Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Tous les passagers du bateau en mer dans Lifeboat d'Alfred Hitchcock.
Rayon vert

« Lifeboat » d'Alfred Hitchcock : Notre nazi

Des Nouvelles du Front cinématographique
Étonnant, méconnu, Lifeboat embarque et méduse. Grand film naturaliste ignoré, le film d'Alfred Hitchcock excède le récit de propagande de John Steinbeck en faisant monter au cœur du sauvetage une marée noire rappelant aux démocrates qu'ils ont les mains sales. Gangrène et amputation gagnent alors en mobilité pour affecter un précipité d'humanité qui ne se soigne pas du mal sans faire et se faire du mal. Le précis de cruauté a besoin d'une corde et d'un couteau pour nouer ensemble les moignons d'inhumanité d'une humanité à la dérive.

Les eaux troubles d'un précipité d'humanité

Avec Rebecca (1940), Alfred Hitchcock prend ses quartiers à Hollywood. Il y est bien, on lui offre les moyens dont il a toujours rêvé. David O. Selznick qui l'a invité à venir est content de lui, son adaptation d'un récit de Daphné du Maurier est un triomphe récompensé aux Oscars. Avec L'Ombre d'un doute (1943), c'est Hitchcock qui est à son tour satisfait après avoir tourné son film préféré, qui est en effet l'un de ses plus accomplis. Il enchaîne la même année avec Lifeboat, troisième film qui a pour contexte les opérations d'infiltration et de sabotage nazis après Correspondant 17 (1941) et La Cinquième colonne (1942). Il s'agit d'une commande prescrite par les circonstances et leur urgence. Lifeboat est d'abord un film de propagande promouvant auprès du public des salles de cinéma les « war bonds », ces titres obligataires permettant à l'État de se financer en temps de guerre.

À partir d'un récit militant et interventionniste écrit par John Steinbeck, Lifeboat est finalement l'un des films les plus méconnus d'Alfred Hitchcock, peut-être même l'un de ses plus étonnants. Steinbeck lui-même aura tenté de prendre ses distances avec le traitement de sa variation du thème du Radeau de la Méduse en voyant comment Hitchcock, aidé de Ben Hecht qui a réécrit le scénario dans un sens plus dramatique, dépasse les bornes du message didactique (mettons nos différends de côté le temps de faire un front uni contre les nazis) pour tripatouiller des contradictions explosives comme on manipulerait de la dynamite. Osant s'aventurer dans les eaux troubles d'un précipité d'humanité contraint à la survie sur un canot dérivant sur l'océan Atlantique, Lifeboat montre que l'on ne triomphe du mal sans se salir les mains, y laissant au passage plus qu'un membre gangrené.

L'amputation ne fait pas une belle jambe à l'humanité, rappelée ainsi à ses essentielles boiteries. La gangrène et le moignon sont la cruauté avec et contre quoi il faut composer en luttant contre la décomposition qui en est l'exaspération. La forme s'y attelle, jouant moins de l'attelle que de la corde et du couteau qui sont les armes d'un petit traité rendant à la lucidité ce qu'elle doit à la cruauté.

Et cela s'applique déjà à l'auteur lui-même qui tire du caméo habituel un effet de signature doublé d'un effet de vérité, la première idée du cadavre flottant (mais Alfred Hitchcock craignait alors de se noyer vraiment) ayant laissé place à celle d'une publicité pour une cure drastique d'amaigrissement.

Le radeau médusant

Lifeboat est un film vissé par ses principes et aucun ne doit être transgressé, sinon les principes ne servent à rien, pareils à des bouées crevées. Neuf personnages et pas un de plus, aucun plan depuis l'extérieur du canot de sauvetage, aucune ficelle narrative (du genre flash-back). C'est un huis-clos à ciel ouvert même si l'ouvert est un bassin de studio avec son jeu de transparences nécessaires. Alfred Hitchcock aime les défis techniques et celui de Lifeboat est amplement relevé comme ce sera encore le cas avec, entre autres, La Corde (1949), Fenêtre sur cour (1954) ou Les Oiseaux (1963). On note au passage un goût pour les espaces théâtraux et fermés, déjà manifeste avec Une femme disparaît (1938) et cette propension est à l'œuvre avec les précédents films cités comme à l'occasion de cette autre adaptation d'une pièce de théâtre qu'est Le Crime était presque parfait (1954).

