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Pierre (Jean Desailly) embrasse Nicole (Françoise Dorléac) dans son lit dans La Peau douce
Rayon vert

Aimer c'est voler, aimer c'est fuguer (sur deux films de François Truffaut)

Des Nouvelles du Front cinématographique
Vivre c'est voler du temps au temps et aimer n'est désirable que clandestinement. François Truffaut à sa manière poursuit Jacques Becker en continuant de filer à vive allure les histoires de l'homme pressé. Le temps presse, celui des contrats, des obligations et des devoirs et l'homme pressé bat la mesure de son désir en le dérobant comme s'il s'agissait de grappiller des intervalles, inserts de La Peau douce (1964) et parenthèses de L'Homme qui aimait les femmes (1977), autant de plaisirs volés comme les baisers. Le confort bourgeois n'a jamais empêché François Truffaut d'écrire sa propre version du Journal du voleur de Jean Genet.

La Peau douce (1964)
L'amour à la volée, à la dérobée

L'accord des cœurs dans la liaison des mains est une douceur que la froideur métallique des alliances meurtrit. Le générique de La Peau douce s'ouvre sur une image simple, sinon simpliste tout en exposant néanmoins qu'elle ne se jouera jamais en plan général, mais toujours en gros plan. Le film brossant à traits vifs une liaison adultère conduisant au crime passionnel arrive à faire trembler un peu la banalité redoublée du roman-photo et du fait divers quand le feuilleté s'appuie sur un rythme paranoïaque de film noir (y aide la musique de Georges Delerue) et la scansion obsédante des objets (François Truffaut connaît par cœur ses gammes hitchcockiennes).

La vie de l'écrivain Pierre Lachenay est celle d'un bourgeois ayant fait carrière dans le commerce littéraire, au Portugal pour parler de Balzac, à Reims de Gide, il est une vedette. Ce représentant de commerce des Belles-lettres se jette cependant dans l'escapade avec Nicole l'hôtesse de l'air comme s'il s'agissait de vivre enfin la vraie vie dont l'authenticité se mesurerait à son degré de clandestinité. Les inserts sont alors incessants, ils crépitent, gros plans de mains et d'objets, de gestes et de jambes, qui participent autant à produire une narration heurtée, innervée par la vie moderne, qu'à renchérir sur l'intervalle, l'interstice abritant les amours clandestines. L'insert est intéressant en fonctionnant comme une procédure ambivalente, témoignant d'un côté d'une existence automatisée (avec un scénario vissé aussi sur la fatalité cousue de fil blanc de son dénouement), indiquant de l'autre le désir réitéré d'une bouffée d'air, trouée ou échappée. Pour rester dans les passions cinéphiles du critique à l'époque jaune des Cahiers, c'est comme si les amants de la nuit de Nicholas Ray s'étaient entre-temps embourgeoisés, tout en restant collés à la clandestinité, ses cachettes, ses dissimulations et ses secrets, étant par ailleurs victimes aussi d'une automatisation langienne du monde social requérant pour seul vade-mecum une fragmentation inspirée de Robert Bresson.

Jacques Becker, enfin, le plus grand homme pressé du cinéma français, l'auteur d'Édouard et Caroline (1951) et Rue de l'Estrapade (1953), des films aussi déterminants pour le jeune François Truffaut que l'admiration partagée pour Paul Morand et son Homme pressé (1941). D'un homme pressé l'autre, la mort n'aura pas attendu longtemps : le premier est décédé à l'âge de 53 ans en 1960, le second à celui de 52 ans en 1984.

