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Laura (Scarlett Johansson) au volant de sa voiture dans Under the skin
La Chambre Verte

« Under The Skin » de Jonathan Glazer : L'insoutenable gravité de Scarlett Johansson

David Fonseca
Mettre sa peau sur la table, disait Céline. Bouffer dessus ajoute Jonathan Glazer dans son film Under the Skin (2013). Bouffer dessus, puis renverser la table cinéma comme il retourne la peau de son actrice fétiche Scarlett Johansson comme un célèbre gant. En l’exposant nue comme jamais dans cet OCNI, objet cinématographique non identifié, Jonathan Glazer pense le monde médiatisé par le cinéma, son esthétique devenant proprement politique, c’est-à-dire intégralement cinématographique.
David Fonseca

« Under The Skin », un film de Jonathan Glazer (2013)

A Star Is Unborn. Voici la nouvelle apportée par ce curieux objet du désir envoyé à la tête du spectateur, fracassant le plan stellaire, inversant le sens de rotation de la terre cinéma comme son méridien, Hollywood par-dessus tête, et Houston n’y pourra rien. Un film avec Scarlett Johansson, qui dit : une star, The Star, n’existe pas. Un météore nous serait moins lointain. Scarlett Johansson retournée comme un gant dans un spectacle britannique hideux, un film si vilain que Ken Loach lui-même ne mettrait pas ses ouailles dans cette cité dortoir déprimée, mais film faubourg aux dimensions de l’univers, dont la noirceur produit sa propre lumière, si belle lumière dans le film, anté-programme bessonien auquel participera pourtant, un an plus tard, Scarlett Johansson, dans son Lucy (2014), comme elle égaiera d’autres comics et Marvel surprises. Mais la voici à rebours, dans Under The Skin, car Scarlett-The-Star, sa lumière nous proviendra toujours trop tard. Et, d’accuser le coup, le cinéma de Jonathan Glazer témoigne de ce retard consubstantiel de sa caméra sur la vitesse de la lumière de sa Star, dans la première partie du film, comme des effets néfastes à vouloir la rattraper, dans sa dernière partie. Tout comme le halo lumineux des étoiles que je perçois la nuit provient d’une lumière ancestrale, lumière primitive, lumière lointaine, lumière plaintive de ce que l’étoile vu n’est peut-être plus, étoile qui, pour me gagner, a pris son temps, le temps de quelques milliers d’années, produisant l’illusion de la voir dans sa vérité quand, croyant l’admirer dans sa brillance, d’observer plutôt une disparue, étoile morte aux confins dans un corps immense, le corps de Dieu ou son néant, immense trou noir criblé de balles blanches, le film de Jonathan Glazer se dépose sur ma rétine comme j’ai conservé le souvenir d’un vaisseau d’Albator perdu non plus aux extrémités de l’univers, au bord d’un cil, mais dans les yeux d’un enfant devenu trop grand pour, tout entier, le contenir maintenant. Scarlett est l’étoile de ce film en forme de Conte de cinéma, moi, la tête dans les étoiles, comme j’écouterais le vieux fou/le beau loup, fou parce que sage et loup, Hubert Glazer/Jonathan Reeves un samedi soir sur la terre, me raconter l’extra-terrestre Scarlett. Un film de SF dépossédé de ses moyens comme de l’extraordinaire qui fait son pain, épisode de X-Files, sans plus de dossier ni martiens, qui ne laisserait que la faille, la trajectoire calcinée de l’étoile.

Synopsis en forme d’horizon des événements

Under The Skin débute dans le noir le plus total. Du noir de la salle de cinéma au noir stellaire, un même espace infini toujours à conquérir. Noir de l’espace, étrange matière noire, énergie sombre, dont les physiciens ne savent que si peu de choses, une force gravitationnelle répulsive qui composerait 95 % de la matière de l’univers, mais se comportant, garnement physique, anormalement, accélérant le mouvement d’éloignement des galaxies entre elles quand ce mouvement, depuis le Big Bang, et d’après la somme chiffrable et astronomique de tous les calculs possibles à son endroit, devrait au contraire ralentir. Scarlett est de tous ces espaces incalculables, faite de cette énergie sombre qui, à l’instant d’être possédée illusoirement par des hommes qu’elle appâte dans la première partie du film, les tient en respect dans une curieuse gangue noire, hommes qui s’efforçant de l’approcher, à mesure qu’ils s’avancent nus reculent, repoussés vers un temps comme un espace unifiés dans cette sorte de liquide amniotique sous-scellé, s’y engloutissant, hommes en apesanteur maintenant, hommes pantins tenus par une main invisible un moment, puis disparaissant tout à fait.

