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Nina Menkes devant l'écran dans "Brainwashed"
Esthétique

« Brainwashed » de Nina Menkes : Réflexions sur le male gaze

David Fonseca
Un film qui ne pense qu'en un seul sens et montre la direction, n'est pas un film, mais un ballon qui appartient au vent du tract publicitaire. Brainwashed, de Nina Menkes, sous couvert de pourfendre le « male gaze », ce regard masculin qui dépersonnifierait les femmes, produit un cinéma embué d'horizon rabougri, dont les instruments de la critique finissent par se retourner contre le film.
David Fonseca

« Brainwashed », un film de Nina Menkes (2022)

Dans son dernier film, Brainwashed, en cours de diffusion sur Arte, Nina Menkes entend apporter la preuve irréfutable, c'est-à-dire scientifique, images à l'appui, du caractère toxique du « male gaze » sur l'ensemble du champ social, soit le regard masculin porté sur les femmes au cinéma. Ce concept, théorisé en 1975 pour le cinéma par la critique et réalisatrice anglaise Laura Mulvey, pur produit de la vie intellectuelle et politique des années 70 trempé dans un jus psychanalytique (Freud, Lacan), connaît en effet une fortune comme une longévité théorique extraordinaire. Il n'est quasiment pas un seul film où se jouent des rapports entre les hommes et les femmes qui ne soit pas lu à travers ces lunettes critiques, à l'instar, par exemple, du dernier film de Quentin Tarantino, Once Upon a Time in Hollywwod, décrié outre-Atlantique en raison de son présupposé caractère sexo-machiste.

À l'image de l'historienne américaine Joan Scott, qui introduit et théorise dans les années 80 la notion de genre dans les études historiques, Laura Mulvey, professeure à l'université Birkbeck de Londres, est l'une des toutes premières théoriciennes du cinéma à offrir une vision genrée du septième art à travers le concept de « male gaze » qu'elle développe dans un article devenu culte : « Plaisir visuel et cinéma narratif » (« Visual Pleasure and Narrative Cinema ») paru en 1975. Alors jeune intellectuelle impliquée dans le mouvement des femmes, passionnée de cinéma, elle participe à des groupes de réflexion féministes. Elle y lit Freud et Lacan. Et comme Joan Scott et de nombreuses théoriciennes de cette génération soucieuses de déconstruire le patriarcat, elle voit dans une relecture des théories psychanalytiques l'opportunité de penser le genre et les sexualités.

Selon Laura Mulvey, « L'homme contrôle la part fantasmatique du film et apparaît ainsi comme le représentant du pouvoir. Il est le relais du regard du spectateur, assurant le transfert de celui-ci à l'écran. » Et cet objet du désir est destiné au plaisir de l'homme. « Jamais contestés, les films grand public ont codé l'érotisme selon le langage de l'ordre patriarcal dominant », dénonce la théoricienne. À dessein, elle utilise donc la psychanalyse comme « arme politique », notamment les concepts de fétichisme et de voyeurisme. Pour elle, le plaisir du spectateur passe par l'objectivation voyeuriste de la femme à l'écran. Plaisir scopique, selon le terme freudien désignant cette pulsion sexuelle où l'individu prend plaisir à posséder l'autre par le regard (scopophilie).

Nina Menkes entend populariser le concept dans Brainwashed. Dans le cadre d'un cours filmé dans la célèbre UCLA, elle en montre les effets délétères à un public estudiantin fasciné, qui, bouche en chœur, répètent in fine le mantra de l'époque. Selon elle, la conception des plans au cinéma serait genrée, selon une même norme identifiable et qualifiable. Laura Mulvey établit alors de façon mécanico-mathématique, à l'aide d'un triangle figuré à l'écran, une corrélation étroite entre le langage visuel du cinéma, genré, qui filmerait de façon différenciée hommes et femmes, la discrimination au travail, notamment dans le milieu du cinéma, et les violences sexuelles (abus sexuel/harcèlement) qui serait en cours dans la société. Images à l'appui, la conclusion de Brainwashed semble alors sans appel possible. Non seulement le cinéma, c'est-à-dire essentiellement celui produit par Hollywood, aurait reconduit les stéréotypes sexistes à l'égard des femmes, mais il aurait dans le même temps à ce point grossi le ventre de la bête immonde qu'il aurait encouragé toutes les formes de violences sexuelles commises à leur égard.

