« Domino » de Brian De Palma : Tomates pourries
Film blessé, « Domino » de Brian De Palma ne manque pas de charrier une série d’effets pervers : critique d’une pornographie du temps présent.
« Domino », un film de Brian De Palma (2019)
Le trentième long-métrage de Brian De Palma est terrible, terrible. On le pressentait et on le comprend désormais, le cinéaste s'en est d'ailleurs confié à la presse française l'année dernière : la production de Domino a été difficile, pour ne pas dire catastrophique. Le montage financier d'une coproduction pilotée depuis le Danemark, dont les aléas ont obligé l'équipe à un tournage réduit à trente jours étalés sur une centaine durant lesquelles elle se retrouvait bloquée, dans l'attente d'une reprise de l'activité, constitue probablement la pire expérience professionnelle d'un réalisateur en exil de Hollywood depuis quasiment deux décennies et absent des écrans depuis sept ans. Brian De Palma avait pourtant déjà accumulé quelques mauvais souvenirs avec Get to Know Your Rabbit (1972), Wise Guys – Mafia Salad (1986), The Bonfire of Vanities – Le Bûcher des vanités (1990), Mission to Mars (2000) et The Black Dahlia – Le Dahlia noir (2006). L'auteur des consacrés Phantom of the Paradise (1974), Carrie (1976), Blow Out (1981), Scarface (1983) et Carlito's Way – L'Impasse (1993) comme des cartons au box-office The Intouchable – Les Incorruptibles (1987) et Mission : Impossible (1996) se voit ainsi contraint aujourd'hui à ce que la sortie de son nouveau film se fasse en catimini, c'est-à-dire en sautant la case de la salle pour être seulement disponible en vidéo (DVD et VOD), depuis le 31 mai dernier aux États-Unis, le 12 octobre prochain en France.
Le désaveu est terrible en effet, d'autant qu'il est renforcé par une presse internationale largement défavorable à Domino. La publicité des notes collectées par les gros agrégateurs de critiques que sont les sites Web Rotten Tomatoes et Metacritic, qui en passant réduisent l'exercice critique à une triste affaire symptomatique de pourcentage et d'arithmétique, participe à entretenir une boucle médiatique et auto-hypnotique ayant fini par dissuader les distributeurs d'une sortie en salles. Depuis Femme fatale (2002), la relance européenne de la carrière de Brian De Palma s'était jusqu'à présent accompagnée de réussites en demi-teintes, plus souvent artistiques que commerciales comme Redacted (2007) et Passion (2012), des films plutôt bien reçus en France mais généralement ignorés, voire rejetés aux États-Unis. Depuis, les projets étasuniens se sont multipliés, un avec Jason Statham, deux avec Al Pacino mais, surtout, le partenariat économique avec le producteur Saïd Ben Saïd au principe de la réussite critique de Passion n'a pas été reconduit (commercialement, le film n'a pas marché, ayant coûté trente millions de dollars pour n'en rapporter qu'un seul). Avec Domino, jamais l'échec semblerait n'avoir été aussi complet en sanctionnant un thriller politique sur le terrorisme contemporain à peu près victime de tout – ses problèmes financiers comme on le sait, mais aussi sa narration de fait expédiée en à peine 90 minutes mal torchées (en concassant dans la foulée la géographie de tout un continent), ses enchaînements téléphonés (avec ce bon vieux hasard qui comme d'habitude fait si bien les choses), ses idées courtes et son assortiment réflexe de clichés (même en dehors de Hollywood, Brian De Palma reste ici un réalisateur hollywoodien, c'est pourquoi l'Arabe reste aussi l'Arabe, machiavélique et jouisseur, perfide et luciférien).
Le scénario original de Domino écrit par Petter Skavlan s'appuie comme on l'aura compris sur la métaphore de l'effet domino pour raconter comment une banale affaire d'interpellation policière à Copenhague débouche sur un attentat terroriste déjoué durant une corrida à Almeria. Sauf que si effet de domino réellement il y a, c'est précisément celui dont aura été victime Domino, accablé par la surdétermination matérielle des enjeux économiques sur l'autonomie relative de la raison artistique (cette subsomption du travail sous le capital dont on sait depuis les Manuscrits de 1863-1867 de Karl Marx qu'avec le capitalisme, elle n'est pas seulement formelle mais réelle, plus seulement une affaire de commandement externe mais aussi de transformation intrinsèque).