Ni la maman ni la putain d’Eustache, ni la femme « sac d’excréments » de Cet obscur objet du désir de Buñuel, Scarlett, chez Jonathan Glazer, est l’« horizon des événements » dont parlent les physiciens à propos de ce dont ils ne peuvent pas parler dans l’univers, son mystère. Explications de l’inexplicable.

Le cinéma, c’est l’histoire de la camera obscura, sans doute, de la chambre noire, par laquelle débute le film. Au centre de l’écran, un point lumineux qui ne va pas cesser de s’agrandir, focale de la caméra, iris de l’œil qui mange le cadre, flou indistinct du centre qui se précise peu à peu en un double cercle concentrique. Puis, à l’écran, trois cercles planétaires apparaissent : celui de la lumière du départ à l’arrière plan, d’un cercle plus large, ensuite, au centre du plan contenant un quart de lune à l’intérieur, puis, enfin, à l’avant-plan, une planète noire, chacune convergeant vers les autres en un alignement de planètes qui finit par effacer le point lumineux de l’arrière-plan comme la planète la plus sombre éteint la lune contenue dans la grande planète, pour ne plus former qu’une éclipse totale qui ouvre finalement sur un œil. Sur l’iris d’un œil, au centre duquel le noir de son centre attire de façon irrépressible le regard du spectateur, en un long plan séquence que vient couper le titre du film : Under The skin.

Sous la peau comme le regard de qui ? Du Voyeur-réalisateur façon Powell, bête immonde qui suce le sang de ses acteurs ? Ou bien de l’actrice, Scarlett Johansson, Scarlett la vamp, dénudée comme on aura rarement vu star s’exposer (on repensera, peut-être, à Eva Mendes, chez Leos Carax, dans Holly Motors), sans arrangement aucun ni effet de lumière que la sienne propre, une nudité défaite des apparats, une nudité crue, une nudité nue, c’est-à-dire une nudité à ce point exhibée que n’en demeurerait plus que le fard décalcifié de toute représentation ? Ou bien encore s’agit-il de l’œil témoin-spectateur, celui de Fenêtre sur cour, qui, assistant à tout, à la folie des hommes comme à son spectacle prosaïque, ne peut rien pourtant empêcher du monde comme il va, sauf à poursuivre des chimères? Les trois, sans doute. Trois regards représentés au début du film avant l’alignement des planètes, le point lumineux du départ (celui du réalisateur), effacé par celui de l’actrice comme s’il la filmait de dos comme il voudrait prendre violemment l’objet de son désir (deuxième planète), surplombé par celui du spectateur, au premier plan, spectateur qui voit tout, qui fait ventre de tout. Trois planètes qui forment un 3e œil, qui, sur le plan mystique, symbolise, au-delà des apparences, la connaissance de soi en début de film. Mais, au cours de celui-ci, filmant la transformation de son actrice, de mystique, ce 3e œil va se faire cyclopéen, œil qui cannibalise le plan comme il voudrait se livrer à un acte d’adoration sous forme d’anthropophagie, dévorant son actrice fétiche, la découvrant bientôt toute de latex vêtue. Un film sur le spectateur ? Le réalisateur ? L’actrice ? Un film sur le cinéma tout court, sur la fascination que peut exercer une actrice, jouant le rôle d’une mutante inaccessible comme d’une matière latex qui ne laisserait plus passer sa lumière, une mangeuse d’hommes. Un film sur le cinéma tout court, faut-il le préciser, dès lors : un cinéma qui ouvre sur le monde, dont les implications sont sans doute esthétiques mais aussi politiques, il faudra y consentir.