Il ne s'agira pas dans le cadre de cette analyse de Brainwashed de contester l'incontestable discrimination faite aux femmes comme les violences, notamment d'ordre sexuel, qu'elles subissent, dont la prise de conscience est encore plus que nécessaire aujourd'hui. S'il fallait se convaincre de la seule discrimination faite aux femmes au cinéma, l'exemple de la France serait probant. La France est en effet le pays qui compte le plus de réalisatrices féminines. Et pourtant, si désormais les écoles de cinéma comptent autant d'étudiants que d'étudiantes, ce chiffre tombe à 40 % pour la réalisation d'un premier court-métrage. Pour un premier long-métrage, ce chiffre descend à 23 %, et, pire, à 6% pour les longs-métrages dont le budget dépasse les 6 millions d'euros(1). Dans le cadre de cette analyse, il s'agira cependant de questionner plutôt la manière dont Nina Menkes conduit son raisonnement, en en déroulant le fil interne jusqu'à son terme afin d'apercevoir en bout de parcours combien il dit une chose et son contraire, soit de formuler un propos absurde qui dessert la cause féministe dont la réalisatrice se voulait pourtant le porte-drapeau.

D'emblée, Brainwashed produit un discours antithétique. Il repose tout entier sur un problème méthodologique autant qu'il conduit à une impasse théorique. Dans les premiers instants du film, Nina Menkes veut faire masse quand elle fait nasse. Elle résume autant qu'elle consume le « male gaze » par un extrait du Metropolis de Fritz Lang. Une femme, peu vêtue, exécute une danse en forme de transe sous le regard d'hommes hypnotisés dont les visages finissent par se fondre en un seul œil big brothero-male gazien. Mais cette scène, tout comme la plupart des autres scènes choisies pour illustrer son propos, n'est jamais questionnée, ni en elle-même, ni au regard du film dont elle est extraite. Or, cette scène pourrait signifier autre chose que ne le présuppose la réalisatrice.

Elle infirme notamment la proposition essentielle de Nina Menkes selon laquelle l'homme, au cinéma, serait toujours le sujet de l'action quand la femme serait sans cesse réifiée, réduite à l'état d'objet. Pour en apporter la preuve, la cinéaste montre de nombreux autres plans où le corps des hommes est toujours filmé dans sa globalité, quand celui des femmes ne l'est que partiellement, bougeant leur viande, morceau par morceau, femme mosaïque, femme sans musique : ici le jambage qui ne supportera plus aucun corps, le sein auquel manquera la bouche, des fesses qui mériteraient leur correction selon l'autrice. De la merde d'artiste, marchandise en boîte, dont saura se souvenir Piero Manzoni. Non pas un découpage, une boucherie, qui nierait l'être des femmes.

Cette objectivation est encore illustrée par d'autres extraits de films où de jeunes femmes dansent encore dans des poses suggestives. Titane de Julia Ducournau en est emblématique, lorsque Alexia (Agathe Rousselle) s'expose au regard masculin sur l'objet même de la masculinito-virilité, le capot d'une voiture. Cependant, jamais Nina Menkes ne s'intéresse à la politique des corps dans le film, à la question de leur possible réappropriation ou non. Ce choix de la danse est encore curieux quand la danse, aussi suggestive soit-elle, incarne, au fond, la grâce du mouvement. Elle est à soi sa loi. Dont chaque geste est à lui-même et pour lui-même sa propre fin. La danse pour la danse dit Montaigne. « Quand je danse, je danse », fusse sous le regard d'autrui : la danse comme lieu de (re-)conquête de son corps par son exposition. Au fond, le film de Nina Menkes, s’il réfléchit, c’est toujours dans l’angle strict de sa possibilité d’être répété. Sous des allures de scientificité, Brainwashed produit un discours reposant sur une politique d'échantillonnage qui, comme dans toute forme de sondage, ne convaincra que les bénis non-non.

