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Jackie (Nathalie Portman) à la maison blanche dans Jackie
Le Majeur en crise

« Neruda » et « Jackie » de Pablo Larraín : Camelot et camelots

Des Nouvelles du Front cinématographique
« Neruda » et « Jackie » forment un passionnant diptyque, nom et prénom pour une Amérique expérimentée comme le nom divisé de plus d'un antagonisme au temps de la guerre froide : nord et sud, hommes et femmes, chambre froide et royaume mythique – de face et de dos.

« Neruda » (2016) et « Jackie » (2016) de Pablo Larraín

Sortis quasiment coup sur coup sur les écrans français, Neruda (4 janvier 2017) et Jackie (1er février 2017) du chilien Pablo Larraín invitent difficilement à ne pas les envisager de concert, en vis-à-vis. La perspective comparatiste serait d'autant plus appropriée si l'on proposait de penser ensemble les deux films comme un diptyque en les considérant au prisme d'un concept philosophique, celui d'écart parallactique développé par Slavoj Žižek. C'est ainsi que l'on pourrait penser concomitamment l'ensemble des ressemblances et dissemblances caractérisant une gémellité qui n'oublie pas que les symétries ne valent rien sans les dissymétries qui démentent leur apparente régularité. Si la parallaxe nomme communément la modification apparente d'un objet déterminée par un changement de point de vue au principe d'une nouvelle vision, l'écart parallactique ou « parallaxique » ne se réduit pourtant pas à un simple changement de perspective sur un même objet adopté par un observateur particulier. Il s'agira bien plutôt d'insister ici sur l'antagonisme logé au cœur du réel, dans l'écart entre les choses comme à l'intérieur même des choses, garant d'une variété de perspectives différentielles comme autant de réponses conflictuelles possibles(1).

Ce qu'être américain veut dire
(de face et de de dos)

De fait, Neruda et Jackie sont des films qui, produits selon des configurations spécifiques, peuvent à l'évidence se regarder indépendamment l'un de l'autre. Si les deux films de Pablo Larraín sont des coproductions chiliennes incluant des participations internationales (majoritairement françaises et étasuniennes), elles ne le sont pas avec les mêmes partenaires économiques. Hormis la présence commune de Fabula Producciones dont le réalisateur est l'un des cofondateurs, Neruda a été soutenu par la télévision argentine, une structure espagnole liée au nouveau cinéma sud-américain (Setembro Cine), ainsi que par de petites sociétés française (Funny Balloons et Reborn Productions) ; Jackie a été confortablement produit par un regroupement d'indépendants plus forts économiquement, Protozoa (la société de Darren Aronofsky), Wild Bunch et Why Not, distribué en France par Bac Films et à l'international par Fox Searchlight Pictures. Et puis, quoi de commun a priori entre la traque policière du poète chilien condamné en 1948 à l'exil politique en raison de l'anticommunisme du dirigeant Gabriel González Videla et l'histoire de l'épouse du 35ème président des États-Unis devenue veuve et mère de deux jeunes orphelins après l'assassinat de ce dernier à Dallas le 22 novembre 1963 ?

Il se trouve pourtant que les deux films considérés d'un même regard représenteraient aussi deux réponses certes différenciées mais proposées à l'adresse d'un seul et même antagonisme : comme le champ-contrechamp dialectique d'une même réalité disjonctée, vue successivement de face et de dos. L'antagonisme serait-il celui d'une Amérique toujours déjà divisée entre le continent américain tout entier et un seul pays abusivement identifié à lui (les États-Unis représenteraient la face massive d'une réalité dont le dos recouvrirait le reste du continent) ? La division strictement idéologique du nom américain autorise en effet les États-Unis de Jackie à être cet empire ayant vassalisé l’État chilien au point qu'il aura servilement relayé son entreprise de chasse aux communistes incluant Pablo Neruda quand, au nord du continent, Jacqueline Kennedy n'hésite pas à qualifier Lee Harvey Oswald soupçonné du meurtre de son époux de pitoyable petit communiste. L'antagonisme serait-il encore celui d'un réalisateur chilien soucieux d'être en capacité de conserver son indépendance tout en travaillant aussi bien dans un contexte cinématographique nord-américain (si Jackie n'est pas un produit strictement estampillé Hollywood, son casting n'en demeure pas moins hollywoodien, dominé par la star Natalie Portman) que dans un contexte sud-américain dispersé en financements locaux inégaux (le Chili produit plus de films que le voisin uruguayen), aussi à son aise chez lui au Chili que loin de chez lui à l'international ?