Under The skin reprend dès lors par l’envers toute la mythologie de la star comme de la starification, dont le programme, pensait-on jusqu’alors, avait été fixé éternellement (notamment) par Rita Hayworth, lorsqu’elle ôta son gant noir pour dénuder la totalité de son avant-bras dans le film de Charles Vidor, Gilda, en 1947, geste qui sera reprisé à l’infini, au cinéma, sans doute, mais dans le quotidien le plus solide/le plus sordide, l’effeuillage des corps comme des consciences n’étant pas que du ressort de la fiction, produisant une sorte de couture entre l’image perçue à l’écran et l’image vécue la traduisant dans le conscient comme l’inconscient collectif: bras dénudé, fist fucking pour l’humanité, une scène du film montrée comme si elle était tournée pour moi, vers moi, pour tous, une déflagration à l’adresse du monde comme Rita appartiendrait à un GI, Rita/Gilda, visage et forme sculpturale fabriqués par un mode de production, star system, l’histoire de Rita transformée en Gilda, tyrannie des Studios, bêtise des hommes, Rita/Gilda devenue emblème de la bombe, d’une bombe atomique de l’USARMY, que le langage courant a repris signifiant la beauté du commun, beauté agrippée comme on délaisse au petit matin sa prise, Rita/Gilda, larguée, un jour, cela ne s’invente pas, sur l’atoll de Bikini, la cible atteignant son étoile, sur une bande-son imaginaire d’I shot the Sheriff. La bombe atomique, c’est ce cinéma champignon partout, fission du cadre, cinéma qui prend possession de tout à vouloir sursignifier comme tout dire et montrer la nudité du bras de Rita. Qui ne laisse que sa mousse sans le velouté. Cinéma sans hors champ, cinéma épuisant l’image la recouvrant, cinéma qui pousse partout comme l’amanite tue ses mouches, cinéma gâté, qui efface le monde comme la bombe ne laisse au matin que ses moisissures.

Au contraire, ce qui ne laisse pas de fasciner dans le film fantastico-réaliste de Jonathan Glazer, c’est que son réalisme produit son fantastique, son fantastique son réalisme, cette veine que le cinéma « fantastique » français n’a pas cessé de creuser assez vainement ces dernières années (à l’exception notable, peut-être, et sous réserve d’inventaire, des Revenants de Robin Campillo, en 2004, comme Les jours où je n’existe pas, de Jean-Charles Fitoussi, racontant l’histoire d’un homme qui n’existe qu’un jour sur deux, en 2002). Ce qui ne cesse donc jamais de fasciner dans Under the Skin est que son réalisateur, Jonathan Glazer, fixe notamment un anti-programme politique et esthétique Hayworthien : ce n’est pas l’actrice qu’il s’agit de dénuder pour en montrer la beauté dans sa singularité, au risque de la réifier vivante, ravalant son être au rang de chose, beauté non plus incarnée mais décarnée, c’est la beauté qu’il s’agit de dénuder pour ne plus laisser apparaître que le gant. La starification opère sur les êtres comme sur les objets : à les rendre unique pour tous, elle les standardise (pop Art, dira Andy Warhol), mécanise le bras de Rita/Gilda comme un tic sorti des Temps modernes de Chaplin, un bras levé dans sa Führer de Dictateur : à vouloir faire chic, à vouloir faire choc, la starification fait toc comme la machine se dérègle chez Chaplin.

Under The Skin reprend, ce faisant, Scarlett Johansson à l’endroit où l’avait laissé en jarretelles Christopher Nolan dans son Prestige, simple faire valoir, à-valoir du désir des autres acteurs masculins comme des spectateurs. Un tour de magie à l’envers dans Under the Skin : du lapin (sexy lapin), Jonathan Glazer de retrouver le chapeau. Remettre le ciel à l’endroit dans sa veste ample et le chapeau sur sa tête, revêtir son étoile Scarlett, mais la remisant pourtant dans son froid polaire, pour l’éternité, en fin de film. Un drôle de parcours sur lequel il faut revenir, durant lequel, paradoxalement, Jonathan Glazer accomplit ce geste de retrait, travaillant sur l’intime de tous les corps (corps de Scarlett, corps social des hommes la suivant, corps de l’univers) exhibant Scarlett Johansson dans sa nudité comme nul ne l’avait encore montré. Comment est-ce possible ?

Kill Bille

Scarlett Johansson, après avoir avalé les hommes comme les kilomètres au compteur de son véhicule dans lequel elle se déplace au début de Under The Skin, au cours de sa pérégrination, les attirant dans son antre comme dans son mythe, les engloutissant, évolue, en effet, comme elle se déplace physiquement dans le temps et dans l’espace en trois périodes.

