Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Delphine Seyrig épluche des pommes de terre dans sa cuisine dans Jeanne Dielman
Rayon vert

« Jeanne Dielman » de Chantal Akerman : La prisonnière de son désert

Des Nouvelles du Front cinématographique
Elle a dit une fois qu'il lui est arrivé comme ça, le film comme tombé d'un coup, calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur à l'instar de son jumeau, La Maman et la putain (1973) de Jean Eustache. Comment l'éclair a pu déchirer et quelque peu éclaircir une nuit agitée, encore une parmi mille et une autres, toutes les nuits blanches et atrabilaires qui ont fini par la dévorer toute entière. Jeanne Dielman de Chantal Akerman n'est pas la radiographie, clinique et critique, des aliénations de la vie quotidienne et domestique, mais la rigoureuse cartographie d'un désir féminin dont la machine s'expose dans la singularité radicale de son architectonie. Et son autrice s'y est mise à nu en dépliant la carte de son désir comme jamais.


« L'art est le contraire de la jouissance »
(Cesare Pavese, Le Métier de vivre, 1952)


« Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles », un film de Chantal Akerman (1975)

Chantal Akerman a réalisé Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles parce qu'une nuit elle l'a vu tout entier et elle aurait voulu vérifier si ce qu'elle avait vu la nuit était bien vrai le jour, pour elle autant que pour nous. Un film peut survenir ainsi – d'une vision implacable de nécessité. Le cinéma de l'impératif catégorique, de l'absolue nécessité avec laquelle il est impossible de transiger. Ce qu'il y a dans Jeanne Dielman, on peut dire qu'on ne l'avait jamais vu avant mais ce n'est pas ce que l'on croit y voir le plus souvent. C'est qu'il y a le grand film du dedans (la femme au foyer est une prisonnière, aucun doute possible) et tout le dehors, immense, qu'il convoque afin d'avoir la radicalité nécessaire à faire que la transvaluation des valeurs soit un renversement des perspectives (la captivité est volontaire quand la prison protège des intrusions qui tuent le désir).

L'espace cellulaire est un tiers-lieu imaginaire

La reconnexion subjective d'espaces réels – les pièces d'un appartement bruxellois, cuisine, salle de bain, chambre et salon ; et puis la rue avec son café, ses petits commerces et ses grands magasins ; et même le Canada avec le bureau de poste et les lettres de Fernande, la sœur de Jeanne – établit une architecture imaginaire à partir des fines liaisons du désir de Jeanne qu'une adresse postale est bien en peine de localiser. La répétition quasi-invariable, 201 minutes durant, des mêmes lieux, des mêmes axes qui ne dépasseront jamais le nombre deux et des mêmes angles à 90°, fixe en effet les grandes lignes de structuration, parallèles et perpendiculaires, du sol en damier au carrelage de la cuisine comme de la salle de bain, d'une charpente d'un genre tout à fait particulier : la construction d'un tiers-lieu(1), d'un complexe cellulaire dont l'architecte se trouve être la prisonnière volontaire.

Parce qu'il y a pire que l'aliénation subie, il y a la folie désirée, la déraison sans rémission qui tient dans ce tout petit adverbe préfixal qui n'est pas que préventif : quasi. Le film dépasse les trois heures et c'est bien le moins afin d'attester les bouleversements extrêmes issus du surgissement inopiné du quasi qui échappe à la perception en se tenant dans le fatal presque rien d'une ellipse.

Jeanne Dielman n'est pas un film naturaliste comme il y en eut tant au mitan des années 70, c'est le remake de La Terre des pharaons (1955) d'Howard Hawks, moderniste et hyperréaliste(2). Sauf qu'en la circonstance, Jeanne Dielman incarnée par Delphine Seyrig c'est l'architecte égyptien Vashtar, le pharaon Khéops et la princesse chypriote Nellifer tout à la fois – la prisonnière mais de son désert.