Pire, en ouvrant son film sous forme de théorème à partir de la scène de danse du film de Fritz Lang, comme à partir des exemples précédents, Nina Menkes infirme sa propre théorie. D'une part, les hommes y sont autant découpés par effet de réduction. Ils n'y forment plus qu'un seul œil. Regard concupiscent, sans doute, qui voudrait gagner le monde à ses désirs, mais hommes découpés malgré tout, qui deviennent eux-mêmes esclaves de leur désir : l'objet de leur désir, un œil scopique, fente de leur pénis où ils s'y engloutissent. D'autre part, ces scènes de danse que choisit la réalisatrice montrent a contrario des êtres qui connaissent encore la station debout. Non pas des bêtes de foire, femmes-troncs, mais filmées en leur globalité, non morcelées, comme tentait pourtant de le démontrer la réalisatrice. Des femmes pleines et entières, sur pieds. Et quand bien même se trouvent-elles sous les feux du regard des hommes, elles n'en sont pas prises comme l'animal dans les phares. Elles n'en demeurent pas moins actrices dans un cadre contraint et contrarié. Ce sont elles qui, en vérité, mènent la danse, sous le regard de ces hommes devenus fantoches, toujours immobiles, statufiés par ces femmes : au regard des hommes, elles opposent le leur. Une extension du domaine politique de la lutte se produit, dont l'issue n'est pas nécessairement prévisible.

Nina Menkes ne cesse pourtant pas d'asséner que le sujet (masculin) est toujours l'objet de l'action quand l'objet (féminin) subirait en permanence l'action. À l'aide de différents intervenants ( enseignants, psychanalystes, réalisatrices...), sa démonstration repose sur une mécanique qu'elle assène sous forme de verdict sans appel : l'homme regarderait la femme quand la femme serait regardée. Suivent alors de nouvelles scènes de films pour en apporter la preuve irrémédiable : Un petit coin aux cieux, de Minelli, où une belle jeune femme noire, vêtue d'une robe blanche, vante ses atours face à un parterre d'hommes ébahis...comme de femmes... Cet extrait précède celui de Rivière sans retour de Preminger. On y voit Marylin Monroe chantant guitare en main, dans un saloon, affublée d'une tenue flamboyante, jambes dénudées, sous le regard d'hommes-spectateurs. Mais, au fond, qui est le véritable objet dans cette scène ? Il faudrait répondre que sous ce regard, sans doute sexualisé, Marylin n'en demeure pas moins actrice. Elle y opère une trouée. Sans doute chante-t-elle dans un espace doublement forclos (le saloon autant que des hommes l'encadrent par la droite, par la gauche, comme en arrière-plan). Mais dans ce plan resserré autour de la chanteuse une issue favorable demeure. Une ouverture : face à Marylin chantant, nulle forclusion. La voie est dégagée. Il n'y a pas trace d'hommes devant elle, aucun regard, qui, au fond, sont tous de biais, par où se fraie comme s'invente sa liberté.