Fil rouge
De fait, le film de Brian De Palma, de surcroît affublé d'un horrible titre secondaire français (La Guerre silencieuse), perd plus souvent qu'à son tour sa mise de départ sur les quelques tables de jeu à sa disposition dans les escales européennes, Copenhague et Amsterdam, Bruxelles et Alméria, dont les images s'échangent comme un carrousel de cartes postales dans un kiosque d'aéroport. Pourtant le cinéaste disposait dans son jeu de quelques cartes prometteuses, notamment avec la présence de l'espagnol José Luis Alcaine à la photographie (une seconde fois après Passion) et l'italien Pino Donaggio à la musique (pour sa huitième composition depuis Carrie). D'un côté, des figures peu consistantes et pas toujours bien défendues par leurs interprètes (Nikolaj Coster-Waldau éploré et Carice van Houten figée, Guy Pearce blasé et Ériq Ebouaney mâchoires serrées) sont projetées dans une ténébreuse affaire où les cachotteries sentimentales et les furies de la vengeance mimétique, les attentats terroristes et la duplicité stratégique de la CIA se marchent sur les pieds comme dans le wagon d'un métro bondé en heure de pointe. De l'autre, les deux ou trois morceaux de bravoure exemplaires du cinéma de Brian De Palma sont joués comme des va-tout, certes, mais le soulèvement extatique promis retombe comme un soufflé, souvent en-deçà de la ligne de virtuosité formelle caractérisant leurs modèles. Au milieu, les cargaisons de tomates originaires d'Espagne et les façades colorées des restaurants de kebabs cachent d'horribles trafics qui peuvent aisément prêter à sourire. Jusqu'à l'irruption de giclées gore dont le jus, qui n'est pas que de tomate, provoque le malaise en ravalant brutalement le second degré dans la gorge du premier.
Tantôt Brian De Palma ironise en faisant avec insistance des tomates de l'agro-business le fil rouge de la mondialisation du pire, tantôt il se fait plus cynique que jamais en renvoyant dos à dos à peu près tout le monde, la femme qui veut venger son amant policier assassiné et son assassin qui cherche à se venger du meurtrier de son père, la police danoise et la CIA, Daech et la corrida. Mais ni l'ironie ni le cynisme ne sauvent la tristesse irrémédiable d'un film blessé, diminué, qui a cependant une pleine conscience, presque aveuglante, de ses faiblesses et qui possède en parallèle une non moins grande connaissance des forces d'un adversaire qui joue sur son terrain – celui des images – pour en miner le champ.
Donc, Domino est un film terrible, terrible. Terrible, Domino l'est vraiment deux fois, comme coproduction européenne foireuse et comme film de genre raté. On tente en vain le « grand film malade » truffaldien ou la réussite modeste du film mineur, on proposera à la place le film blessé. C'est pourtant dans cet intervalle mince comme un liseré, entre le foireux et le raté, que passerait la force faible d'un art clignotant qui arriverait quelquefois en effet à tirer de sa faiblesse structurelle une force intermittente et intempestive. D'ailleurs, les tomates ne rougeoient pas pour rien ici. Non seulement leur brillance alerte du tombereau de tomates pourries lancées par des critiques furibards comme s'il fallait prévenir le mal par son anticipation parodique, mais elle informe aussi des effets partagés d'un même processus économique catastrophique où les circuits courts de la production finissent dans les courts-circuits de la pulsion. Les tomates attendent depuis toujours comme un lit de sang le flic danois Christian, qui oublie plus facilement à la maison son arme de service que de demander qu'une serveuse lui en ajoute une tranche dans son sandwich préféré. Les tomates reviennent encore dans l'assiette saturée de lumière du salaud de la CIA, plus tard encore avec la cargaison qu'il faut repérer et suivre sur les routes européennes où circulent et s'échangent les produits les moins chers mais les plus frelatés, les plus concentrés en pesticide comme d'autres charges explosives. On sourit mais le sourire prend vite la fuite quand on reconnaît, toutes choses égales par ailleurs, que les tomates n'échappent pas plus à la logique économique du court terme et du rendement quantitatif, de l'échange généralisé et de la désublimation répressive que la production de vidéos criminelles dont le succès médiatique se mesure à leur consommation virale.
