de deux mille ans. Tiens, Serge Daney disait de l'auteur de La Couleur pourpre qu'il tenait de l'intelligence artificielle(4).

Chez Spielberg, les esclaves sont des Noirs attendant que de gentils Blancs décident pour eux, en trois temps (La Couleur pourpre, 1985 ; Amistad, 1997 ; Lincoln, 2012). Avec The Fabelmans, il n'hésite pas à soumettre sa propre enfance au maître dont il est l'esclave fier, la puérilité spectaculaire qui a pour fondement et excès les frustrations monstrueuses de la mère, et pour résolution messianique le redressement d'un père impuissant. Voilà l'horizon et il n'a rien de fordien. La domestication du cinéma est sa révision en miniature dont le plus petit trou trou est œdipien.

Jeux d'enfants pour monde perdu
(le cinéma gaga)

Quand un cinéaste étasunien se retourne sur son enfance, cela donne quoi ? Le grand contre-exemple c'est encore Brian De Palma qui nous l'aura donné, rejouant ad nauseam l'échec autobiographique à faire du cinéma le moyen d'un sauvetage du foyer en faisant vérité de ses excès, l'amor fati poussé jusqu'à se considérer stoïquement en body double d'Alfred Hitchcock. Plus récemment, d'autres ont distribué les cartes autrement : le jeu de vitesses entre le capitalisme de la séduction et la séduction comme anti-production (Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson) ; la réussite promise en assumant sa part de mauvaise conscience (Armageddon Time de James Gray).

Pour Steven Spielberg, le spectacle délivre un noyau de vérité biographique toujours bien compris, mais jamais approché d'aussi près qu'avec The Fabelmans, avec sa part monstrueuse (la mère est la matrice de la jouissance d'où surgiront tous les monstres à venir, et le premier d'entre eux aura été son amant joué par Seth Rogen) et sa part conjuratoire (le père est la Loi qui, ébranlée, se doit d'être refondée). Si l'enfant pardonne au père de ne pas l'avoir été assez, il pardonne aussi à la mère ses débordements qui ont été la boîte de Pandore des jouissances nécessaires à faire bander les bannières du barnum. L'enfant organisant la réconciliation avec ses parents, parce qu'il a autant besoin de refonder l'autorité paternelle ébranlée par le désir de la mère qu'il a compris aussi que de ses jouissances à elle pouvaient naître tous les monstres à affronter pour en triompher, fait le cinéma de l'enfoncement du monde dans un trou œdipien, piqûres d'aiguille dans la pellicule ou placard servant à la mère fautive de confessionnal avant d'en sortir, honteuse, à quatre pattes. Depuis, les enfants ont vieilli mais s'ils avaient désiré sortir de la caverne, ils auraient alors sauvé l'enfance des gâteries dont la consommation fait le lit de leur infantilisation. Infantilisme prolongé et sénescence précoce, gâtés et gâteux : cinéma gaga. Autre bon exemple, c'est le Bon Gros Géant, sommet de sénescence haut perchée (Le BGG, 2016).

Qui se souvient de Jeux d'enfants ? Le film est méconnu, c'est pourtant l'un des films les plus exemplaires de Steven Spielberg, issu du très mauvais film à sketchs La Quatrième Dimension (1983)(5). Là encore, on ne nous trompe pas sur la marchandise. Dans ce film qui a valeur de paradigme, un avatar quasi-pur du « magical negro » se rend dans un hospice en offrant à des vieillards le pouvoir de retomber en enfance. Tous acceptent et n'en reviendront pas, à l'exception d'un seul qui le regrettera pour le court restant de ses jours. La puérilité sinon la mort. Il se trouve que l'oncle Ben est interprété par Scatman Crothers qui jouait le cuisinier Hallorann dans Shining (1980) de Stanley Kubrick. Du réfectoire d'un dédale où le délire œdipien est un triangle encastré dans le délire pyramidal des races, à l'enfance retrouvée qui est un hospice pour fantasme raciste, puéril et sénile, il n'y a qu'un pas que d'aucuns ont allégrement franchi en y reconnaissant une même magie digne d'être célébrée(6). Sans voir que HAL et Hal(lorann) sont jumeaux dans l'esclavage, tantôt rouge sur fond noir (la navette spatiale, tombe mobile), tantôt rouge sur fond blanc (l'hôtel, arche immobile). Il est vrai que, chez Spielberg, l'esclavage est une condition noire (La Couleur pourpre) qui ne devient une cause qu'en revenant aux Blancs (Amistad) dont Lincoln est le Moïse.

Les mêmes ont fait leur une sur la disparition de Jean-Marie Straub en consacrant la suivante au nouveau film de Steven Spielberg, sans n'avoir plus rien à craindre de la contradiction. Enterrer un vieux dinosaure autorise sûrement de cesser enfin de culpabiliser dans le bruyant parc à thèmes où l'enfance gâtée prépare aux vieux gâteux, sourds à toute dialectique. Les gagas du Neverland sont les habitants d'un monde perdu.

Notes[+]