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Griffin Dunne et Linda Fiorentino attachée dans After Hours
Rayon vert

« After Hours » de Martin Scorsese : Ulysse perd ses mots

Jérémy Quicke
L’odyssée de Paul Hackett dans After Hours peut également se vivre comme celle d’un Ulysse raté perdant petit à petit le pouvoir de son langage. Il espérait séduire une jolie fille en jouant au beau parleur, mais ses mots de dragueur vont endormir les princesses et réveiller les monstres pour l’entrainer dans une virée nocturne entre l’absurde et le cauchemardesque, au bout de laquelle il restera sans voix.
Jérémy Quicke



« After Hours », un film de Martin Scorsese (1985)

Au commencement étaient Mozart, des bureaux, des ordinateurs remplis de messages codés, et Paul qui les décrypte pour son collègue, avant de s’ennuyer en l’écoutant raconter sa vie. Le matin suivant, après une virée nocturne à Soho et une odyssée entre l’absurde et le cauchemardesque : retour à la case départ. Avec une petite différence, peut-être anodine, mais rien ne semble l’être dans After Hours : Paul est seul à son bureau, il se tait. Sur le mode de la farce, avec une circularité imparable, cette désopilante errance new-yorkaise peut également se vivre comme celle d’un Ulysse raté, incapable de rentrer chez lui et perdant petit à petit le pouvoir du langage.

Sorti en 1985, After Hours braque donc ses projecteurs sur le personnage de Paul Hackett (Griffin Dunne), comme l’illustre littéralement son réalisateur Martin Scorsese en apparaissant, tel un marionnettiste démoniaque, dans les hauteurs du club Berlin. Informaticien lambda, sa vie semble assez simple : il est seul au café, un livre à la main. Comme si les mots figés dans le papier permettaient de retrouver une harmonie entachée par le langage codé et mouvant de l’ordinateur. Il indique d’ailleurs « relire » le roman. Entre alors dans After Hours, comme dans un rêve, la séduisante Macy (Rosanna Arquette), capable de réciter par cœur un extrait du même livre. Elle lui laisse son numéro, il sort son stylo, qui devient le premier grain de sable dans la machine onirique : il n’écrit plus. Rien de trop grave, Paul parvient à lui téléphoner et obtenir un rendez-vous chez elle : la communication fonctionne toujours. Le taxi l’emmène à Soho à toute allure. La vitesse pour annoncer la jouissance, la puissance virile ? C’est plutôt une descente vers l’enfer qui semble traverser la séquence, marquée par une communication manquée : le passager qui vient de perdre son seul billet ne parvient pas à se faire entendre du chauffeur qui roule comme un possédé.

Sans trop se soucier de cet avertissement, Paul arrive donc dans Soho et s’apprête à connaitre plusieurs rencontres féminines, marquées chacune par une idylle amorcée puis manquée - tel Ulysse, encore une fois. Le langage et la communication, dans After Hours, se retrouvent au centre de ces différentes péripéties. Il y a d’abord Kiki (Linda Fiorentino), la colocatrice aux sculptures en papier mâché. Paul s’enhardit à lui proposer un massage, au cours duquel il raconte une histoire avec lyrisme, se rapproche doucement de son oreille en murmurant pour … réaliser qu’elle s’est endormie ! Il croyait pouvoir invoquer le verbe du dragueur, celui du beau parleur qui séduit par ses mots et ses histoires. Dans un monde en proie à l’angoisse, à la solitude et à l’aliénation urbaine, où le langage est contaminé par les codes des machines, la langue du dragueur devient peut-être le seul moyen pour l’homme de retrouver de la puissance et de la virilité. C’est tout l’inverse qui arrive à Paul, dès ce massage. Il devient comme un double inversé de Shéhérazade, archétype du personnage capable de séduire en racontant des histoires, dont le pouvoir démiurgique était justement de tenir son interlocuteur éveillé.

Griffin Dunne dans l'atelier de Linda Fiorentino dans After Hours

Les mots ont un effet encore plus grave avec Macy. Une idylle est à nouveau amorcée, elle lui glisse en souriant : « I think you’re somebody I can really talk to ». Loin des paroles lyriques et mises en scène du dragueur, elle se confie à lui en toute sincérité, n’hésitant pas à dévoiler certaines blessures. L’homme prend peur et s’enfuit. Le destin le ramène cependant à elle plus tard dans la soirée : il rentre dans la chambre, entame un nouveau monologue pour présenter ses excuses... et réaliser qu’elle s’est suicidée avec ses médicaments. Même si l’acte a eu lieu, hors-champ, avant la scène, à l’image l’effet est celui-là : ce sont les mots de Paul qui l’ont endormie pour toujours. Encore plus tard, il rencontre la serveuse Julie (Teri Garr), qui lui confie être séduite parce qu’il tient sa parole : « You said that you were gonna come back and you did. In these days, that is something to be commended and rewarded ». Paul s’enfuira encore, se sentant pris au piège comme les souris de cet appartement, ou comme l’homme dont le sexe est mordu par un requin dans un dessin grossier sur le mur des toilettes. Cette dernière image peut également renvoyer à la figure humaine dans la grotte de Lascaux ; un avatar préhistorique pour notre héros que ni les ordinateurs ni les paroles viriles ne peuvent sauver. Avec Gail (Catherine O’Hara), la communication reste cassée puisqu’elle empêche de passer un appel téléphonique en lui lâchant des faux numéros jusqu’à ce qu’il perde la tête. Elle lui promet de le reconduire chez lui, mais décide de le condamner au lynchage : elle utilise les haut-parleurs de son camion à glace pour ramener tout le quartier à ses trousses. Les mots de Paul endorment les princesses, ceux de Gail semblent pouvoir réveiller les monstres et les diriger contre le pauvre homme.

Sans doute déboussolé par toutes ces rencontres féminines, notre Ulysse new-yorkais se tourne alors vers une présence masculine et parvient à s’incruster chez un passant qui a tout l’air d’un homosexuel refoulé. Au bord de l’hystérie, il entame un nouveau monologue enivré pour raconter toutes les péripéties vécues cette nuit-là, aidé par des fondus enchainés qui accélèrent le récit. Les contre-champs, irrésistibles, présentent son hôte, impassible, levant parfois les yeux au ciel. Sa descente aux enfers ne peut même pas, en étant racontée, susciter de l’empathie, seulement l’ennui et l’indifférence. Restent une dernière rencontre et une conclusion implacable avec June (Verna Bloom) dans le club Berlin. Paul devient littéralement la statue qu’il avait aidé à élaborer chez Kiki. Immobilisé, il demande à son interlocutrice de le faire sortir de là, mais reçoit le coup fatal porté à son verbe viril : elle lui colle un papier sur la bouche. Lui qui avait cru reconnaitre dans la sculpture initiale Le Cri d'Edvard Munch, est désormais condamné ironiquement au silence. Cette statue humaine trouve également un écho avec les fameuses images de Pompéi. Bien loin d’un Ulysse séducteur, le pauvre homme ressemble alors plutôt à un de ces anonymes pétrifiés dans le silence et l’immobilité pour l‘éternité. Loin du volcan et toute sa symbolique amoureuse, il suffit de quelques rencontres féminines apparemment anodines pour le rendre muet. La boucle est bouclée, le dragueur a perdu ses mots. Ultime ironie d'After Hours : au terme de son odyssée étourdissante, il revient malgré tout à son Ithaque, non pas une maison et une famille, mais son bureau et son travail. La dernière image montre un dernier acte de communication, de la machine vers l’humain, comme si cette fois l’ordinateur décrypte son utilisateur : « Good Morning, Paul ».

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