Première période, Scarlett avale les hommes. Mythe inaccessible. Puis, dépliant la carte de son curieux voyage (où se rend-elle, sans carte ni boussole, sans cap ni gouvernail, demandant son chemin sans cesse à des hommes seuls qu’elle aborde dans l’espoir d’un chemin à trouver ?), une extra-terrestre escargotée, la lenteur de son véhicule, camionnette défraîchie, tranchant avec sa vitesse d’exécution comme la moto qu’elle transporte, qui y entre, qui en sort, montée par un homme curieux, qui semble diriger sa vie (son réalisateur, sans doute, qui fixe son programme comme on cartographie l’existence d’une actrice), duquel elle s’efforce de s’affranchir impossiblement, à la vitesse du Poucet quand l’autre a son moteur de 7 lieues.

Laura (Scarlett Johansson) se regarde dans un miroir dans Under the skin
© Diaphana Distribution

Scarlett-The-Star qui demande son chemin à des hommes tous plus banals les uns que les autres, jusqu’à rencontrer la somme de toutes les excroissances de ce désir qu’ils ont pour elle, à la fin de cette première période, un homme lynchien, Elephant Man assumé, être composite, somme de tous les autres : hommes seuls, spectateurs assis dans la salle de cinéma ou face à leur écran, vous, moi, qui après avoir été engloutis lors de cette échappée, ouvre sur une deuxième période pour Scarlett-The-Star qui, se dégradant, s’avilissant s’offrant, devient sans doute Scarlett-The-Starlette. Une transformation en cours lorsqu’elle décide de quitter son véhicule, optant pour la déambulation un temps. Rencontre de fortune avec un homme dans une Écosse de carte postale fatiguée, brumeuse/pluvieuse, qui lui propose sa veste, de rhabiller l’imprude l’invitant chez lui, lorsque, au contraire, lors de la première partie du film Scarlett-The-Star jouait avec les hommes à domicile. Starlette qui, désormais, se laisse enlasser : se laisse prendre comme la bête au lasso, dans une scène d’amour pourtant impossible, relation sexuelle empêchée, l’homme ne pouvant la pénétrer, Scarlett découvrant, ahurie, qu’elle n’a pas de sexe. Un trou noir n’existe pas, disent les physiciens. Nul n’en a jamais observé, on y reviendra, comme Lacan disait qu’« il n’y a pas de rapport sexuel ». Sous-entendu, que le langage, chez les individus, contrairement aux animaux, ouvrirait un espace de liberté : qu’il n’existe pas d’appropriation nécessaire d’un sexe pour l’autre, la relation sexuelle, comme la relation amoureuse, ne pouvant avoir lieu que dans l’espace du retrait, de l’espace disponible laissé à l’autre, un espace non-occupé en totalité, afin que l’autre comme soi puissent simplement être, partant, exister, l’occasion pour le langage de naître.

Débute alors pour Starlette la troisième et dernière période de sa transformation/combustion, sans camionnette désormais, Scarlett à pieds. Scarlett-The-Star devient Starlette-The-Scar. Pas un simple et mauvais jeu de mots. A l’écran, de Star à Scar, de l’étoile à la cicatrice, a scar skin, c’est la peau de Starlette qui va reconstruire ses tissus fibreux abîmés. C’est Starlette qui va suturer. Starlette-The-Scar, ce sera la trace, sur son corps, de quelque chose d’irrémédiablement perdu, la première peau, la trace, par sa seule foi, attestant d’une présence et d’une absence, comme l’étoile filante apparaît dans le ciel au moment de disparaître, sa trajectoire en fin de film.