À ces deux extraits succèdent deux autres scènes issues de films différents, toujours à propos de danseuses. L'une se déhanche devant des GI's dans Apocalypse Now, une autre, strip-teasant, dans Hustlers. Cette succession d'extraits pose le problème de mettre sous tension des plans hétérogènes. Ils n'ont pour seul point commun que d'avoir une femme objet d'un regard masculin. Toutefois, cette centralité – il faudrait dire plutôt cette spectatorialité – est investie autrement par chacune d'entre elles. Ainsi, cette scène de Eyes Wide Shut où Nicole Kidman, rentrant chez elle, se dénude, fait tomber sa robe noire à ses pieds, sans jamais encore que Nina Menkes questionne le film de Stanley Kubrick. Elle n'interroge pas davantage la place du spectateur, qu'elle essentialise, ventre ouvert, simple réceptacle d'images, sans jamais posséder d'esprit critique. Curieusement, elle opère une substitution des places : le spectateur devient dans Brainwashed l'objet tant décrié par Nina Menkes à propos des femmes au cinéma. Au fond, le film porte mal son titre : il ne saurait y avoir de lavage de cerveau (Brainwashed) puisque de cerveau son spectateur en est dépossédé dans son film. Être étêté, sans personnalité aucune, le film souffre d'une absence de réflexion spectatorielle, qui procède simplement d'une mise à plat des extraits, dont la seule extraction impose sa logique, et n'a pour seule épaisseur que sa répétition mimétique. Elle reproche à ces grandes œuvres qu'elle entend déconstruire le découpage qu'ils opèrent du corps des femmes quand son film procède du même geste scalpelien, estropiant les œuvres, blessant le cinéma auquel elle emprunte ses exemples comme autant de morceaux choisis.

Si le cinéma coule encore ici, il accélère à l'abîme. De la cendre en divague qui agite les ombres : il n'y a plus de corps, ni féminin, ni masculin, au fond. Il n'y a plus qu'un brouillard de tics, qui débordent du cadre, tous ces tics montés sur plans, cette forêt de saccades en vrac, de tressautements qui s'accablent. Toute cette hystérie navrée qui grouille et réclame en silence sa peine. Brainwashed se débat dans ce chaos d'obstacles, de pièges, de crétinerie initiale et de rêves appris par cœur que la réalisatrice voudrait nous distribuer comme l'autre les pains. Quelque chose a remplacé ces hommes et ces femmes dans ce cinéma, et cette chose, les voici à leur service - ils sont vécus par elle : le chiffre. Les femmes et les hommes y sont réduits à de la statistique. Il n'y a plus que cela dans Brainwashed, et ce qui glisse sur l'écran, ce sont des corps-chiffres. Abstractisés, Nina Menkes les zombifie pour nous les laisser sans vie.

Nina Menkes professe dans "Brainwashed"
@ Arte

Autre argument développé par Nina Menkes, a contrario, lorsque le corps des hommes serait sexualisé (extraits de beach volley dans Top Gun dernière mouture, de Brad Pitt, torse nu sur une toiture de maison, dans Once Upon a time..., scène de strip-tease dans Magic Mike), il serait filmé plein cadre et en action. Son corps ne serait jamais fragmenté, à l'inverse de celui des femmes. La scène d'ouverture de Lost In Translation, exposant une partie du corps découpé de Scarlett Johansson en gros plan, ferait foi. Ses fesses seraient son visage. Nina Menkes, pour nous gagner à ses raisons, ajoute à l'inventaire à la Prévert le regard avide de James Stewart observant les fesses d'une femme dont on ne verra jamais le visage, dans Fenêtre sur Cour. À l'inverse, l'exposition de la nudité du corps de l'homme serait protégée par son action et son énergie (extrait de 300, de Zack Snyder), quand la protagoniste féminine serait sans barrière ni protection. L'exemple paradigmatique de cette passivité serait La belle au bois dormant, réveillée par le prince charmant. Suivent alors de nombreuses scènes de films où les femmes sont allongées (After Hours), qui « les rendent hautement sexuelles », à disposition, incitant même à une « culture du viol » : tellement passive que, par ailleurs, dans After Hours, cette femme jouée par Rosanna Arquette est morte, symbolisant sans doute ces femmes niées dans leur humanité.