L'amour n'est vécu qu'en se révélant invivable. L'amour vrai est fugitif et rare, il est impossible à inscrire dans la durée. Si François Truffaut a le goût très convenu des passions fatales, il a aussi une manière désespérée de montrer que l'amour est l'impossible, asphyxié par le ronron de la conjugalité et anémié dans l'adultère, autre routine. Pierre Lachenay est un être pathétique, qui tient à son confort dont son épouse, Franca, est la garante tout en tenant à une aventure qui finit par lasser Nicole, qui littéralement préfère s'envoyer en l'air ailleurs. Jean Desailly joue le bourgeois qui n'a rien compris à ses lectures balzaciennes, un double du réalisateur qu'il portraiture avec une alacrité qui n'éponge jamais l'âcreté. Car le bourgeois qui porte le nom d'un ami d'enfance du réalisateur est lui-même un enfant voulant l'installation tout en gardant trace des plaisirs volés, les seuls exaltants.

Les plaisirs volés comme le sont les baisers dans la chanson de Charles Trenet à laquelle rend justement hommage Baisers volés (1968). Les plaisirs de l'amour sont des instants volés, ces inserts qui sont des prélèvements ou des extraits, des moments pris à la dérobée, attrapés à l'arrachée.

La Peau douce est donc un film de paranoïa et de mauvaise conscience, et de hantise et de conjuration. Tout y est dur, sauf la peau que l'on finit cependant par trouer aussi d'un coup de feu.

Le coup de feu donné par Franca l'épouse trompée est comme une gifle reçue par Antoine Doinel. C'est un rappel à l'ordre, sec et autoritaire. Le dernier insert aussi. La bouffée d'air relève toutefois moins de la trouée que du souffle de la poudre et du trou dans la peau, raccord fatal du clic de la photo fautive et du clac qui fait pan. C'est enfin un don sans contre-don, l'expression d'une jouissance, l'unique de toute La Peau douce, la seule dont Pierre Lachenay aura été l'inspirateur. La femme n'aura joui que dans la mort de l'homme qui a cessé depuis longtemps de la faire jouir. La jouissance est la preuve qu'entre eux l'amour, contrairement à la guerre de Troie, n'aura pas eu lieu.

Nicole (Françoise Dorléac) regarde la caméra dans La Peau douce
© Mk2 Films

L'Homme qui aimait les femmes (1977)
Le journal du séducteur, ce voleur

Une image du désir, paradigmatique de tout le cinéma de François Truffaut, c'est Antoine Doinel volant avec son copain (Lachenay) une photo de la Monika de Bergman à l'entrée d'un cinéma. L'amour s'attrape ainsi : à la volée, à la dérobée, à l'arrachée. C'est comme cela que vit Bertrand Morane, autre homme pressé truffaldien (ce nom est d'ailleurs comme un féminin de Morand, l'auteur de L'Homme pressé) dont la séduction est une éthique qui a pour visée l'instant d'après. Le roman de sa vie en établira le principe, parenthétique et digressif, incisif au sens des incises, des prélèvements qui sont des parenthèses enchantées, aussitôt ouvertes qu'elles se refermeront non moins rapidement. Des vols pour respirer à grande bouffée parce qu'autrement la vie est irrespirable (Bertrand Morane travaille dans un atelier de maquettes de soufflerie : si l'aérodynamique épouse le visage aquilin de Charles Denner, les maquettes renvoient à l'évidence au petit monde de l'enfance).

Car l'homme qui aimait les femmes les aime toutes pour n'en aimer aucune. Car aimer une femme a été souffrir l'intolérable, « une joie et une souffrance » (La Sirène du Mississippi, 1969), « ni avec toi, ni sans toi » (La Femme d'à côté, 1981). Aimer les femmes pour n'en aimer aucune tient également de la soufflerie, bouffée d'air et escapade, échappée et fugue de l'enfant irresponsable.

L'Homme qui aimait les femmes est de tous les films de François Truffaut le plus dévolu à dire les plaisirs de la narration. Les femmes séduites sont les épisodes d'une vie qui feuilletonne et s'écrit en se ressaisissant. Certains ont l'allure de leitmotivs (comme la femme qui sort de prison), d'autres sont différés en révélant après coup à quel point ils opéraient en sourdine ou en secret (c'est le personnage de Leslie Caron). Le discours prend parfois la forme du discours indirect libre (une femme parle en accueillant la voix de Bertrand). D'autres fois, la relecture avant pressage du livre invite au petit jeu des mises en abyme (quand la robe d'une petite fille, de rouge, passe au bleu).

