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Richard Farnsworth au volant de son tracteur sur les routes dans Une histoire vraie
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« Une histoire vraie » de David Lynch : Le cow-boy à roulotte, une comète

Des Nouvelles du Front cinématographique
Une histoire vraie n'est pas un western crépusculaire de plus. Le film de David Lynch est d'après la fin – la fin du western, la fin du monde lui-même. Une histoire vraie est un autre film schizo mais subliminal, mal vu, incompris, ourlé d'une mélancolie extrême. Le divertissement familial produit par Disney a dans les plis de foudroyants secrets stellaires. C'est un film post-apocalyptique où le dernier homme du monde d'avant est un pachyderme autant qu'une étoile filante, le dinosaure cachant un dieu solaire piégé dans le corps d'un grabataire. Et, pour dernier désir, Alvin Straight, un cirque à lui tout seul, n'a plus qu'une ultime parade à donner, un dernier feu de joie à faire crépiter avant de remonter au ciel d'où il est tombé.

Dernier feu de joie après la fin

Une histoire vraie est grandement victime de sa lecture exotérique : une histoire de réconciliation fraternelle sur toile de fond d'Americana, la country conservatrice et familiale version Walt Disney qui a produit le film. Un dernier film pour l'industrie alors que l'on croyait que David Lynch en avait bel et bien fini avec elle, Dune (1984) pour solde de tout compte. L'autre perspective à partir de laquelle le considérer est plus louche, plus ésotérique. Le western à son couchant darde les derniers feux embrasant l'Amérique, Waste Land faussement chatoyant. Une autre histoire sidérante d'étoiles chues comme la météorite qui a mis fin à l'ère des dinosaures, avant le bal tragique (un ball-trap) des fallings stars hollywoodiennes de Mulholland Drive (2001) et INLAND EMPIRE (2006).

Une histoire vraie n'est pas un western crépusculaire de plus, le genre ouvert avec La Prisonnière du désert (1956) de John Ford jusqu'à Impitoyable (1992) de Clint Eastwood en passant par le cinéma de Sam Peckinpah. Le film de David Lynch est d'après la fin – la fin du western, la fin du monde lui-même. Une histoire vraie est un autre film schizo mais subliminal, ourlé d'une mélancolie extrême. C'est un film post-apocalyptique où le dernier homme du monde d'avant est un pachyderme autant qu'une étoile filante, un dinosaure mais aussi un dieu solaire piégé dans le corps d'un grabataire. Et, pour dernier potlatch, Alvin Straight n'a plus qu'une ultime parade à donner, un dernier feu de joie à faire crépiter avant de repartir de là où il vient, dans le ciel d'où il est tombé.

L'autre homme-éléphant

Alvin Straight est l'autre homme-éléphant du cinéma de David Lynch. Comme John Merrick, le gars a réellement existé. En 1994, il a parcouru à dos de tondeuse à gazon presque 400 kilomètres entre l'Iowa et le Wisconsin pour rejoindre son frère Lyle, pas vu depuis des lustres. Une brouille entre frères dont le rayonnement fossile remonte facile à l'Ancien Testament. Une histoire vraie est en fait le film de deux histoires vraies : la fiction inspirée d'Alvin Straight et le documentaire sur l'acteur qui l'interprète, Richard Farnsworth, cascadeur qui a débuté à 17 ans à Hollywood et qui, au moment du tournage, souffrait d'un cancer. Une histoire vraie fait loucher et l'univers alors de se dédoubler, avec ses ambivalences et ses duplicités retournant les images sur leur envers caché.

Straight dit ce qui est droit, direct mais le bois avec lequel David Lynch fait son cinéma a la courbure évoquée par Kant, « si tordu qu'il est douteux qu'on en puisse jamais tirer quelque chose de tout à fait droit ».