Terrible conclusion, dès lors : ces scènes auraient un impact direct sur « l'épidémie de violence et d'agression sexuelle », un propos tenu par l'un des intervenants de Brainwashed. Une thèse appuyée par une nouvelle démonstration filmique : une scène de violence engendrant un rapport sexuel, à la limite du viol, dans Blade Runner, auquel la femme, finalement, consent (« à la fin, elle est heureuse ») ; puis dans Le facteur sonne toujours deux fois de Bob Rafelson, lorsque Jack Nicholson prend de force Jessica Lange, idem dans Buffalo 66 de Vincent Gallo. Toutefois, pour aboutir à cette conclusion, Nina Menkes termine étrangement son propos par un extrait de Spring Breakers, où de jeunes adolescentes, en maillots de bain, se trémoussent. Mais l'échantillon ne fait pas loi : dans le film d'Harmony Korine, le héros masculin est nettoyé du dernier plan par ces mêmes jeunes femmes. Plus aucun regard d'homme lubrique. Une figure masculine littéralement exécutée quand continuent de s'enchaîner des extraits de plus en plus rapides, puisque vérité serait désormais faite : Under The skin, Flashdance, Body Double, Hustlers, Pulp Fiction, Blue Velvet, Operation Espadon, Suicide Squad... comme s'il s'agissait d'un seul et même film. Brainwashed, in fine, voudrait gagner le spectateur à sa propagande. Opération d'autant plus simple à réaliser qu'il avait déjà nettoyé les lieux de sa boîte crânienne, qui produit un cinéma embué d'horizon rabougri.

La solution, pour Nina Menkes, dès lors ? Les femmes cinéastes, qui seules sauraient filmer des femmes, non-tronquées, respectées dans leur dignité, Jeanne Dielman en porte-étendard autant que les récents Promising Young Woman (2020), mais surtout, programmatique, Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. Pour Nina Menkes (mais pas seulement), cette fiction, portée par deux femmes en quête d'émancipation, n'inscrirait plus le regard dans le registre de la domination, mais dans une relation d'égal·e à égal·e. Un manifeste cinématographique. Finalement, l'époque ne serait pas tout à fait rance. Le « male gaze » aurait engendré un « contre male gaze ». Dans sa dénonciation tectonique et planétaire, #MeToo aurait relancé l'exigence d'un nouveau regard cinématographique, dit, en filigrane, Nina Menkes. « C'est tout l'édifice de l'esthétique occidental qui est remis en cause, pour avoir contribué à la normalisation de l'exposition du féminin », analyse pour sa part André Gunthert, dans ses cahiers de recherche en ligne. « Petit à petit, le point de vue féministe impose sa vision, irrigue la recherche et ouvre à une critique globale de la culture audiovisuelle. »

Le discours de Nina Menkes dans Brainwashed possède à bien des égards tous les apparats de la séduction. La vérité s'y exprime ex cathedra depuis sa bouche. Aucun doute ni nuance dans son film, rien que des redites dans ses morceaux choisis. Or, la question du regard (esthétique) est essentielle. Merleau-Ponty rappelait combien c'est d'abord le regard qui interroge les choses : il est un mesurant pour l'Être (dont parle, semble-t-il, Nina Menkes à propos de La représentation de La Femme comme de l'Homme). Le regard déplacerait, en le démantelant, le terrain de la réflexion. Chez la réalisatrice, il ne mesure plus rien. L’œil du spectateur est crevé autant que celui de Nina Menkes. Il y aurait pourtant à redire. Par exemple, sur Once Upon a Time..., de Tarantino, à propos de ce torse nu de Brad Pitt, filmé depuis le haut d'une toiture. Le film a sans doute déclenché l'ire des féministes outre-Atlantique – Margot Robbie s'y trémousserait plus qu'elle n'y parlerait, « une poupée sans vie et éternellement joyeuse » (Clémence Michallon dans The Independent) faute de dialogue remplacé par des plans hussards sur son corps. La philosophe Sandra Laugier, dans une chronique à Libération le 6 septembre 2019, y voyait au contraire le plus bel hommage rendu à Sharon Tate, tout comme Tarantino se jouerait des regards féminins et masculins dans cette fameuse scène du torse Brad pittien. Quant à Rosanna Arquette dans After Hours et ces monceaux de femmes accumulés, peut-être sont-ils, finalement, en avance sur chacun de nos corps. S'il n'y a même plus de cadavre en eux (qui possèdent encore une totalité cadavérique), juste du vide – un souffle d'os gris, les hommes, dans ces extraits choisis par Nina Menkes, y sont toujours lourds, empesés, avec leurs entrailles bavardes, leur sexe bas du front pour seule ligne d'horizon.