Réaliser dans la foulée Jackie après Neruda, deux coproductions internationales montrées avec succès (pour le second à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes et pour le premier à la Mostra de Venise) qui sont de vrais faux biopics intéressés à investir des moments charnières comme autant de points de bascule dans la trajectoire de ses figures respectives, c'est d'une certaine manière réfléchir à deux fois à ce qu'être américain veut dire. À deux fois : de face et de dos. En terme de clivage fétichiste : l'Amérique renverrait d'abord aux États-Unis et cette prévalence est en fait une fausse équivalence, un leurre sémantique intéressé. Comme de politisation d'un antagonisme refoulé et naturalisé : le rabat du sud sur le nord et du nord sur les États-Unis – ce pays sans nom comme y a souvent insisté Jean-Luc Godard – conjugue un impérialisme culturel avec des subordinations économiques régionales. C'est pour Pablo Larraín pouvoir alors insister sur un moment particulier appartenant aux existences respectives de figures connues et célébrées, évidemment pour des raisons très différentes, mais dont l'importance se mesurera cependant stratégiquement comme des réponses diverses à l'antagonisme réel d'un décentrement subi ou d'une marginalité symbolique imposée. Le réel d'une centralité absente, perdue ou manquante, soutient ainsi la manifestation symbolique d'une exterritorialité diversement affrontée : exterritorialité au sud pour le grand poète national et sénateur banni du pays en raison de ses convictions politiques ; exterritorialité au nord pour la Première dame qui occupe une place secondaire en regard de la prime importance accordée à son président de mari. L'exterritorialité s'éprouve ainsi dans les rapports critiques des rapports de position entre face et dos : d'un côté avec la traque policière poussant le poète à fuir toujours plus loin au sud ; de l'autre avec le désir d'une femme consistant à organiser les obsèques nationales de son défunt mari qui l'engagent à occuper le devant d'une scène qu'elle aura elle-même organisée.

L'Amérique de face et de dos est le nom divisé de plus d'un antagonisme dont la variété des manifestations recoupe, à l'époque commune aux deux films de la guerre froide, les rapports inégalitaires tant entre le nord et le sud qu'entre les hommes et les femmes. Qu'est-ce donc qu'être américain dans la perspective de l'influence étasunienne sur la politique intérieure chilienne ? Qu'est-ce donc qu'être américain du point de vue des arcanes féminines d'un pouvoir fondamentalement masculin reconfigurant aux États-Unis les réglages de sa liturgie ? Qu'est-ce donc qu'être américain ? Un nom propre et un prénom diminutif : Neruda et Jackie.

De l'antagonisme des places
à l'anamorphose de leurs relations

On dira que l'antagonisme respectivement envisagé par Neruda et Jackie porte à chaque fois sur l'écart (parallactique) entre une place (de face, autrement dit dominante ou majoritaire) et une autre (celle de dos, c'est-à-dire dominée, subalterne ou minoritaire). On pense exemplairement à la place de choix qui, initialement occupée dans un régime d'énonciation ou de représentation donnée, est perdue pour une autre imposée et excentrée. C'est, exemple inverse, celui de la place centrale désirée depuis l'occupation d'une position secondaire. Dans tous les cas le changement de place induit moins la reproduction statique que la modification générale de l'ordre même des places. Changer de place induirait alors la distorsion anamorphique du décor d'inscription en s'agissant d'organiser à l'occasion du diptyque de Pablo Larraín l'expression cinématographique d'un changement original et stratégique opérée dans le régime ordonné des places, discours et représentations. Si le centre de l'Amérique est de face et si son dos représente alors sa marge, changer de place vient dès lors marquer l'écart parallactique du nom américain, non identique avec lui-même, conflictuel et non réconcilié.