Toujours la route a deux bandes et si le film file droit, c'est en prenant son temps, la flèche tirée au ralenti, moins vite que la tortue d'Achille, pour voir que la pointe fait scission pour avoir deux cibles, l'une exotérique (la réconciliation fraternelle) et l'autre ésotérique (la rivalité mimétique). Une histoire vraie c'est Sailor & Lula (1990) mais avec la vieillesse en dernière jeunesse, c'est Lost Highway (1996) mais en expérimentant la décélération comme une accélération à l'envers.

Comme dans Twin Peaks le sol de la chambre rouge est blanc zébré de noir ou inversement, Loge noire ou blanche c'est peut-être indécidable, Une histoire vraie est un film qui voit double, c'est plus fort que Lynch. Pour lui, un se divise toujours en deux et la dualité d'être toujours originaire. On ne compte pas dans le film tous les plans striés, tous les champs moissonnés par les fondus enchaînés, et toutes les striures qui font des plis et des ourlés comme les couches de peau d'un pachyderme, les nappes de sable désertiques de Dune et les tentures bleues et rouges de Blue Velvet et Twin Peaks. On ne compte pas tous les vieillards dont le cinéma de David Lynch est peuplé, exemplairement la série Twin Peaks dont la troisième saison, The Return (2017), voit dans les rideaux rouges la vibration des plis creusés par une ellipse de vingt-cinq années.

Toutes les rides du monde sont des plis sublunaires invitant au dépli de secrets stellaires : lignes de faille creusées du temps qui passe ; lignes de fuite pour l'éternité, la dernière issue est de secours.

Un barnum dans un seul corps

Alvin Straight c'est tout le barnum lynchien logé à l'enseigne d'un seul corps, craquelé, crevassé comme la surface du vieux Mississippi. Le vieux cow-boy est un autre homme-éléphant en étant une mémoire montée sur roue, un hémisphère pour l'Americana et l'autre pour le vieil Hollywood. L'animal est une solitude peuplée, gros qu'il est de tout le peuple forain, le phénomène de foire et le clown, le funambule et le magicien, l'animal sauvage et Monsieur Loyal. Alvin est le forain parce que le sédentaire cède au dernier appel du dehors, magnétisé par l'atopie malgré la foirade du corps.

Richard Farnsworth au volant de son tracteur sur les routes dans Une histoire vraie

Alvin Straight est un cirque à lui tout seul. Nous sommes bien en terrain lynchien qui doit à Ingmar Bergman et Federico Fellini le rappel élémentaire d'une origine refoulée et mal famée : la toute première exploitation du cinéma qui a été l'affaire des forains. Le cinéma, un phénomène de foire.

Alvin est un freak, une vieillerie, une vieille carne, une carcasse rabougrie qui s'est dotée des prothèses, tondeuse, pince attrape-tout et remorque en guise de caravane. L'attraction réveille les habitants d'un Midwest endormi devant le spectacle d'un exercice de pompiers parce qu'il est porteur d'un plus grand feu. Il est un clown (à l'origine le terme qui signifie la balourdise des ploucs vient d'un mot germanique disant la motte de terre). C'est un paysan qui, poussé par un vent cosmique, roule comme dans le désert un tumbleweed, ces buissons que l'on appelle aussi les virevoltants. La motte de terre virevolte en faisant rire les chauffards et sourire les touristes. Un bout cabossé du monde qui a la sagesse d'en savoir un bout sur lui (comme le clown blanc), qui sait aussi qu'il est déjà un rebut (comme l'auguste). On oublierait le contre-pitre, le plus farceur et Alvin l'est aussi quand le fagot servant à symboliser les liens familiaux est le combustible nécessaire à s'en délier.

Le fagot brûle d'un sens et de son contraire, symbole familial et diabole d'un désir de rompre avec la famille. Le patriarche, au lieu de garder la maîtrise séminale du sens, participe au contraire à sa dissémination, son poudroiement comme la poussière cosmique d'Eraserhead (1976), comme le sable du désert brûlé des feux du phare de voiture de Lost Highway. D'un côté, Alvin s'éloigne de sa fille qui tient à son père en s'accrochant au fil du téléphone qu'il coupe comme un cordon ; de l'autre le vieux fugueur croise une fugueuse enceinte, double rural et gironde de la citadine Laura Palmer.