Finalement, à essentialiser La Femme, l'Homme comme le Spectateur, Nina Menkes minéralise son Brainwashed. Tout semble y faire sens dans la même direction. Ainsi ne dit-elle jamais combien il a été reproché à Laura Mulvey le caractère trop schématique de sa vision du cinéma, la dimension trop déterministe de sa théorie du spectateur comme s'il ne pouvait pas faire preuve de distance critique. Dans le texte initial, elle n'envisage le spectateur que du point de vue masculin. En 1981, elle retravaillera son concept dans « Retours sur plaisir visuel et cinéma narratif » en y développant le point de vue féminin. Or, de ce travail il ne sera jamais fait mention. Nina Menkes fait comme s'il n'existait pas. La chose pourrait être simplement regrettable : Laura Mulvey intervient dans Brainwashed pour y prêcher la bonne parole. Au vrai, cette « omission » apporte s'il était nécessaire la preuve du caractère dogmatique de la démarche de Nina Menkes dans Brainwashed.

Mais il faudrait encore prendre autrement la mesure de ce travail sur le « male gaze » opéré par certains discours féministes. S'il est sans doute salutaire, il fait cependant entrer les études sur le cinéma dans une période singulière, notamment outre-atlantique, où les tenants des Cultural Studies, dont font partie les féministes, sous couvert de lutter contre toutes les formes de préjugés à l'égard de tel ou tel groupe social, se disputent en permanence la première place. Pas un seul film que les African American Studies, les (Critical) White Studies, les Gender Women's Studies, les Jewish Studies, les PostColonial Studies, voire même les Animal Studies ne manquent de passer au crible de leur seul point de vue.

Pour ne prendre que le seul exemple des Women's Studies, dont fait partie Laura Mulvey, auxquelles se rattache Nina Menkes, celles-ci avaient pour objectif de prolonger la critique de la place faite aux femmes dans la société par la critique des discours légitimant leur exclusion. Le problème de ces analyses, le plus souvent, dont témoigne Brainwashed, est de passer sous silence tout un pan cinématographique. Ainsi, chez Nina Menkes, il n'est jamais fait mention de cinéastes, ou de certains de leurs films, qui font des femmes le moteur de l'histoire. Pour ne prendre que des exemples reposant sur des films dits « historiques », en raison de la représentation du passé qu'ils offrent et du regard féminin posé dessus, il faudrait par exemple citer L’Échange de Clint Eastwood (2008). Angelina Jolie, dans le rôle de l’héroïne malheureuse dont le fils de 9 ans a mystérieusement disparu, est internée psychiatriquement pour ne pas reconnaître un ersatz de son fils présenté par les forces de l'ordre. Le film retranscrit un fait divers qui va devenir le symbole du sexisme régnant dans l'Amérique des années folles. Angelina Jolie apparaît comme une menace pour la domination masculine dans la société en raison de son opposition aux injonctions de la police. Cette opposition se transmue en révolte contre son statut inférieur au sein de la société américaine. Un film que d'aucun jugerait féministe, pour un cinéaste parfois décrié en raison de son pseudo-machisme (voir Pauline Kael).

C'est encore du côté du récit historique que certains autres réalisateurs ont inversé la logique des regards. Ainsi, l'assassinat de JFK ne sera plus seulement perçu d'un point de vue masculin mais à travers les yeux de sa femme, Jackie, interprétée par Natalie Portman, dans le film éponyme de Pablo Larraín (2016). Le décentrement est à ce point puissamment opéré que le réalisateur s'efforce de montrer combien Jackie a œuvré pour que son défunt mari, à l'instar de Lincoln, entre dans la légende de la politique américaine.