Pablo Neruda (Luis Gnecco) dans Neruda
Pablo Neruda (Luis Gnecco) dans « Neruda » - © Imagine Film Distribution

Dans Neruda, le poète contraint à l'exil (Luis Gnecco, d'une truculence à la Philippe Noiret) fabrique activement le mythe au principe de l'amplification stratégique d'une reconnaissance internationale que veut même incorporer le flic Oscar Peluchonneau (Gael Garcia Bernal, bon dans le rôle du renard aussi rusé que paumé), pourtant lancé à ses trousses afin de le mettre aux arrêts. Dans Jackie, la jeune veuve de 34 ans d'un énième président étasunien assassiné qui n'aura guère brillé par son audace politique lui assure cependant des funérailles nationales garantes d'un prestige dont l'origine revient de plein droit à son ingénieure au point de lui offrir la position unique de reine imaginaire d'un royaume paradoxalement démocratique. Dans les deux films, l'exil est double, l'exterritorialité dédoublée : intérieur mais selon des spécificités circonstanciées (à l'intérieur des frontières nationales pour Pablo Neruda, à l'intérieur des normes protocolaires pour Jacqueline Kennedy) ; extérieur mais selon des modalités différenciées (la traque vécue est immédiatement un mythe héroïque dont l'auteur offre la narration épique à son poursuivant érigé en partenaire et personnage de premier plan quand la veuve invitée à rester en périphérie de la situation s'y place au centre à l'occasion de la mise en scène des funérailles de son mari assassiné).

La place initialement occupée est déjà par elle-même ô combien contradictoire : le grand poète populaire et représentant de la nation au sénat est haï par le pouvoir pour son militantisme communiste ; la Première dame ne l'est qu'en faisant bonne figure aux côté de son époux dominant au titre de président l'avant-plan. Quant au changement de place engagé dans l'anamorphose de l'ordre même des places, il se trouve comme on l'a déjà dit redoublé. Il l'est même par deux fois, dans un double redoublement qu'avère le vis-à-vis spéculaire des deux films : avec Neruda la relation narrative ambivalente nouée entre le poète et le flic invite le second à rejoindre le poème épique écrit par le premier ; avec Jackie le rapport mobile reconfiguré entre l'image du président Kennedy et celle de sa Première dame s'énonce dans l'après-coup d'un entretien donné avec un journaliste du magazine Life, Theodore H. White (Billy Crudup).

Dans Neruda, un régime du faux plus qu'assumé (dans le jeu distancié des acteurs, l'emploi souligné des transparences et les références multiples aux ombres du polar comme aux cases de la bande dessinée) joue l'artifice jusque dans la farce afin de pousser le poète à se faire grand faussaire de sa propre existence, et le flic qui le traque à vouloir occuper une place de choix dans son intrigue. Le second n'étant peut-être qu'une invention du premier à moins que cela ne soit l'inverse dans une manière de perspectivisme tout en perversité, mi-borgesienne mi-ruizienne (Ruiz est d'ailleurs un nom d'emprunt fictif pour le poète en fuite qui, plus loin, se fait la gueule du capitaine Haddock). Mais aussi de manière hégélienne : la narration labyrinthique de Neruda fonctionne en effet à la fois en gigogne et circulairement comme l'esprit absolu de la Philosophie de l'esprit, troisième et dernière partie de l'Encyclopédie des sciences philosophiques (1817) de Hegel. Oscar Peluchonneau, le policier qui est aux commandes de la narration off, est au fond toujours déjà inclus dans le poème de l'homme qu'il traque, à la fin comme au début. Dans Jackie, s'impose au contraire un régime de semblance approfondi : avec le tournage en 16 mm. et l'usage du format 1,66:1 glissent aisément les cartes rebattues des archives réelles dans le jeu des archives reconstituées pour les besoins du film. Loin de privilégier le simulacre pour lui-même, le dispositif mis au point par Pablo Larraín consiste au contraire à se saisir des effets de parallaxe de la vérité historique de la situation afin d'en extraire en particulier la part mythique cachée. L'interview donnée une semaine après les événements de Dallas par la jeune veuve, chez elle à Hyannis Port dans le Massachusetts, permet ainsi d'organiser la mise en récit, à nouveau hégélienne parce qu'elle est rétrospective, du sens des funérailles mises en scène par Jacqueline Kennedy. En délivrant le cœur battant de son inspiration cachée, non seulement le modèle donné par les funérailles d'Abraham Lincoln mais également la comédie musicale Camelot, Jacqueline est ainsi passée du statut de Première dame abonnée aux émissions télévisées rendant grâce dans les pièces de la Maison-Blanche à son génie domestique, à celui de metteure en scène ayant retenu les leçons de l'Histoire et des mythes qui assurent la solidité de certaines des fondations.