Mais, Starlette-The-Scar, perdue désormais dans une forêt, tombe sur un homme encore seul, travailleur des espaces verts, homme qui élague, déboise comme d’autres rasaient gratis à la libération. Moment important, autre moment clé de Under The Skin, comme pour chacune de ces périodes de transformation de son actrice, correspond une reprise cinématographique. Lors de cette troisième et dernière partie du film, Jonathan Glazer reprend cette fois-ci un autre thème mythique, celui de l’actrice inaccessible de Il était une fois en Amérique, incarnée à l’écran par Deborah (Elizabeth McGovern), dont Noodles (Robert de Niro) est amoureux depuis qu’il est enfant. Dans le film de Sergio Leone, Deborah, tant aimé, tant admiré, est devenue actrice en vogue à Hollywood, sa nouvelle Star, impossible Star que Noodles ne pourra jamais atteindre autrement qu’en la prenant de force, dans cette voiture, lui qui l’a désiré si longtemps comme se trouve trop compressé son désir dans l’habitacle du véhicule, couture du pantalon qui saute bientôt. On ne possède pas une Star, elle ne peut être que dépossédée : violée comme l’Amérique est outragée lorsque De Niro prend son étoile de force, Sa Star, la 51e de l’US drapeau. Mais, Jonathan Glazer, après avoir détricoté le gant de Gilda, épuise à son tour la scène du film de Leone. Quand le viol est commis dans une voiture chez Leone, l’habitacle protège encore le statut de la Star. Ne la voici pas complètement exposée. L’alentour n’est pas contaminé par le geste infâme et impardonnable de Noodles, gagné par effet de contagion par cette violence sexuelle refoulée. Dans Under The Skin, Jonathan Glazer opère sur le retour de ce refoulé, en libère totalement et impossiblement, dans le même temps, les effets du viol. Car l’homme des espaces verts, à défaut de pénétrer Scarlett, dépourvue de sexe, la Star étant non-genrée, la Star étant d’une autre espèce, exerçant toute sa violence sur elle, l’homme, inopportunément, lui déchire alors la peau, membrane de l’hymen défait, comme si l’écran séparant l’acteur du spectateur n’existait plus. Un viol surdimensionné à l’échelle de l’univers, non plus protégé par l’habitacle de la voiture, viol encore personnel oserait-on, plutôt, intra-mondain aux relations entre Deborah et Noodles (même si Hollywood est dans le viseur comme miroir d’une certaine Amérique), mais viol commis plein air, viol libéré : viol collectif pleine forêt, lieu de tous les instincts primaires, l’homme découvrant que sous sa peau se dissimule une mutante, toute latex noir, matière plastique de l’actrice, et, effrayé, plutôt que de fuir, décide de revenir pour sacrifier Starlette-The-Scar, l’imbiber d’essence, l’immoler. Et Starlette, transformée en torche humaine, Johnny Storm des 4 fantastiques, de courir aussi vite que peut le feu, l’étoile Starlette se consumant, étoile filante désormais, Starlette, brûlant, s’éteignant comme la queue d’une comète laisse dans le ciel la trace de son manteau de glace s’évaporant. Une scène dont un seul être au monde est le véritable témoin, l’homme à la moto, défait de son galop, sans moto désormais, observant la scène depuis le haut d’une montagne embrumée, Glazer revisitant la célèbre scène peinte par Casper David Friedrich du Voyageur contemplant une mer de nuages : les cendres de Starlette retombant, l’homme opérant un tour sur lui-même, 365 degrés à la ronde, œil de la caméra qui saisit tout, le film se terminant en plongée, caméra posée au sol, les cendres comme la neige la recouvrant. Blanc neigeux, blanc laiteux, des commencements comme des fins, Starlette définitivement encendrée, complètement cuite, néantisée ou vidée, qui n’ont pas la même signification ?

Under The Skin est, à cet égard, un film trou noir, engloutissant par la lentille comme par notre propre iris, un film sur un œil, un trou noir filmé comme rarement au cinéma.

Mais qu’est-ce qu’un trou noir, précisément ? Une machine cosmique si dense qu’elle attire et retient tout dans son giron : matière, lumière – tout : qui explique la densité de son noir comme du latex de Scarlett mais encore la gangue noire où elle attire les hommes. Un « corps tellement condensé, au champ gravitationnel tellement intense, qu’il empêche toute matière et tout rayonnement de s’échapper », répond l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet dans son livre De l’infini.... Un endroit de l’espace où la gravité est tellement forte que tout est irrésistiblement attiré vers ce point. Tout y est aimanté, comme le spectateur est mangé par Scarlett-The-Star : la matière, la lumière, mais aussi la fabrique même du temps et de l’espace courbées sur elles-mêmes, emportant les issues de secours avec elles. Rien, pas même la lumière, ne pourrait échapper à ce corps céleste. Trou noir donc parce qu’astre invisible comme Scarlett l’inaccessible avale les hommes comme toute forme d’échappatoire dans la première partie du film.

La surface du trou noir elle-même, dont le nom d’« horizon des événements » suggère pourtant l’existence d’un joli panorama (qui est la dernière scène d'Under The Skin, sur le haut de la montagne), ne serait pas visible. Il s’agirait simplement d’une frontière géométrique, impalpable, qui séparerait l’intérieur de l’extérieur du trou noir, intérieur/extérieur de la peau comme du latex.