Mieux encore, depuis Hollywood, qui est la cible principale de Nina Menkes, le rêve américain du début du XXe siècle ne sera plus filmé simplement à partir du point de vue comme du parcours exemplaire d'un homme mais d'une femme, dans The Immigrant (2013), de James Gray. Le film retrace la difficile arrivée d'une jeune femme d'origine polonaise (Marion Cotillard) à Ellis Island. On pourrait encore ajouter que Werner Herzog offre la version féminine de Lawrence d'Arabie avec Queen of The Desert (2015). Le film retrace l'incroyable vie de Gertrude Bell (Nicole Kidman), une archéologue exploratrice, cartographe et responsable de la politique anglaise participant à la reconfiguration du Moyen-Orient après la fin de la Première Guerre Mondiale. Si le film n'est pas à la hauteur des enjeux historiques, comme c'est trop souvent le cas dans ce genre cinématographique, il n'en a pas moins le mérite, du point de vue menkien, de penser l'histoire féminimement.

Le problématique Marie-Antoinette (2006) de Sofia Coppola participe sans doute de cette politique d'inversion du regard, en se concentrant sur la vie de l'épouse du roi avant la révolution de 1789. Néanmoins, sous couvert de livrer un portrait de femme indépendante, ainsi que sa volonté d'affirmer sa féminité dans un monde dominé par le masculin, le peuple révolutionnaire devient le grand oublié de l'histoire quand il n'est pas caricaturé de façon grotesque à la veille de la Révolution. Sofia Coppola montre une plèbe sous forme de masse de gueux sanguinaire et barbare, s'identifiant davantage à la reine qu'à son peuple souffrant la faim. Sous prétexte de féminisme, un regard chasserait donc l'autre. Que penser encore des Proies (2017) de la même réalisatrice, rejouant le film de Don Siegel avec Clint Eastwood (1971), en en inversant la logique des regards : non plus masculin mais féminin. Mais ce regard en balaie encore un autre. Dans le film de Sofia Coppola disparaît le personnage noir de la servante de maison, qui se trouve à la fois dans le roman dont est tiré le film de Don Siegel, comme à l'intérieur de celui-ci. Exit donc une image de la servitude (celle de cette femme noire) pour mieux en combattre une autre (la cause des femmes). Mais Sofia Coppola n'ignorait pas, pour l'avoir déclaré, que si elle avait montré une femme noire esclave dans son film, les tenants des Critical White Studies, notamment, n'auraient pas manqué de le lui reprocher, comme ils le font pour tant d'autres films.

Cette disparition de la femme noire est riche d'informations, sur un double plan convergent. D'une part, il tend à montrer que Le Féminisme n'existe pas, sauf sous une forme constellée. Le féminisme noir se départit, en effet, des luttes du féminisme blanc aux États-Unis. D'autre part, cette guerre des identités finit par appauvrir le cinéma ainsi proposé sous couvert de ne pas contrarier les mémoires comme les regards des uns autant que celui des autres.

Toutefois, le mérite du film de Sofia Coppola est peut-être d'avoir enfanté plusieurs co-productions anglo-américaines pour réécrire l'histoire de la cour britannique à travers les yeux de personnages féminins. Pour ne prendre que quelques exemples, en 2008, Deux sœurs pour un roi, de Justin Chadwick, raconte les relations délétères de deux sœurs (Natalie Portman, Scarlett Johansson), au XVIe siècle, de la cour du roi Henri VIII d'Angleterre. The Duchess, en 2008, de Saul Dibb, raconte la façon dont, à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, Georgiana, duchesse du Devonshire (Keira Knightley), va lutter pour améliorer progressivement la condition féminine dans la société de l'époque, où les femmes sont seulement considérées comme des procréatrices d'héritiers comme autant d'objets sexuels. Keira Knightley interprétera un rôle similaire dans l'adaptation du roman de Jane Austen, Orgueil et préjugés, de Joe Wright, en 2005, précédant Marie-Antoinette de Sofia Coppola. En 2018, Marie Stuart, Reine d’Écosse, de Josie Rourke, évoque la rivalité entre Elizabeth I (Margot Robbie) et Marie Stuart (Saoirse Ronan). La même année, La Favorite de Yorgos Lanthimos, raconte l'histoire de trois femmes, au XVIIIe siècle, à la cour royale anglaise : la reine Anne (Olivia Colman), sa meilleure amie, Sarah Churchill, amante et bras droit au tribunal (Rachel Weisz), et la cousine de Sarah, la noble Abigail (Emma Stone), le film relatant leurs relations lesbiennes.