Alvin est un funambule quand il tient la route en équilibre au-dessus du vide, comme le pont jeté au-dessus du Mississippi qui ressemble, en mode rustique, à celui ouvrant aux ténèbres de Nosferatu. Alvin est le magicien qui subvertit la malice de ses amis aboyant comme des chiens quand il s'apprête à partir. Plus tard, il convertira un groupe de cyclistes filant plus vite que son regard en une myriade colorée comme des ballons de baudruche échappées d'un chapeau. Alvin est l'animal sauvage quand il reconnaît son destin dans celui du cerf qu'écrase systématiquement une automobiliste, prise au piège d'une boucle infernale. Les bois du cervidé sont les siens, la couronne d'un roi de la forêt toujours plus peuplée d'animaux de bois quand ils ne sont pas raides morts.

Alvin Straight est enfin son propre Monsieur Loyal. Le bateleur annonce en effet l'arrivée du cirque qu'il contient dans ses flancs et plis, clowns et monstres, funambules, animaux et magiciens qu'abrite sa solitude, nomade et peuplée. Le cow-boy à roulotte est une machine foraine égayant un paysage qui coïncide avec sa carte postale, dévitalisé par les épandages industriels. Alvin repeuple alors le désert comme celui de Dune finit par s'engorger d'une pluie fertilisante. La motte de terre qui roule est en fait un dieu caché. Un jeu de ballon entre deux cyclistes le soir au coin du feu, l'un dans le cadre et l'autre hors-champ, rappelle qu'il a pour origine la bataille des dieux pour le soleil. Si Alvin est un dieu caché, son frère l'est aussi à qui il veut pour une dernière fois renvoyer la balle.

Le dernier duel

Renvoyer la balle est le don des frères séparés depuis Mathusalem qui, au soir de leur vie, n'ont plus d'autre temps à vivre que celui de la réconciliation et de la paix. Mais, on l'a dit, Une histoire vraie voit double. Deux histoires, celle de la fiction inspirée d'une histoire vraie, celle du tournage qui raconte l'autre histoire vraie de l'acteur brûlant ses dernières cartouches sur ce film. Deux histoires : une route à double bande. Un se divise en deux et le deux est originaire, un dieu caché. Renvoyer la balle est la métaphore dédiée aux retrouvailles rédemptrices des fraternités mutilées, elle dirait aussi bien le contraire. On se souvient alors que le terrifiant Frank Booth de Blue Velvet incarné par Dennis Hopper posait l'équivalence des lettres d'amour et des balles crachées par son arme à feu.

Renvoyer la balle, prise par le bout de son revers, renvoie à l'image du dernier duel. Les frères sont les premiers rivaux et il y en a toujours un de trop. Nous sommes bien dans un western mais d'après la fin du genre, moins crépusculaire que fossile. Comme on parle de rayonnement fossile au sujet des étoiles qui scintillent dans la nuit alors qu'elles ont disparu depuis des millions d'années.

Quand Alvin retrouve Lyle flanqué d'un déambulateur, aussi cabossé que son frère aîné, il n'y a pas besoin de mots. On est submergé par l'émotion des retrouvailles muettes. Lyle regarde la tondeuse, soudain il comprend la portée du geste de son frère : Alvin a fait 400 kilomètres avec sa tondeuse à gazon pour le revoir, voilà le geste dont un frère est capable. Geste sublime. L'émotion est à son zénith quand, imprévisiblement, elle est soumise à une étrange conversion, moins symbolique que diabolique. Une autre émotion s'empare alors de nous. Car, que voit Lyle que nous voyons comme lui ? Un message qui est une lettre d'amour (voilà ce que j'ai fait pour toi), pliée aussi d'une lettre de mort (voilà ce que j'ai fait pour toi mais je sais aussi que jamais tu ne me rendras la pareille).