Cesser de demeurer le personnage oublié d'une traque romanesque afin de tenir l'un des deux rôles principaux d'un mythe fraternellement partagé avec le grand poète ; cesser de rester cantonnée à l'arrière-plan des représentations pour passer à l'avant-plan et par amour offrir à un président sans génie un avenir de légende : Neruda et Jackie.

Le désir de l'autre place, qui invite non pas au statu quo mais à la modification anamorphique de l'ordre des places, aura exigé des stratégies différentes et, corrélativement, engagé des conséquences à chaque fois bien spécifiques. C'est l'achèvement de ce chef-d'œuvre qu'est le Canto General, ce poème épique entrepris en 1938 et achevé en exil à Mexico en 1950 pour Pablo Neruda (le poète n'est retourné au pays natal qu'en 1972 pour décéder de manière suspecte douze jours après le coup d’État d'Augusto Pinochet de septembre 1973). Pour Jackie Kennedy, c'est la mise en scène médiatique des funérailles nationales sciemment inspirées de celles d'Abraham Lincoln afin d'offrir au défunt l'aura que sa politique, à l'inverse de l'homme de l'abolition de l'esclavage et de la fin de la guerre de Sécession, ne pouvait lui donner (et s'autoriser à continuer à écrire ailleurs son roman biographique en épousant en 1968 le milliardaire et armateur grec Aristote Onassis). Remettre en question la configuration générale des rapports entre les places (initialement occupées puis involontairement perdues, d'autres ardemment désirées puis nouvellement occupées), c'est passer de la question des rapports qui, instituées, s'imposent du dehors à celle des relations qui, constituantes se réinventent du dedans. C'est enfin avérer qu'un changement puisse affecter et modifier par anamorphose le paysage de la relation tout entier : un flic servile devient le pauvre frère humain du poète dont le communisme se conçoit dans la relève non exclusive de l'humanité ; l'épouse d'un président assassiné qui est invitée à disparaître derrière son cadavre aura été la reine faisant célébrer par le pays tout entier l'office liturgique offrant au défunt le statut imaginaire d'ultime roi d'un royaume mythique et disparu à l'instar de Camelot.

Les morgues de l'Histoire et ses faussaires

Pablo Larraín nourrit de toute évidence une passion pour l'Histoire. Chilien dont les parents ont été pour l'un ancien sénateur et l'autre ministre d'État, le cinéaste n'ignore sûrement pas ce qu'être américain veut dire quand le Chili aura si longtemps vécu à l'ombre impériale des États-Unis. Il sait par exemple que, pour reprendre un mot fameux de Georges Perec, l'Histoire abat parfois sa grande hache sur les peuples incluant le corps de leurs représentants symboliques et politiques, semblable à une morgue accueillant le corps nu du souverain dont le cadavre expose crûment la déchéance de sa souveraineté. C'est pourquoi le cadavre de J. F. Kennedy dans Jackie, la tête éclatée par le coup de fusil peut-être le plus commenté de l'Histoire – y compris au cinéma –(2), annonce et précède à la fois celui de Salvador Allende marquant le coup d'État dans Santiago 73, post mortem (2010). On ne s'étonnera pas dans Neruda de le retrouver à l'époque de sa jeunesse quand l'officier militaire assurait depuis 1947 les fonctions de dirigeant d'un camp de concentration pour opposants politiques à Iquique. Ce savoir s'autorise parfois à cantonner complaisamment la vision mortifère de l'Histoire dans le registre glauque de la morbidité caractérisant les secrets pourris d'État bien gardés (c'est en 2015 le confiné El Club asphyxié par la question des crimes sexuels de l'Église catholique chilienne).