De là, se présenterait une première difficulté dans la compréhension du trou noir : puisque la lumière ne peut en sortir, il serait impossible de l’observer directement. Une analogie fréquemment utilisée pour se représenter les trous noirs, rappelle Jean-Pierre Luminet, serait celle d’une bille sur un tissu élastique, tellement lourde qu’elle s'y enfoncerait, jusqu’à disparaître. Dans le film de Jonathan Glazer, la présence de Scarlett-The-Star ne peut être attestée que par ses billes qu’elle attire, ces hommes qui s’enfoncent dans son espace-temps. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas profondément ancrée dans ce tissu : pour la voir, il faut donc pister son empreinte comme la moto la suit. L’observation serait possible grâce aux effets du trou noir, que filme Jonathan Glazer/que suit l’homme à la moto.

A ce propos, l’existence des trous noirs, si énigmatique, auraient longtemps divisé certains astrophysiciens. Notamment, le célèbre Stephen Hawking d’affirmer que les trous noirs n’existeraient pas, quand, a contrario, à l’occasion d’un article sur les dix commandements du trou noir, l’astrophysicien français Jean-Pierre Luminet lui répondrait que les trous noirs ne seraient plus, désormais, spéculatifs en astrophysique. Existe ou n'existe pas le trou noir, dès lors ? Existe ou n’existe pas Scarlett-The-Star ? Hawking en était tellement convaincu qu’il en a fait le pari en 1997, avec un autre célèbre astrophysicien, Kip Thorne, qui a notamment dirigé Christopher Nolan pour la mise en scène de son trou noir dans son film Interstellar (2014). Ces derniers ont, en effet, défié John Preskill, spécialiste des particules, qui maintenait pour sa part que l’information ne pouvait être perdue pour la physique quantique.

Hawking, perdant finalement son pari, comme il l’explicitait alors à Nature, reconnaît qu’au lieu de tout détruire, le trou noir « retient seulement temporairement la matière et l’énergie prisonnières avant d'éventuellement les relâcher […] ». Là où la pseudo-polémique devient intéressante, c'est que pour être parfaitement expliqué, ce processus nécessiterait une théorie unifiant relativité générale et quantique ; c’est-à-dire la mise en place d’une théorie unifiée de la physique, Graal de la physique contemporaine : une gravité quantique, soit « un but qui échappe aux physiciens depuis presque un siècle », regrette encore Hawking dans Nature, même si deux théories, la théorie des cordes et des boucles quantiques s’y efforceraient de manière contemporaine, mais seulement sur le plan théorique.

Ces théories, si elles parvenaient à unifier les lois de la physique (lois antipodes aujourd’hui, celles de la physique des grands espaces, la relativité générale ; celles de l’infiniment petit, la physique quantique) permettraient, ce faisant, d’expliquer l’inexplicable des trous noirs, aujourd’hui réduits à une « absurdité », d’un point de vue physique, parce que non calculable, non maîtrisable : ce que la science appelle une « singularité », un « point de courbure infini d’espace et de temps », dont les chercheurs essaieraient aujourd’hui de se débarrasser, poursuit Jean-Pierre Luminet : « Au cours de l'histoire, on a au fur et à mesure supprimé les singularités des théories car elles émergent quand des quantités infinies apparaissent. Quand ça arrive, on se dit que c’est bizarre, qu’il y a un problème avec la théorie car la physique veut que tout soit calculable. »

Une aberration physique à l’origine même de l’univers, et du Big Bang dont serait partie, selon la théorie communément admise aujourd’hui, l’inflation cosmique. S’en débarrasser, en unifiant la physique comme le film unifiait les regards en début de film, n’aurait pas uniquement, dès lors, des conséquences pour la science mais aussi au plan métaphysique. À en croire Stephen Hawking, dans sa Petite histoire de l’univers, cet acte reposerait tout simplement la question de Dieu. Car « tant que l’univers débute à une singularité, on peut supposer qu’il a été créé par une entité extérieure ». Mais sans ce point aux caractéristiques infinies, l’univers « est, tout simplement ». Dans ce cas, plus aucune place pour l’inexplicable, l’univers (enfin?) débarrassé de l’idée de dieu.

Finalement, effacer la singularité, comme dans Under the Skin est annihilée Scarlett, ce serait effacer tout à fait et définitivement l’inexplicable Scarlett. Scarlett est l’horizon des événements au cinéma. Voici le point de non-retour de l’expérience spectatorielle comme du cinéma. L’atteindre, c’est l’éliminer. C’est tuer l’inexplicable chance d’y retourner. C’est demeurer seul tout à fait et de toute éternité comme l’homme-moto à la fin du film.