Le duel a eu lieu et il aura fait une victime. Car c'est une crime de faire un don en le mutilant de la possibilité du contre-don, son complément nécessaire comme l'est pour le fœtus son jumeau placentaire. Il faut voir alors Lyle, joué par l'ami Harry Dean Stanton, prendre avec ses béquilles la pose du Christ crucifié. Et il faut voir comment se clôt Une histoire vraie, avec le dernier plan uniquement offert à Alvin et puis la caméra qui s'élève. C'est une montée au ciel mais elle se fait pour un seul des deux frères. Il y a celui qui restera sur la Terre tandis que l'autre rejoint les étoiles.

Tombé du ciel

Revenons au début de Une histoire vraie. Un lent mouvement de grue fait descendre la caméra tandis qu'une voisine prend un bain de soleil. La caméra s'avance vers la fenêtre quand soudain se fait entendre un bruit : in et off, champ et hors-champ coïncidant, Alvin vient de faire une chute.

Au début du film, Alvin Straight est un ange qui tombe du ciel ; à la fin, il y retourne. La montée au ciel est une remontée. Mais tomber du ciel c'est choir comme la lumière dont la chute signale aussi l'entropie. Une histoire vraie a été tourné sur un seuil, celui de la fin de l'usage de la pellicule argentique acté avec la décennie suivante. Quand on se consume en étant condamné à l'échéance de la dissipation d'énergie, deuxième loi d'airain de la thermodynamique, un geste peut encore être accompli, geste souverain, celui du don sans contre-don, à l'exemple du potlatch des amérindiens.

Le potlatch dit la dépense somptuaire initiée entre tribus emportées par la fièvre des rivalités mimétiques. Un film est un potlatch, un dernier geste peut m'être aussi. Au fond c'est la guerre, la lutte immémoriale des rivaux pour empocher la mise mais laquelle ? L'éternité contre l'entropie. Alvin Straight est un forain et un indien, un nomade et un dinosaure, dieu caché et ange aussi. Il a fait sa vie sur Terre avant de repartir de là où il est venu – les étoiles. Mortes depuis des millions d'année, elles nous donnent pourtant la sensation d'être immortelles. Le dernier duel est cruel et c'est la raison de l'intensité de l'émotion qu'il soulève, trouble et contrariée, louche et divisée. L'appel du dehors qui se dit atopie prend le risque de l'entropie. L'ange tombé du ciel est un astre mourant, une étoile déjà morte, un spectre dont la rémanence fait le filigrane du paysage – sa vie dans les plis.

Le cow-boy à roulottes est un barnum à lui tout seul ; son génie est d'être aussi une comète.

Un film est un potlatch, un dernier geste peut l'être aussi. Richard Farnsworth s'est suicidé dans son ranch le 6 octobre 2000, d'une balle de fusil. La balle tirée est une lettre de mort pliée d'amour, un dernier feu amorçant la fusée et sa projection dans les étoiles. Dans la voûte aux étoiles, il y a Rita Hayworth, Marilyn Monroe et Dorothy Malone. On sait dorénavant qu'il y a Richard Farnsworth.

Quand Alvin prend la route pour la première fois du film, la caméra monte dans le ciel et enregistre une concentration vive et passagère de lumière. Puis elle redescend doucement et voilà ce qu'elle montre : Alvin a fait dans l'intervalle trois mètres et c'est comme s'il avait parcouru des années-lumières. Laurens Walking, le sublime morceau composé par feu Angelo Badalamenti, donne au violon l'impulsion de valoir comme le démarrage d'une vieille machine rouillée. Mais le démarrage est aussi celui des adieux qui ont commencé depuis bien déjà longtemps. Les lauriers comme un diadème solaire tressent une couronne mortuaire. Alvin comme Laura s'en est allée. Laura, Laurens, Dick Laurent dans Lost Highway : tous dead. L'aura des spectres fait passer la nuit pour une aurore.

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