Écran divisé mutilé
Domino est un film faible parce que son art aura été précisément affaibli, parce qu'il est lui aussi le produit désastreux d'une mondialisation des échanges indifférente aux valeurs et aux usages qu'elle engage, y compris les pires comme les tomates industrielles et les vidéos obscènes de Daech. Brian De Palma le sait tant et si bien qu'avec son film en ses ratés il fait de nécessité vertu. En tant que produit bâtard des contradictions de la mondialisation, Domino exhibe les stigmates multiples d'un savoir moins gai que tragique, moins préoccupé de fictionnalisation héroïque du combat antiterroriste qu'il est le porteur luciférien d'un pessimisme radical dont la lucidité organisée est au minimum la marque de la franchise et de l'honnêteté intellectuelle. Le fil rouge des tomates industrielles et de la junk-food orientale tracerait en effet comme une ligne de faille qui passe par la gorge tranchée d'un art à la fois otage de montages financiers aléatoires et violé par les usages apocalyptiques qu'en font les nouveaux acteurs connectés du terrorisme international, qui n'en restent pas moins des acteurs du capitalisme contemporain. Il y a dans Domino d'autres marques stylistiques comme autant de stigmates d'une conscience radicalement lucide du pire auquel le cinéma n'échappe pas parce que le pire se commet avec le cinéma, depuis le cinéma, dans le cinéma. La faiblesse est alors une force quand, pour l'artiste mélancolique et romantique qui est l'auteur de Obsession (1976) et Carlito's Way, le cinéma ne tient plus qu'à un fil (du rasoir), par exemple dans ces quelques raccords dans l'axe pour des plans éloignés qui entrent cependant en étrange résonance, des doigts coupés d'un terroriste torturé aux câbles d'un ordinateur dépassant d'un tiroir.
Depuis Les Oiseaux (1963) d'Alfred Hitchcock et 2001 : L'odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick, le raccord dans l'axe substituerait au travelling-avant attendu une succession rapide de plans comme des clignements d'yeux, mieux comme des petites entailles dans le mouvement et sa perception (et par extension leur organe privilégié, avec les yeux du fermier crevés dans le premier film et l'œil cyclopéen de l'ordinateur omniscient et rouge de jalousie du second). Brian De Palma n'a évidemment rien oublié de ses maîtres et, même en état de grande détresse, il ne peut pas ne pas voir comment, à distance, des membres coupés au couteau et des conducteurs électriques débranchés font sens – comment ils se branchent en participant du même agencement. La conjonction disjonctive des organes mutilés et des prothèses artificielles témoigne en effet des plus sombres aspects d'une économie du numérique généralisé où la digitalisation est aussi celle de la torture, dans la distance court-circuitée des images qui blessent le plus intimement les sensibilités.
Ezra Tarzi en fait lui-même l'expérience, manipulé par le big boss de la CIA Joe Martin afin de rendre géopolitiquement profitable sa vengeance personnelle contre un chef de Daech qui a décapité son père en Libye. Décapitations, égorgements, doigts arrachés : Domino suit classiquement le fil rouge du sang versé mais le principe général de la coupure court également sur d'autres surfaces, moins organiques qu'inorganiques celles-là – les surfaces grises du tableau d'écrans relayant les vidéos de surveillance pour servir les tortures psychologiques de la CIA et celles de la vidéo indexée sur la technique du split-screen employée par les terroristes à l'occasion d'un attentat perpétré durant une soirée mondaine à Amsterdam. À cet endroit, la blessure est profonde pour celui qui est passé maître dans l'art de l'écran divisé et dont les peaufinages, de Dionysus in '69 (1970) à Passion tourné plus de quarante années après, seraient mortellement lacérés par les réalités contemporaines, complémentaires et mimétiques, de la digitalisation de la torture psychologique et de la circulation numérique des vidéos terroristes. Brian De Palma s'est longtemps efforcé de montrer comment la promesse idéologique d'un « plus de voir » (Serge Daney) représente une stratégie de la société du spectacle pour se camoufler elle-même en rendant illisible sa domination par saturation et voyeurisme. L'écran divisé pouvait alors exposer la division structurale du regard qui voit toujours plus et moins que ce qu'il y a à voir, aveuglé par ses manques comme ses excès. Mais les leçons tirées du split-screen ne pèseraient plus grand-chose désormais face à l'inflation exponentielle des usages, des dispositifs et des agencements machiniques, légaux et illégaux, qui rivalisent pour en mettre plein les yeux en diminuant, voire en détruisant la sensibilité respective des êtres filmés et des spectateurs, tous voués de part et d'autre de la membrane digitalisée à une virale et fautive indignité.
