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dans Trois mille ans à t'attendre
Critique

« Trois mille ans à t'attendre » de George Miller : We Don't Need Another (Magical) Negro

Des Nouvelles du Front cinématographique
Comment croire aux récits quand triomphe la narratologie ? L'expertise est une accumulation saturée de savoirs qui finit en désamour de la connaissance elle-même. La science des récits est mutilée tant qu'elle n'accueille pas dans son lit le démon de la narration, qui est un bon génie. Les fiançailles du mythos et du logos devront être aussi les retrouvailles amoureuses de l'orient et de l'occident. Mais dans Trois mille ans à t'attendre il s'agit d'un amour particulier, celui d'une bourgeoise blanche et vieillissante revenant à la vie dans les bras d'un bel oriental, peau d'ébène et bien musclé. Dans la boîte aux loukoums rêvant de L'Aventure de Madame Muir de Joseph L. Mankiewicz, on finit par retomber sur l'os de ce pauvre vieux « Magical Negro ».

Éros noir, blue djinn

On a envie de récit, on crève de manquer de récit, on ne cessera jamais de le répéter. La question n'est cruciale qu'en demandant d'essayer de tirer d'une rengaine sur laquelle on capitalise à qui mieux mieux la ritournelle des narrations qui nous transmettent encore un peu d'expérience. De toute évidence, le récit est mal en point, tout aurait été raconté depuis longtemps (c'était déjà l'antienne de Wim Wenders à l'époque de Paris, Texas). Preuve en est donné par le règne exercé sur les narrateurs eux-mêmes par les experts en narratologie. Concrètement, dans Trois mille ans à t'attendre (déjà, ce titre à la Marc Lévy...), on voit Tilda Swinton trompant son ennui bourgeois pour l'énième fois en partant en goguette conférencière pour la Turquie, Istanbul comme Montmartre filmé avec la manière embouteillée d'un Jean-Pierre Jeunet.

Que faut-il faire alors ? Avec Trois mille ans à t'attendre, George Miller propose d'abord de compliquer un grand récit, qui est après tout une fiction aussi, celui du passage entre Mythos et Logos. D'emblée, la mise en point est faite, franchises mimétiques de super-héros à l'appui qui ne sont que l'américanisation franchement panique d'un fond inoxydable de paganisme. On comprend vite que la narratologue guindée vit dans l'attente inavouée du narrateur qui aurait le bon génie de redonner des couleurs à son existence falote. Alithea qui s'ennuie de savoir tout doit apprendre dorénavant à être digne de son prénom dont la vérité serait retrouvée puisque alètheia dit, depuis Platon jusqu'à Martin Heidegger, l'oubli constitutif de toute connaissance, qui est l'amour même de la connaissance, son Éros noir(1).

L'expertise est une accumulation saturée de savoirs qui finit en désamour de la connaissance elle-même. La célibataire anémique et ascétique, sans partenaire, ascendance ni généalogie, est une mutilée de l'existence tant que la science des récits n'accueille pas dans son lit le démon de la narration, le djinn qui est un génie devenu à l'ère du logos un paria, relégué au ban de la narratologie. Trois mille ans à t'attendre raconte ainsi comment le blues des narratologues, en rejoignant celui des narrateurs, se dissipera avec lui. Les trois vœux n'en sont qu'un pour Alithea qui se reconnaît dans le miroir brisé des récits du djinn, ceux de la reine de Saba et de la scientifique Zéfir.

Shéhérazade coupée en deux

Voilà donc où se trouve notre chère Shéhérazade aujourd'hui, divisée entre une experte exsangue et son génie depuis trop longtemps maintenant, ça fait déjà 3000 ans, retenu coincé dans un flacon ayant fini dans une boutique pour touristes occidentaux. Le génie est noir aussi pour chanter le blues de Shéhérazade qui étouffe, confinée dans la bouteille des expertises savantes.