Le dispositif adopté est un défi technique à relever. C'est un jeu pour adepte de la virtuosité mais c'est aussi bien plus qu'une affaire ludique : une épreuve éthique vérifiée dans l'homologie de son récit et sa portée allégorique. Transgresser un principe serait comme se perdre au milieu de l'océan, s'amputer de l'orientation permettant de ne pas succomber à l'appel des sirènes de l'engloutissement.

Dans Lifeboat, un paquebot est torpillé par un sous-marin allemand. Neuf rescapés montés sur un canot de sauvetage composent un précipité d'humanité fort de ses archétypes, plus riche encore de leurs confrontations quand elles engagent mobilité et circulation. Rapports de classes (entre l'ouvrier des machines Kovac et la mondaine Constance Porter), de sexe (entre ces deux-là qui sont originaires des mêmes bas-fonds de Chicago), d'idéologie (Kovac a le regard tourné vers l'est comme ironise Connie qui défend la libre entreprise personnifiée par le vieux capitaine d'industrie Rittenhouse), et même de race (avec le personnage du matelot noir surnommé « Charbon de bois » et joué par Canada Lee, plus tard victime du maccarthysme) forment un composé social, instable et explosif.

La précipitation dramatique des affections, dans un film comme un traité de lucidité doublé d'un précis de cruauté, est accentuée avec l'arrivée du dernier rescapé, Willy, un nazi aux bonnes joues mais d'une extrême duplicité en finissant par s'imposer comme indispensable à la survie du groupe.

La variation du Radeau de la Méduse ainsi proposée embarque et elle est médusante. L'audace de Lifeboat éclate en effet à plusieurs endroits, et souvent là où l'on s'y attend le moins. Une fille-mère tient dans ses bras son bébé mort puis se suicide dans une ellipse, son cadavre hors-champ rattaché au canot par une corde que l'on sectionne comme un cordon ombilical. L'inversion de la généalogie mortifère de Psychose (1960) est ce qui noircit d'emblée le tableau. Les mains vides de la mamange, en ne résistant pas au chant des sirènes de la mort de son enfant, annoncent la chaussure vide de Gus, l'ouvrier amputé de la jambe par le nazi qui prend la tête de cette communauté de fortune. Willy chante lui aussi et son chant semble toujours plus irrésistible à ceux qui remettent leur destin entre les mains de l'homme directement responsable de leur situation. La godasse de Gus servira alors d'arme de mort en s'abattant à la fin sur la tête du sauveteur qui aura été causé leur malheur.

Le message, angélique et démonique

La chaussure de Gus l'indique : Alfred Hitchcock est un maître des objets qui les fait circuler en montrant comment ils sont chargés d'affects, pareils à des bâtons d'explosifs. L'objet c'est une fonction de destination, un usage original ouvert à son détournement, c'est aussi une valeur indicielle ou symbolique. On pense aux vestiges qui flottent à la surface après le torpillage du bateau, cartes et damier ou échiquier exposant le jeu auquel il faudra bien jouer en en rejouant les règles à chaque fluctuation des rapports de force. On songe encore dans Lifeboat à l'ombre de la voile qui assombrit le visage du nazi. Et puis il y a les indices qui démasquent le fin stratège : les étoiles qui font passer de la contemplation sentimentale à la compréhension de son mensonge ; la sueur sur le front montrant qu'il a gardé pour lui une eau précieuse pour le groupe ; une montre cachant une boussole. La duplicité nazie jouit de l'ambivalence des images dont les objets sont un relais concret.

Les passagers du bateau en mer dans Lifeboat d'Alfred Hitchcock.

Parmi les principes adoptés comme on tient une ligne de flottaison, il y en a un auquel Hitchcock n'aura jamais dérogé (plus réussi est le méchant, meilleur sera le film), faisant de son nazi la pointe effilée de son précipité d'humanité et c'est une arme à double tranchant. Dans Lifeboat, Willy interprété par Walter Slezak avec bonhomie est un ange doté de toutes les qualités (chirurgien il sauve Gus en l'amputant, marin il sait en mer s'orienter). Il se double aussi d'un démon rappelant aux remèdes qu'ils sont des poisons (il pousse Gus a l'eau, ment sur la langue en révélant qu'il maîtrise l'anglais, sauve la vie des rescapés en en différant la mort certaine par exécution puisqu'il rejoint un ravitailleur allemand).