L'attentat d'Amsterdam filmé en split-screen, avec l'écran divisé entre le pan de gauche dédié au visage de la tueuse et celui de droite à ses victimes flinguées au hasard, n'est pas la séquence du genre la plus virtuose jamais tournée par Brian De Palma, c'est vrai. On repensera seulement à l'usage qu'en a fait encore récemment Passion en brisant le principe habituel des durées simultanées pour rappeler à l'idéologie du « live » qu'elle en est précisément une, en refoulant qu'il y a derrière tout direct y compris télévisuel toujours déjà un différé. Une médiation consubstantielle aux médias, un écart qui est une différence originaire que seule la mort immédiatement abolit. Mais c'est incontestablement le plus terrible et le plus triste split-screen de toute son œuvre. L'ironie et le cynisme sont dès lors parfaitement inopérants dans une configuration largement documentée par les disjonctions du contemporain, où la leçon du cinéma portant sur le regard leurré par la promesse du plus de voir et le refoulement du différé finirait comme une tomate écrabouillée, d'un côté par le « shoot 'em up » du jeu vidéo en mode subjectif « first person shooter » (FPS), de l'autre par la vidéo live diffusée sur les réseaux dits sociaux. Ce qui l'emporte à la fin, c'est vraiment l'effarement d'un artiste dont la tristesse s'alimente de l'actuelle logique du pire, dont les passages à l'acte ont effectivement incorporé pour leur efficience un certain savoir du cinéma. Ce qu'il lui reste alors à faire, c'est une chose simple, minimale mais élémentaire, bien éloignée de toute virtuosité référencée. C'est d'abord reconnaître que le point de vue démiurgique de Sirius, celui qui permet de voir depuis le plafond que le flic danois batifolant avec une copine d'une nuit est en train d'oublier son arme de service et dont l'oubli sera fatal à son collègue et meilleur ami, est également celui du terroriste qui sait lui aussi d'avance derrière son ordinateur la catastrophe en train d'advenir. C'est ensuite offrir à la tueuse un plan que ne conservera aucune vidéo de sa mort sacrificielle, dont la répétition conclusive avère moins son immortalité que celle de la mort. Ce plan est celui d'un moment simple, dédié à son regard pensif et perdu tandis que son chef lui répète encore et encore qu'il faudra jusqu'au bout tenir le rôle à la hauteur, cruelle et sublime, d'une cause qui ne se gagne qu'en se perdant – une cause perdue comme celle de Chronos qui n'a pas d'autre faim que pour ses enfants(1).
Pornographie, boléro et tauromachie
Mabuse donnait raison au prophétisme langien, les terroristes contemporains sont les « body double » d'un démiurge impuissant, effaré de reconnaître par-delà le cliché raciste de l'arabe machiavélique son double obscur et mimétique et tous les deux frontalement se regardent en nous regardant droit dans les yeux. Celui qui mobilise la puissance des autres acceptant de mourir pour la cause par fusion de l'idéal et de la cruauté, celui qui a le commandement et la maîtrise de leurs passages à l'acte dont il est le metteur en scène et l'instigateur, celui-là est un mauvais démiurge chronique qui retourne aujourd'hui les leçons du bon démiurge contre nous et contre lui. D'ailleurs, l'actualité médiatique le prouve, ses vidéos virales circulent autrement mieux dans la sphère du spectaculaire intégral et intégralement désintégrant qu'un film comme Domino destiné au placard discret du direct-to-DVD. La viralité de la passion vengeresse est chose acquise depuis Les Bacchantes d'Euripide et le démantèlement du corps de Penthée par les Ménades de Dionysos, celle des images de la mort le serait plus récemment, en tous les cas il s'agit là d'un archaïsme bien de notre temps. Et c'est Brian De Palma rattrapé au col par l'actuel, ainsi que l'ont été autrement Jean-Louis Comolli (Daech, le cinéma et la mort en 2016)(2) et Jean-Luc Godard (avec Le Livre d'image en 2018)(3), en prenant acte d'un désastre auquel le cinéma n'échappe pas parce qu'il y participe lui-même. Parce que notre temps spectaculaire est celui d'une « cinématographie générale » (Jean-Louis Comolli) où les auteurs des passages à l'acte meurtriers se filment et les filment en ayant dans le rétroviseur toute une culture de soi narcissique, occidentale et hollywoodienne. Alain Badiou a récemment évoqué la « pornographie du temps présent »(4) et c'est bien de cela dont témoigne Domino comme, avant lui et à l'occasion d'autres circonstances pornographiques, Body Double (1984). La misère du monde ne se cache plus en effet, elle s'exhibe partout et dans la multiplication des écrans domestiques son exhibition est virale (Redacted y avait déjà souscrit), contaminatrice d'une atteinte à toute intégrité, des corps, des regards et des sensibilités au nom de la rivalité des intégrismes mimétiques, marché de la religion ou religion du marché.