Pour demeurer dans la sphère des films historiques, il a cependant existé des films pré-Gender Studies. Par exemple, Les Cloches de Sainte Marie, de Léo McCarey, qui met en avant le rôle prépondérant des femmes dans le combat contre les injustices sociales. Le rôle principal n'y est pas tenu par le père O'Maley (Bing Crosby), héros du premier volet (La Route semée d'étoiles, 1944), mais plutôt par la sœur Mary Benedict (Ingrid Bergman). Il faudrait encore ajouter Mary Stuart de John Ford, dans lequel le personnage principal (Katharine Hepburn), symbolise toutes les vertus féminines face à la bassesse et la violence représentées par la masculinité. Et s'il ne fallait citer que deux filmographies post-Gender Studies décolonisant tous les territoires – féminin, masculin, etc. –, Jane Campion autant que Kelly Reichardt redessineraient bien des cartes. Des réalisatrices féminines ? Des cinéastes, plus simplement.

Ces contre-exemples n'ont pas vocation à nier une situation factuelle comme le sort fait aux femmes, notamment au cinéma. Et il faudra lire avec intérêt l'essai d'Hélène Frappat, Le Gaslight ou l'art de faire taire les femmes, qui, à mi-chemin du traité féministe comme de la philosophie politique, montre comment le cinéma, à partir d'un film, Hantise de Georges Cukor, en 1944, nomme avant la lettre un phénomène comme une logique d'effacement. Le film a donné naissance à un concept riche de promesses, utilisé autant par la littérature académique que les tribunaux : le gaslighting, soit un procédé d'évaporation par lequel un homme tente de réduire une femme au silence ou à la folie, par sa position de domination abusive. Un concept d'évaporation qui a essaimé depuis lors hors de son champ pour désigner autant la violence du langage politique niant des problèmes politico-sociaux qu'il s'agirait d'évaporer littéralement, autant qu'il permet de penser les fake news comme les stratégies des démocratures de type poutino-trumpiste mais aussi celles mises en place par les mouvances néofascistes.

Ces contre-exemples, dès lors, sont plutôt l'expression d'un regret, celui du manque de nuance dans Brainwashed. Cette nuance, sans doute impossible à trouver, faite d'entre-mondes. Qui s'objecte toujours elle-même. Parasite son discours de divers bruits périphériques, au risque parfois de ne pas le rendre audible, quand Brainwashed ne possède aucun interstice, aucune faille ni fente où le vent lui soufflerait des aubaines. Car rien ne le retranche des airs familiers qu'il se donne. Ce n'est pas un cinéma de l'appétit, mais du ventre, qui garde tout dans son coffre, seulement capable de régurgiter sa bile. Brainwashed ne nettoie pas le regard. Il a cette prétention ogresse, qui fait ventre de tout, possédant le mauvais génie de l'entre-soi. À force de contention d'esprit, plus rien n'y est acerbe, quand il est à lui-même l'objet de sa défaite. On aurait pu rêver pourtant d'un film qui batte le fer, taille pour le songe des manteaux à sa mesure, essaie des idées plus vastes, des philosophies plus allègres, des havres où loger ce qui n'existe pas encore à propos de luttes qu'il s'agit indubitablement de mener. C'eût été ici la véritable fabrique de l'homme et le commencement des pensées qu'appelait de ses vœux Nina Menkes. Là même où un passage aurait pu s'ouvrir, où chacun aurait pu y lire sa chance, dans ce lieu qu'on n'habite pas, qu'on appelle, qu'on fréquente comme les lisières, dont la fréquentation assidue dépend l'entrée dans les métamorphoses, qu'on appelle tout bas cinéma.

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