Conte de cinéma

Under the Skin définit une ligne cinématographique nette, comme une esthétique sous forme de gestique cinévisuelle, suivant le parcours de Scarlett à Starlette, qui pourrait autant être une politique. Le cinéma, c’est accepter d’être vidé, de se laisser aspirer, repriser : désarmé pour en sortir réarmé. C’est installer un espace particulier le temps du film, mettre en place une politique du vide, celle de l’image manquante, du hors champ, de l’image trouée qui se trouve infilmée parce que, précisément, absente, qui appelle une autre image, qui ne comblera jamais la première ni la suivante et indéfiniment. Le cinéma comme espace du possible. A contrario, existe un autre type de cinéma, celui de la dernière partie de Under The Skin, un cinéma du néant, celui qui montre tout (le viol), qui dit tout, qui sait tout, vitesse de la moto élevée au surplus dans le film, d’une forme d’énergie productrice d’un effet inédit : le néant. Cette politique cinématographique productrice du néant s’oppose à une énergie cinétique radicalement différente, celle de la première partie du film, construite non plus sur la toute-présence mais l’effacement. Un cinéma qui ne produirait plus le néant, mais du vide. Contre le cinéma de la toute-présence, le cinéma de l’absence.

Le vide plutôt que le néant ? Précisément, dans la perspective ouverte par les travaux du philosophe analytique Frédéric Nef, il faut distinguer désormais le vide du néant. L’histoire du concept (en mathématique, physique, mais aussi en ontologie) montrerait que le vide a aussi une certaine dynamique et n’est pas un néant pur, qui pourrait avoir des implications cinématographiques comme politiques. En effet, l’idée de vacuité paraissant entrer en résonance avec les analyses de Claude Lefort sur la démocratie comme « lieu vide » du pouvoir, on pourrait investir ce concept de lieu vide dans une direction cinématographico-politique. À cet égard, le vide serait toujours relatif. On parlerait toujours, en effet, de ce vide-ci, particulier, d’une bouteille par exemple, qui est le vide de l’espace contenu dans ladite bouteille ; un vide qui n’impliquerait dès lors pas la négation de la bouteille, mais suggérerait plutôt son existence comme le gant de Gilda, avant d’être retiré, attestait du bras de Rita, comme le latex de Starlette présente sa face interne. Ce vide relatif laisserait donc toujours, in fine, de l’espace disponible pour le vivre ensemble, sur le plan politique, pour une autre image possible au cinéma. A contrario, le néant serait quant à lui absolu. Le néant étant négateur du vide de l’espace contenu dans la bouteille, comme de la bouteille elle-même, il nierait toute forme d’existence : le gant retiré de Gilda tue Rita Hayworth, qui se rêvait en femme d’intérieur quand les Studios vont la penser autrement ; le gant devenu désormais total dans le film de Jonathan Glazer, recouvrant l’intériorité de Scarlett comme tout son corps, le néantisant une fois brûlé. Ce néant compromettrait ainsi la possibilité même du vivre ensemble comme la chance du cinéma de sans cesse se réinventer. Quand le vide serait la condition de possibilité de la politique comme du cinéma, du cinéma comme figuration d’un espace commun, le néant en serait son extinction (réalisateur/acteur/spectateur unis en début de film en un 3e œil, désagrégés à la fin, œil cyclopéen de l’homme-moto). Pour le dire autrement : quand la politique du vide met cinématographiquement en place une esthétique de l’effacement qui libère l’espace disponible offrant ainsi une chance au vivre-ensemble, le néant devient la conséquence d’une esthétique de l’omniprésence omnivore qui, dans son désir d’ubiquité, annihile ses propres conditions d’émergence en occupant tout l’espace disponible. Un cinéma de la pureté, comme semble se terminer le film sur son blanc, un cinéma comme certaines politiques voudraient nettoyer leur espace singulier de son « autre », son « étrange étranger », le purgeant de toutes ces images comme des « hôtes ». Or, tout ce qui nettoie, rappelle Jankélévitch, élimine ; tout ce qui est pur, tue ; tout ce qui est pur est le contraire de la vie. Oui, le film se termine sans doute sur un blanc, laissant seul, et le spectateur/violeur, dans son rêve de possession, comme le réalisateur à la moto, ayant débarrassé le monde de son mystère, mais le film ne se terminant pas toutefois sur un blanc tout à fait blanc, un blanc pur, mais un blanc impur, tacheté par les cendres de Scarlett/Starlette s’y mêlant. Au fond, comme le dit Derrida, dès l’origine, il y a infection, impureté. Quelque chose d’« autre » a toujours provoqué une allergie. La chose, qui se vit comme propre, est toujours-déjà menacée. Ce surgissement a toujours été là ; la chose ou l’être apparemment indemne était déjà impropre. Il faut donc le sacrifier : mais en le sacrifiant, c’est toute la communauté qui périt. Au cinéma, le cinéma qui s’engloutit.