Que pourrait donc bien faire ici la cinéphilie hitchcockienne à l'endroit d'un tel désastre, d'un tel revers pornographique du cinéma retourné contre lui-même, atteint d'auto-immunité comme il l'a été en raison d'un autre contexte historique à l'époque des États totalitaires durant les années 1930 ? Le début et la fin de Domino s'exposent cependant de toute évidence sous l'emprise cinéphile d'Alfred Hitchcock, avec Vertigo – Sueurs froides (1958) pour la poursuite nocturne sur les toits et la chute du héros comme une marque fautive, avec la grande séquence du Royal Albert Hall dans la seconde version de L'Homme qui en savait trop (1956) qui pourrait bien avoir inspiré en effet la séquence finale de l'attentat programmé durant une corrida mais finalement déjoué. Sauf que la référence apparaît dans un régime de connotation assourdie, l'assourdissement exprimant autrement l'affaiblissement général d'un art et d'un film qui est le symptôme conscient, si tragiquement conscient de son temps. Mais la faiblesse est aussi, intempestivement, une force qui est celle d'un pessimisme radical dans la lucidité dont l'organisation s'impose notamment durant cette scène de corrida. D'un côté, la résolution narrative de l'intrigue policière importe assez peu, sinon que la furie vengeresse et mimétique n'est pas moins archaïque que le spectacle viral et médiatique du sacrifice. D'un autre côté, flottent quelques effets de rémanence (la scène spectaculaire rappelle bien sûr le ring de Snake Eyes en 1998, les variations autour du Boléro de Maurice Ravel de précédentes arabesques expérimentées par Ryuchi Sakamoto dans Femme fatale) mais, on l'a dit, la virtuosité de la séquence est quand même en deçà de ses prédécesseurs. On risquerait même d'être déçu en s'attendant à la reprise du scénario tragique concluant Blow Out, avec son héros contraint à devoir occuper la position du témoin à distance, impuissant à sauver la femme du grand danger qui la menace de l'autre côté de l'image. Non, ce qui arrive dans un montage alterné des points de vue et dans un ralentissement du rythme filmique, c'est une autre chorégraphie, dédiée au terroriste piégé par la machine de mort médiatique qui aurait dû consacrer son sacrifice et son immortalité. Alors que la caméra volante s'approche du faux vendeur de sodas placé dans les tribunes, prêt à actionner sa ceinture d'explosifs en levant les yeux au ciel qui est celui de la promesse de son immortalité audiovisuelle, le technicien situé à quelques kilomètres de là perd le contrôle du drone. Et la machine volante égorge le terroriste, un pas plus loin que la pale d'hélicoptère qui s'arrête pile devant l'œil pétrifié de Ethan Hunt à la fin de Mission : Impossible. Dans Domino, le montage alterné se renverse à la fin en un étonnant montage parallèle, avec le drone comme bestiau qui empalerait celui qui s'en croyait le torero.