Jackie Kennedy (Nathalie Portman) dans un fête à la Maison Blanche dans « Jackie »
Jackie Kennedy (Nathalie Portman) dans « Jackie » - © BAC Films

La métaphore appuyée de l'Histoire comme morgue, avec ses cadavres, ses dissections et ses médecins légistes, se double cependant d'un goût heureusement plus enlevé pour les personnages de faussaires. Avec eux, le désir légitime de fonder jusqu'à la fabulation leur propre mythe au lieu de se fondre dans le grand récit national claudique entre deux maux possibles, celui de l'incorporation étatique et celui de l'héroïsation mystificatrice. D'un côté, le minable protagoniste du glauque Tony Manero (2008) est une figure symptomatique, démonstrative aussi, d'un rapport d'identification pulsionnelle entre la dictature chilienne et les mirages stroboscopiques du leader étasunien. Le danseur de disco Raúl Peralta a effectivement besoin pour se hisser au niveau de son modèle John Travolta de se dédoubler en tueur en série, rêvant en guise d'échappatoire fantasmatique d'un corps glorieux alors qu'il répète de façon domestique l'administration de la mort du régime. De l'autre, le grand poète qu'est Pablo Neruda ne l'est universellement qu'en raison concrète d'un exil contraint tenu à l'autre bout par le flic à ses trousses qui, perdu dans les oubliettes de l'histoire du fascisme chilien, n'a pas d'autre relève possible qu'en trouvant place dans le poème épique et communiste. On n'oubliera pas non plus les publicitaires de No (2012) qui ont garanti en 1988 la victoire par voie référendaire de l'opposition populaire à Pinochet mais c'est une victoire à la Pyrrhus avec la substitution problématique de la communication et du marketing politique au débat d'idées, à l'argumentation rationnelle et à la discussion démocratique.

Pablo Larraín se fait à la fois le moins didacticien et le plus dialecticien quand le privilège esthétique de l'écart parallactique et de ses conséquences anamorphiques lui permet de voir dans la dictature une morgue enchantée par les illusions fétichistes du disco, dans l'opposition populaire au dictateur la victoire de l'oligarchie libérale, dans le passage d'un régime totalitaire à un régime démocratique moins la dissipation que l'achèvement d'un anticommunisme avérant la persistance spectrale de la présence impériale étasunienne. Ce privilège s'exposait d'emblée avec le premier long-métrage significativement intitulé Fuga (2006) tant il est vrai que Neruda, et de façon plus intériorisé Jackie aussi, sont des films aspirés par la fuite en forme de fugue de leur personnage respectif. Fuga raconte précisément comment un musicien de peu de talent s'entiche de la composition inachevée d'un autre plus talentueux afin que l'achèvement assure moins un partage qu'un transfert de reconnaissance symbolique. Non seulement on aura tout le loisir de penser aux relations compliquées et mythifiées des rivaux Mozart et Salieri affabulées dans Amadeus (1984) de Miloš Forman d'après la pièce éponyme de Peter Schaffer, mais on songera encore à l'importance déterminante chez ces deux cinéastes, aussi éloignés soient-ils, de la figure (hégélienne, décidément) du médiateur assurant à l'autre une reconnaissance qu'il ne saurait trouver par lui-même. Par effet d'homologie induit par le vis-à-vis des deux films, le flic de Neruda occuperait structuralement la même position que le journaliste dans Jackie et c'est bien ainsi que l'interviewée reçoit au départ son intervieweur, avant que le second progressivement convaincu par le récit de la première n'accepte d'en devenir l'angélique passeur.