Le message est donc clair et l'urgence de la guerre oblige à la plus grande clarté de son expression : que les démocrates mettent donc leurs différends de côté, qui ne sont après tout qu'un jeu de différences cultivées par toute démocratie qui se respecte, les démocrates ainsi rassemblés pourront faire la nique aux nazis qui ne sont forts qu'en profitant des divisions qui les affaiblissent. La grandeur du film d'Alfred Hitchcock consiste cependant moins à obscurcir le message antinazi qu'à en dévoiler le côté sombre. Car le nazi est d'abord l'homme providentiel que l'on décide de liquider comme la victime émissaire dont l'expulsion méritée s'impose au prix d'une crise mimétique.

L'angélisme du message est le canot de sauvetage d'une humanité boiteuse quand elle s'en remet au diable auquel elle remédie pour les besoins du consensus. Et le diable a deux visages, l'un évident et l'autre qui l'est moins : aux boiteries du nazi malin répondent les boitements d'une humanité n'ignorant plus l'inhumanité dont il est capable, combattant le mal par un mal qui lui est propre.

Marée noire

Lifeboat embarque et méduse en étant l'un des films les plus naturalistes de son auteur aux côtés de Psychose et Frenzy (1972). Il faut redire ici à quel point Alfred Hitchcock est à bien des égards proche de Luis Buñuel, celui de La Mort en ce jardin (1956) ou de L'Ange exterminateur (1962), ce dont on s'était déjà particulièrement rendu compte en relevant la nette proximité existant entre El (1953) et Vertigo (1958). Lifeboat est médusant quand l'attraction érotique (entre Kovac et Connie) se concentre dans un jeu de pieds, ce motif buñulien, qui renvoie à la jambe amputée de Gus, avant que la frustration ne déplace la tension du côté de la faim et ses emportements. Même le geste tendre de Garrett qui défait le nœud dans les cheveux d'Alice dont il devient amoureux est comme un fil tiré de la corde conduisant à la jeune mère suicidaire et succombant à l'appel des profondeurs. La Corde en explicitera le principe avec une radicalité formelle nouvelle : au bout de la corde, et des plans-séquences qui en tressent les nœuds, on tombe sur l'os d'un cadavre qui aura toujours été déjà là sans jamais qu'on ne le voie, exactement comme la lettre volée d'Edgar Allan Poe.

Lifeboat embarque et méduse encore à un autre endroit, un recoin qui est un autre anneau de la corde en revenant au personnage de Joe que l'on surnomme « Charbon de bois » parce qu'il est noir. L'homme est vertueux en priant Dieu, gardant la précieuse photo de sa famille du côté du cœur. Joe n'en est pas moins capable d'ironie quand on lui demande de participer à un vote démocratique alors qu'il est dans son pays d'origine un citoyen de seconde catégorie. La flûte dont il joue lui donne même des airs de Bouddha en parachevant l'idée qu'il est une figure de pure vertu, même en pratiquant par deux fois le vol permettant de confondre la duplicité du nazi Willy. Joe est enfin celui qui, en restant hors-champ au moment critique, ne participe pas au lynchage de ce dernier. Ce refus est sublime en montrant sans le dire la violence raciste dont il peut être la cible.

Joe est le seul personnage d'afro-descendant identifiable ou de premier plan dans tout le cinéma d'Alfred Hitchcock et il est aussi bouleversant qu'Oncle Famous (Juano Hernández) dans Stars in My Crown (1950) de Jacques Tourneur ou que Jeff Poindexter (Stepin Fetchit) dans Le Soleil brille pour tout le monde (1953) de John Ford. Joe incarne en fait l'autre côté sombre du film d'Alfred Hitchcock. La noirceur humaine est une huile de moteur comme celle qui recouvre les corps de Garrett, Gus et Kovac, mêlée d'intelligence machiavélique (avec Willy) et d'une noyade des principes dans les eaux fortes de la survie (pour les démocrates qui le lynchent). C'est une huile épaisse qui jaillit du canot de sauvetage en opposant des Blancs contre d'autres Blancs, une marée noire qu'observe à distance un Noir qui connaît la passion du lynchage et ses ravages mimétiques.