Pour célébrer les nouvelles fiançailles de la fiction alliant au savoir des blasés la confiance des enfants qu'ils seraient restés, George Miller ne lésine pas sur les moyens en mobilisant une féerie visuelle qui adapte surtout quelques clichés épais à la moulinette des logiciels informatiques permettant aux pubards de se faire beaucoup d'argent en se faisant les imagiers de l'industrie cosmétique. Le spectaculaire est un autre règne écrasant la spécificité du cinéma dont l'art ne consiste en rien à raconter les mêmes fables en les modernisant aux standards de la reproductibilité technique, mais à les contrarier par le jeu du montage des images et des sons(2).

Alithea Binnie (Tilda Swinton) découvre la lampe avec le génie dans Trois mille ans à t'attendre
© Metropolitan FilmExport

Dans ce registre, on est en droit de préférer L'Odyssée de Pi (2012) d'Ang Lee. Aussi spectaculaire et également travaillé par le désir de la narration, le film fait preuve de plus d'originalité en montrant comment la fantasmagorie numérique est un cache aussi chatoyant que nécessaire au narrateur afin de tenir à distance le noyau de réel traumatisant fondant l'horreur de son récit de survie. On peut aussi préférer à Trois mille ans à t'attendre d'autres films de George Miller, par exemple Mad Max III : Au-delà du dôme du tonnerre (1985) avec sa fable messianique qui trouve par hasard le corps susceptible d'en incarner la valence rétrospective. Même le dernier Mad Max : Fury Road (2015) dispensait sa fureur carnavalesque en vérifiant la barbarie commune à l'industrie des énergies fossiles et à celle du blockbuster. Quelques Nanas felliniennes se démènent dans le souterrain d'une intrigue à tiroirs en ayant bien du mal à donner corps aux évanescences d'une vision largement farcie de remugles.

L'orientalisme et ses loukoums

L'énergie de George Miller consiste en effet à faire fonctionner son croquembouche sur plusieurs niveaux de sens qui ont pour tronc commun un même consensus, si peu dépaysant. On le voit, dans Trois mille ans à t'attendre, les fiançailles du mythos et du logos devront aussi être les retrouvailles amoureuses de l'orient et de l'occident, le second dévitalisé d'en savoir trop, le premier qui pourrait lui redonner chair et sang. Mais il s'agit d'un amour bien particulier, celui d'un orientalisme à tout crin, sans frein ni critique, qui délivre sa vérité ultime : une bourgeoise blanche et vieillissante revient à la vie en rose dans les bras d'un bel oriental, bien noir et bien musclé.

Une séquence ridicule a cependant le mérite de l'explicitation. Le racisme banal des voisines anglaises d'Alithea se voit rapidement balayé par les sucreries orientales cuisinées par un bel Apollon à la peau d'ébène joué par Idriss Elba. Le loukoum ne fait en rien passer la pilule d'un revival orientaliste censé revitaliser un occident sans désir à force de logique. On croyait avoir affaire à une variation rococo de L'Aventure de Madame Muir (1947) de Joseph L. Mankiewicz, on retombe sur l'os de ce pauvre vieux « Magical Negro », le magicien noir du cinéma hollywoodien d'hier et d'aujourd'hui, toujours sur le pont, toujours partant à faire le coup de main pour sortir le héros blanc de l'embarras(3).

Dans la pharmacie des contrepoisons soignant de certains loukoums visiblement addictifs, il y aurait déjà la revoyure de Tous les autres s'appellent Ali (1974) de Rainer Werner Fassbinder. Mais le remède irait trop facilement de soi. On s'amuse aussi à réécrire le tube de Tina Turner de Mad Max III ainsi : « We don't need another (magical) negro ». On en revient à la fin aux médecines fondamentales prodiguées par Edward Saïd dans son livre L'Orientalisme, sous-titré L'Orient créé par l'Occident : « L’Orient a presque été une invention de l’Europe, depuis l’Antiquité lieu de fantaisie, plein d’êtres exotiques, de souvenirs et de paysages obsédants, d’expériences extraordinaires. Cet Orient est maintenant en voie de disparition : il a été, son temps est révolu »(4).

Notes[+]