La question persistante est donc celle de la relation en raison de laquelle le changement de place imposé puis désiré par l'un des deux termes modifie la structure même du rapport, en bouleverse l'équilibre relationnel. Une modification apportée au paysage général de la relation et c'est la relation elle-même qui n'est alors plus la même : la parallaxe vise bien le caractère non identique du réel, l'écart parallactique en délivre le noyau primordialement antagonique. L'antagonisme, à l'œuvre non seulement entre les places mais également à l'intérieur des êtres qui les occupent, est celui qui permettra de voir dans une œuvre à plusieurs auteurs la déliaison du talent personnel et de la reconnaissance interpersonnelle (Fuga), de reconnaître dans un rapport d'identification mimétique le court-circuit de la dictature politique et de la fête consumériste (Tony Manero), de souligner l'ambivalence d'une victoire référendaire accompagnant un désir populaire de démocratie mais consensuelle et post-politique (No). Les deux derniers exemples auront par ailleurs déjà travaillé à examiner les effets à la fois conjonctifs et disjonctifs de la superposition entre l'Amérique (ce vaste continent incluant le Chili) et les États-Unis (cet État si hégémonique sur le plan continental et mondial a plusieurs fois influencé le destin chilien quand il ne l'aura pas arraisonné).

En attendant de découvrir l'inédit Ema disponible aujourd'hui à la VOD (avec un peu de crainte à la lecture de son script amplifiée par le visionnage de la bande-annonce), Neruda et Jackie composent un ambitieux diptyque offert aux antagonismes de l'Amérique au temps de la guerre froide. L'Amérique vue de face et de dos, en champ et contrechamp, morgue totalitaire et royaume de légende, médecins légistes et faussaires : Camelot et camelots. La parallaxe en ses effets anamorphiques engage déjà à repenser la dynamique dialectique de la relation, entre Pablo Neruda et son flic pour l'un, entre John Fitzgerald Kennedy et sa veuve pour l'autre. Mais elle affecte aussi toute relation d'un fort coefficient d'altération dès lors que l'un de ses deux termes vient à disparaître. Sorti des chiottes du fascisme chilien le flic est fraternellement inclus dans le poème de l'exil auquel il aura objectivement contribué, quand le défunt président n'aura pas disparu dans les oubliettes de l'histoire étasunienne des présidents assassinés à l'instar de James A. Garfield et William McKinley parce que sa veuve aura organisé avec ses obsèques son destin légendaire.

Évanouissantes médiations
(soi-même vu de dos)

Dans Jackie, le geste est précis, rigoureux mais la concentration peut s'apparenter aussi au volontarisme d'une prise d'otage émotionnelle indexée sur l'abus de courtes focales grossissant le nuancier de modulations servi par la vedette, au cordeau dans son travail d'imitation. On passera également l'éponge sur quelques bulles de mémoire malickiennes dont l'écume se répand de plus en plus dans les productions indépendantes et hollywoodiennes visant le prestige. Pour sa deuxième création originale pour le cinéma après Under the Skin (2013) de Jonathan Glazer, la musique composée par Mica Levi, d'abord sombre avec ses violoncelles qui descendent dans le souterrain pour y ouvrir des abîmes, s'ouvre progressivement aux éclaircies des cordes et des vents qui, à distance, font autant écho à la comédie musicale Camelot (1960) d'Alan Jay Lerner et Frederick Loewe qu'à la magnifique Question sans réponse (1908) de Charles Ives... que l'on entend dans Neruda. Le spectre de l'académisme rôde mais la musique arrive à battre quelques brèches. Le plus important se joue cependant ailleurs, notamment dans l'éclaircissement rétrospectif du sens de la communication et de la mise en scène dont aura été capable la veuve Kennedy, à la fois liturgique et médiatique. Le journaliste d'abord ironique sait à la fin se plier à sa fonction d'intermédiaire symbolique afin de participer en toute connaissance de cause à entretenir et faire rayonner l'image glorieuse d'un grand royaume endeuillé à l'instar du mythique Camelot chanté par Richard Burton.