D'un côté, la séduction est l'éthique d'un dandy problématisée à l'époque de l'égalité des sexes et du féminisme. De l'autre, elle convertit l'existence moderne du collectionneur fétichiste en roman dont la narration est surdéterminée par la voix de son éditrice (Brigitte Fossey). L'homme qui séduit les femmes pour les parler est lui-même parlé par celle qui se souvient de lui au moment de son enterrement. L'homme qui aimait les femmes ne parle que depuis le trou d'où est sorti le roman de sa vie, ses pages arrachées à la vie qui n'aura jamais moins été vécue qu'en l'étant sur le mode de l'effraction et de la fiction. L'amour est une histoire passagère, une fugue qu'il faut aller chercher jusqu'à la provoquer en étant digne d'être cultivée avec rigueur dans l'esprit de son narrateur.

Le séducteur est un chasseur autant qu'un fugueur. La fugue fait dès lors narration, des parenthèses que l'on ajoute aux parenthèses, des anecdotes qui racontent d'abord le plaisir digressif des descriptions. La séduction est ici prise à la lettre : celui d'avoir une histoire. Le séducteur n'en reste pas moins un fugitif qui, à la fin, comprend qu'il n'aura jamais fui que sa mère qui le rattrape à chaque instant, à l'angle très freudien de ses souvenirs, sa mère qui est son modèle et son anti-modèle. Séduire est le désir de l'enfant non désiré. Le journal du séducteur de L'Homme qui aimait les femmes recoupe alors le Journal du voleur (1949) de Jean Genet. Un livre décisif pour un garçon ayant connu très jeune la prison, jusqu'à la rupture brutale, en 1964, à l'époque de La Peau douce.

La femme dont la voix coiffe le récit reviendra dans La Femme d'à côté, la blessée madame Jouve. Un homme parle mais c'est une femme qui parle à travers lui. Elle parle à travers lui parce qu'il est troué, plongé dans un trou qui ne cessera plus de s'élargir dans les derniers films de François Truffaut, cimetière et soupirail par où Bertrand Morane regarde les jambes des femmes, chambre verte de La Chambre verte (1979), caves de l'homme de théâtre du Dernier métro (1980), parking des retrouvailles fatales de La Femme d'à côté, sous-sol où se cache le faux coupable de Vivement dimanche ! (1983). Et, déjà, le goût de la terre dans Les Deux Anglaises et le Continent (1971), avec cette parole d'Ann minée par la tuberculose, et définitive : « J'ai de la terre plein la bouche ».

La bouffée, la descente, le trou

La descente dans le souterrain avait déjà été tracée par les jambes des femmes, ces compas qui, selon une formule désormais proverbiale, arpentent le globe terrestre en tout sens, lui donnant son équilibre et son harmonie. Les jambes des femmes sont aussi les stylos de l'homme qui, s'il aimait les femmes parce qu'il n'en aimait aucune, aura raconté ses rencontres avec elles pour autant qu'elles ne l'oublient pas. Le séducteur est un fugitif, il fugue aussi pour que l'on se souvienne encore de lui.

L'insert est une coupe qui se divise entre pression nerveuse automatisée et pulsion poussant à la dérobée. La digression aussi, comme la cave où se cacherait l'enfant fautif, qui a volé et qui a fugué.

Chez François Truffaut, aimer c'est voler, aimer c'est fuguer (L'Amour en fuite en 1979, encore). Et séduire c'est avoir une histoire pour pouvoir non seulement s'en souvenir, mais également la raconter et, la racontant, continuer encore à exister, même dans le trou. Faire récit en se sachant être pris aussi dans le récit de l'autre. L'autre qui est toujours ici l'autre sexe. Le récit de la femme qui raconte comment les hommes qui les aiment toutes n'en aiment aucune se double dès lors toujours de l'autre récit, racontant celui-là comment ceux qui n'en aiment qu'une finissent par en mourir.

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