Une esthétique aux implications politiques, tout un programme cinématographique que Jonathan Glazer a continué en 2020, avec son court-métrage The Fall, poursuivant l’étrange chasse à l’homme d’Under The Skin, en une allégorie sociale de la violence, une foule masquée poursuivant et punissant un homme solitaire, dont le visage est tout autant dissimulé. Un film inspiré de la gravure de Francisco Goya, Le sommeil de la raison engendre des monstres. Filmé en contre-plongée, l’homme solitaire, jeté au fond d’un puits aux allures d’un trou infini, s’efforce d’en remonter les parois afin de gagner la sortie, point lumineux infime au centre de l’écran : lumière infinitésimale dans le noir, point blanc pris dans la compacité de blocs de durées noires. Une blanche, deux noires, une image tenue dans un étau charbonneux, Jonathan Glazer livre une définition du cinéma.

Esthétique+politique=cinéma. Jonathan Glazer est d’abord/a d’abord été/continue d’être plasticien. Un plasticien qui s’essaierait au cinéma narratif, mais un drôle de plasticien, qui ne serait pas tout à fait passé de l’autre côté : quand certains lui reprochent ses tics d’expérimentateur depuis qu’il ferait, enfin, du « vrai » cinéma (sous-entendu narratif et non plus expérimental) comme il leur prenait de tenir rigueur à David Fincher de son parcours de clippeur, chacun s’égare. Jonathan Glazer n’a pas de tics. Il est et demeure tout plasticien. Il ne parle pas du monde (comme s’efforce de le faire au mieux le cinéma « classique », de type narratif) mais du monde médiatisé par le cinéma (comme tend à le faire le cinéma expérimental). Ses convulsions sont sa manière de parler du monde à travers le cinéma, de le (re)définir et tenter, par ce geste, de faire le trait d’union entre deux types de cinémas/deux types de spectateurs, ceux du cinéma expérimental, ceux du cinéma narratif, qui s’ignorent le plus souvent.

Dans Under The Skin, il réfléchit, à travers sa Star, sa matière : le cinéma. Et semble en revenir à ce que le cinéaste expérimental autrichien Peter Kubelka en disait : « Le cinéma n’est pas mouvement, le cinéma est une suite de projection d’images fixes, le cinéma est ce qui existe entre deux images ou deux photogrammes »(1). Là où Scarlett se loge : dans un trou/dans un noir. Sa lumière d’étoile, la lumière de la Star, la lumière du cinéma qui troue le noir de la salle est en effet elle-même trouée par cet espace-temps invisible qui se niche entre deux images, dépôt de neige et de cendres sur la caméra à la fin du film, l’homme solitaire pourchassé tombé au fond d’un gouffre dans The Fall. Or, paradoxalement, c’est à la faveur de cette obscurité que s’avance le film. Le cinéma n’est donc pas un art de la lumière, il est un art crépusculaire, un art de la nuit, l’obscurité qui tient deux éclats de lumière, un vide, mais qui n’est pas le néant ; cet espace opaque, le noir entre deux images, produit/est un espace en mouvement : c’est le noir qui fait que la blancheur de la lumière dure.

Décapitaliser ce langage du néant, c’est donc le pari du film de Jonhathan Glazer, dans une esthétique aux implications sans doute politiques, un cinéma qui voudra désormais se tenir au garde-à-vous face à l’inconnu, en ne perdant jamais la hauteur d’attaque de sa diction, en évitant de se laisser prendre aux harmoniques de son chant : un cinéma qui ne s’écouterait pas, jaloux de sa position extrêmement privilégiée dans le jeu même qu’il risque. Dans son verbe, la phrase sera chargée – mais charge émotive – pour tâcher soudain, plutôt que de se terminer sur un blanc éternel, blanc linceul, de faire craquer le monde en son entier, comme le dégel un étang, afin d’ouvrir le cinéma sur l’ailleurs : un vide libérateur.

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