Comme dans The Queen (2006) de Stephen Frears, la stratégie consiste à comprendre une nouvelle fois que les médias servent pleinement les incontournables nécessités étatiques de l'office liturgique. Un mal nécessaire pour la reine Elizabeth II après la mort de Diana Spencer qu'elle n'aimait guère ; une chance inespérée de salut pour Jacqueline Kennedy et d'amour à l'endroit de son défunt et volage mari. Et comme dans le tout aussi passionnant Foxcatcher (2014) de Bennett Miller, on comprend sur la base d'une homologie avec l'empire romain que l'empire étasunien survit moins par sa « potestas » (sa force militaire fragilisée avec les désastres vietnamien puis irakien, son hégémonie géopolitique contestée par d'autres grandes puissances interrégionales comme la Chine et la Russie) que par son « auctoritas » (son autorité symbolique gagée notamment sur son influence culturelle – encore que l'auctoritas semble elle-même plus que compromise depuis l'investiture présidentielle de Donald Trump).

Dans Jackie le journaliste de Life accepte en toute intelligence de jouer le rôle de « médiateur évanouissant »(3). Celui qui fait relation en disparaissant une fois la médiation accomplie entre précisément ici dans une relation déjà triangulée (entre la veuve et son défunt mari il y a l'opinion publique) en relayant et intensifiant médiatiquement ses effets d'altération anamorphiques (la liturgie des funérailles nationales met en scène l'image toujours discutable d'une Amérique rêvée comme le royaume disparu de Camelot). C'est également le cas du flic de Neruda, mais de manière ô combien plus étonnante. On préférera pour notre part le baroquisme insolent de Neruda. Contrairement à Jackie seulement concentré à différer l'éclat de la grande idée fondant sa fable (la liturgie médiatique et son référent mythique), la relation entre le poète et son poursuivant y est soumise à une dialectique retorse, à une ambivalence maximale. Autant le flic est manipulé par l'écrivain durant une traque contrôlée à distance par le pourchassé davantage que par le pourchasseur, autant le policier est lui-même le narrateur d'une fable mythique et gigogne incluant le poème épique de Pablo Neruda qu'il assume jusque dans l'imitation de son style. Disons-le encore autrement : autant Oscar Peluchonneau est la créature la plus perverse jamais sortie peut-être de l'imagination du poète, autant le premier aura accepté de joué le jeu du second si et seulement s'il était assuré de passer du statut du triste figure oubliée de la médiocre fable écrite par le fasciste Videla sous influence étasunienne, à celui de personnage de premier rang dans le poème épique de l'écrivain exilé.

Cette relation aux ambivalences baroques est encore la résultante des délires entortillés du réalisateur et son scénariste Guillermo Calderon, fidèle en cela au geste poétique de Pablo Neruda. Avec Guillermo Calderón pour Pablo Neruda comme avec Noah Oppenheim pour Jackie, Pablo Larraín voit bien que derrière chaque grand homme, il y a tantôt une femme ayant consacré dans l'ombre son avenir de légende, tantôt un petit homme qui voudrait le rejoindre dans sa légende après avoir été effacé de l'Histoire.

Ce qui l'emporte à la fin de ces évanouissantes médiations, plus que le mythe d'amour et d'héroïsme conçu pour un président par sa veuve à l'occasion liturgique de ses funérailles nationales, c'est la main tendue de l'écrivain communiste au policier perdu dans des neiges fatales et finales dignes d'un western de Richard Brooks. Pablo Neruda n'aurait jamais été aussi grand poète et aussi vrai communiste, peut-être, qu'en assurant la relève symbolique d'un fils du peuple dévoyé. Dans la guise de la rédemption littéraire, la relève fraternelle du bâtard fantasmagorique né d'un policier statufié et d'une prostituée de bordel garantit la puissance universelle, concrète et sans exclusive d'un artiste communiste qui, comme Pier Paolo Pasolini, reconnaît dans le visage de son ennemi politique non pas un chien à abattre mais un être humain à front renversé, un double altéré, un alter ego mutilé. Lui-même vu de dos.

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