C'est alors que Brian De Palma retrouve pleinement son génie en le poussant jusque dans ses retranchements, affirmant par là même une dimension scandaleuse. Non seulement l'agencement machinique du drone-caméra piloté à distance par ordinateur est un système techniquement complexe à l'intérieur duquel l'être humain projette son intelligence autant que sa bêtise, mais encore le spectacle de la mort a une vérité historique et anthropologique dont l'arène des corridas est une époque et une autre les vidéos de Daech. Le boléro de Ravel était pour André Suarès une « danse macabre ». C'est aussi le « boléro fatal » dont a parlé Jean-Luc Godard dans sa Lettre à Freddy Buache (1982), autrement dit l'Histoire non pas comme ritournelle mais comme rengaine, autrement dit comme répétition du pire fermée à toute bifurcation. Si la « danse macabre » est celle du terrorisme contemporain, le « boléro fatal » va cependant au-delà en saisissant la compulsion de répétition dans l'histoire bégayante de nos agencements machiniques (d'ailleurs, il y a d'emblée un indice de cela, dans l'étrange carton d'ouverture – « juin 2020 » – prévenant que le film que nous voyons est d'anticipation). La machine est un agencement doté d'un inconscient où se tient toute la bêtise humaine et elle peut revenir exploser en plein visage de ses techniciens et de ses programmateurs, Domino le sait comme avant lui 2001 : L'odyssée de l'espace, comme aujourd'hui Yves (2019) de Benoît Forgeard. Mais la machine est aussi contradictoire et divisée comme l'écran du split-screen, opératrice de sublimation quand l'art de la représentation se soustrait de la sphère des passages à l'acte (c'est ce que peut le cinéma comme art, toujours plus copié mais toujours plus minoritaire et relégué), opératrice de débandade pulsionnelle et de désublimation quand le spectacle se confond avec celui du passage à l'acte (c'est ce que veut le terrorisme à ce titre homogène à l'ère des performances médiatiques et du spectaculaire intégré et intégralement désintégrant). Comme une tomate écrabouillée, le cinéma se retrouve au milieu, dans l'écart anthropologique (qui peut ressembler aussi à une pince qui découperait des doigts) entre deux spectacles de la mort comme deux archaïsmes distincts – archaïsme de la mort du taureau engageant le risque de celle du torero avec la corrida, néo-archaïsme du meurtre des cibles filmées se concluant par la mort par suicide du terroriste avec Daech(5).
Dionysus in 2019
Peut-être que Domino proposerait au fond comme une réponse inattendue et polémique à l'ouvrage peu commenté de Juan Branco, publié par les éditions Lignes en 2017 et intitulé D'après une image de Daesh. En effet, Juan Branco pense la violence spectaculaire de l'organisation terroriste islamique et ses effets de sidération comme le retour du refoulé d'une neutralisation de la représentation qui serait une croyance fallacieuse entretenue par la pacification des mœurs caractérisant l'histoire du monde occidental. Et l'auteur de s'appuyer en particulier sur Homère, Kleist et surtout Georges Bataille pour repenser les termes d'une souveraineté qui dit notre rapport intime à la jouissance et à la mort, fallacieusement évacuée avec la modernité occidentale, fallacieusement réintroduite avec sa part maudite qui aura resurgi des guerres impérialistes ayant détruit l'Irak et la Syrie, et sur les cendres desquelles est apparu Daech(6). Pour Brian De Palma, la corrida au sujet de laquelle aura d'ailleurs écrit à plusieurs reprises Georges Bataille, avec son fameux chapitre « L'Œil de Granero » de sa non moins fameuse Histoire de l'œil (1928), offre une scène culturellement légitime pour la représentation de la mort et ses fantasmes mais il y introduit aussi par un effet domino le dispositif illégitime de l'attentat filmé comme la réintroduction volontairement scandaleuse de l'un de ses enfants légitimes. Un enfant aussi inattendu d'ailleurs que celui censément porté par le personnage de Carice van Houten, et dont la trace échographique dessille tellement les yeux de Nikolaj Coster-Waldau.
Entre deux scènes distinctes de la mort comme spectacle rituel et sacrificiel, l'une archaïque et contestée dans sa légitimité, l'autre néo-archaïque et absolument illégitime, le théâtre antique suivi par la fiction cinématographique aurait ouvert une autre voie pour la représentation, celle d'une fascination pour la mort cependant déliée de la question du passage à l'acte réel – une monstration profane et, partant, sans sacralisation. Si le terrorisme copie tant le cinéma, il le pille sans vergogne aussi pour (le faire) revenir dans le giron de la corrida étendue à la société du spectacle dont la toile réticulaire est planétaire. Effet domino, effet pervers. Parmi les tomates pourries de « l'or rouge » et d'autres qui sont gorgées de sang, il en reste quelques-unes qui ont encore un peu de goût, pas les plus belles, certes, mais de bien mûres, et seulement accessibles tout au fond du supermarché(7).
Notes