Dans Lifeboat, c'est donc à partir du regard distant de Joe que l'on dispose d'un observatoire possible de l'impossible : le nazi qui est un beau salaud n'en est pas moins lynché comme, ailleurs, on lynche des Juifs ou des Noirs. Son lynchage expose ainsi que l'on n'expulse jamais la victime émissaire sans reconnaître, non pas son innocence originaire (on ne poursuivra pas ici la leçon anthropologique de René Girard)(1), mais une culpabilité circulante et partagée. Dernier arrivé dans le canot de sauvetage, Willy est le dernier-né d'une humanité qui s'en sépare en se mutilant elle-même.

Et l'ironie est acide quand la mèche explosive du lynchage est le déni par Willy de l'américanité de Gus, porteur d'un patronyme germanique (Schmidt) qu'il a américanisé (Smith). La goutte d'eau qui fait déborder le canot de sauvetage de la communauté démocratique est le refus d'entendre aussi que des émigrés allemands ont participé à faire le melting-pot dont se vante alors le patriotisme US.

La gangrène et le moignon

La communauté des rescapés de Lifeboat aura perdu plusieurs de ses membres, la jeune mère à l'enfant mort, le gentil Gus qui meurt en rêvant à sa fiancée qui aime danser et Willy, le faux gentil qui se révèle un grand pervers. L'amputation aura donc élargi ses cercles en gagnant en épaisseur symbolique mais l'huile de moteur est une marée noire dont la machine humaine est saturée, surgissant de l'entrelacs de ses différences de sexe, de classe et de race. La défense démocratique n'est alors immunitaire qu'en tenant à des principes (c'est le côté kantien du récit) et des piqûres de rappel de ses propres contradictions internes, personnifiées par le personnage du Noir et son interprète blacklisté. Le kantisme avec ses impératifs catégoriques est inséparable aussi de sa critique par Charles Péguy en lui rappelant que s'il ne peut avoir les mains sales, c'est parce qu'il n'a tout simplement pas de mains.

La démocratie étasunienne est amputée quand elle cède sur ses principes en admettant des inégalités sociales et raciales dont le jeu est aussi le sien. L'humanité est gangrenée quand, aux deux extrémités de son spectre, elle abrite des Joe et fait naître des Willy. L'être humain est duplice, boiteux son angélisme. C'est pourquoi Bernard Stiegler a pu écrire que l'être humain doit toujours se redéfinir ainsi : comme un être non-inhumain, autrement dit comme cet être dont l'humanité est une tendance exigeant de lutter en même temps contre une autre tendance, aussi propre, à l'inhumanité(2).

La métaphysique hitchcockienne trouve ses origines culturelles dans le jésuitisme, Claude Chabrol et Eric Rohmer l'ont en leur temps génialement montré(3). Ses raffinements peuvent se comprendre également dans la perspective gnostique défendue par un autre critique des Cahiers du cinéma, Jean Douchet(4). On pourrait dire qu'il s'agit en ce cas d'un manichéisme supérieur : d'un côté qui tranche comme un couteau dans le scénario hollywoodien, ses conventions idéalistes et sa propagande en temps de guerre ; de l'autre qui reconnaît la lutte éternelle du bien et du mal en faisant remarquer à quel point les deux tendances sont tressées dans le cœur humain comme les nœuds d'une corde.

Le cinéma c'est le liant paradoxal des images dans la découpe des plans, un paradoxe que la modernité va intensifier avec certains hitchcocko-hawkiens comme Jean-Luc Godard. Le cinéma d'Alfred Hitchcock le sait d'un savoir qui est une pédagogie cruelle et lucide du raccord, d'un côté bornée par le corde, de l'autre par le couteau, bande et contrebande, pliure et déchirure : ombilic(5).

L'humain qui tend à l'humanité a un corps blessé, composé de moignons d'inhumanité. Il n'y a pas une existence qui ne soit pas comme une série d'amputations répétée. Le trouble qu'il y a dans Lifeboat avec le nazi serait égal ou presque alors à celui que nous ressentons devant Mais qui a tué Harry ? (1955). Le cadavre circule, on se le refile comme une patate chaude ou une angine. Il est le degré zéro de notre existence, son mana qui nous renvoie à notre culpabilité refoulée devant le mal. Le péché c'est le mal mais la faute est congénitale. Le mal c'est le mal propre, ce sale qui nous est propre en nous expulsant d'une humanité à laquelle on tend sans jamais en avoir la propriété(6). Willy le nazi, on peut le caractériser ainsi en suivant le titre d'un film important de Robert Kramer de 1984 : Notre nazi.

Poursuivre la lecture autour du cinéma d'Alfred Hitchcock

Notes[+]