La représentation la mieux intentionnée des existences aliénées, par exemple les femmes astreintes au partage inégal des corvées domestiques, est une sociologie de la reproduction qui y participerait symboliquement dès lors qu'elle les mutile de leur usages de l'ordinaire dont la valeur est aussi imaginaire. Le sens pratique est aussi vecteur de désir, sinon c'est du fonctionnalisme pur. Chantal Akerman a 25 ans quand elle tourne Jeanne Dielman et son film est celui d'une maturité inouïe car il montre qu'elle a tout vu et déjà tout compris. Tout de la différenciation des régimes alimentaires selon son appartenance de genre (un fils doit manger plus que sa mère)(3) à l'aliénation adoptée pour se prémunir du pire, qui n'est pas le désir car celui de Jeanne est partout, mais la jouissance qui est un synonyme de la pulsion de mort. Comme le désir de Jeanne, son caractère de scandale se joue partout également : d'une part en tenant au pari que le cinéma moderne pose une égalité entre ce qui relève de l'art et ce qui n'en relèverait pas (La Lettre à Élise de Beethoven et le tricotage) ; d'autre part en concourant à subvertir la critique féministe légitime du travail domestique par l'allégorie de la femme au foyer comme le sujet d'une machine désirante dont le grippage la ruine – aphanisis(4).

Tout vu en une nuit, et tout compris : à l'oreille on l'a reconnue, la voisine invisible de Jeanne c'est Chantal Akerman, sœur de galère qui livre en monologue tout ce que son double ne dit pas, une tartine de rien et l'ombre de l'avortement. Comme la pensée de l'autre qui se dirait à haute voix.

Le désir n'est pas finaliste, il est constructiviste, il l'est chez Gilles Deleuze en l'étant autant pour Chantal Akerman(5). C'est le désir qui commande ainsi au réalisme (les tâches ménagères filmées dans le respect de leur durée réelle, épluchage de patates, viande hachée, escalopes panées) de passer hyperréalisme, autrement dit fiction d'une fiction (Delphine Seyrig fait à l'écran ce qu'elle s'est refusée à faire dans sa vie, autrement dit elle aura tout appris ou réappris)(6), c'est-à-dire encore simulacre (Jeanne Dielman est la persona quelconque d'un dispositif singulier, celui d'un désir de conjuration d'une menace, la jouissance, ce dehors qui est hantise de la mort). D'ailleurs, l'adresse du titre est en réalité introuvable à Bruxelles, elle est purement fictionnelle, on n'insistera d'ailleurs jamais assez sur la question de l'imaginaire chez Chantal Akerman, qui est cruciale (néanmoins, le quai du commerce se situe à la frontière entre 1000 Bruxelles et 1080 Molenbeek. Peut-être qu'en 1973, la rue appartenait à la commune de Molenbeek et que les frontières ont légèrement bougées depuis ? Il faudrait se renseigner.). La réalisation de La Captive (2000) d'après La Prisonnière (1923) de Marcel Proust aura une valeur d'explicitation à cet égard. L'obsessionnel-le est un-e machiniste qui a besoin de tourner en rond dans le tambour de sa machine à fiction et si la fiction est bloquée, c'est la vie qui s'épanche, son filet qui s'épuise.

Le papier à musique est l'écriture cryptée du désir

« Désirer, c'est construire un agencement, construire un ensemble ; le désir c'est du constructivisme », Gilles Deleuze l'énonce ainsi dans son Abécédaire (1988-1989), à la lettre « D comme Désir ». Le désir, donc, est un opérateur de mise en forme, de mise en scène (c'est un faux théâtre qui cache en vérité une industrie, la domesticité comme usine) comme de mise en récit (c'est un roman qui a pour hantise le théâtre à la fois psychanalytique et tragique). C'est ainsi que le désir peut infiltrer l'espace-temps de la reproduction de la vie domestique, avec ses lieux communs et ses horloges, autour de ses propres gonds, sa synchronisation propre. Jeanne Dielman est une machine dont le programme est réglé sur le modèle du papier à musique, les courses et la cuisine, le bébé de la voisine et le client des passes que l'on ne peut d'ailleurs plus décrire comme occasionnelles.

Le papier à musique est l'écriture cryptée du désir sur la partition de la vie quotidienne, qui s'apparente à l'étonnante musique concrète d'une bande sonore minutieusement reconstruite dans l'auditorium, composition dissonante des ustensiles qui s'entrechoquent, ronron inquiétant de la gazinière, de l'ascenseur et de la chaudière avant Eraserhead (1977) de David Lynch. C'est dire à quel point Jeanne Dielman est un film documentaire pour autant qu'il se comprend comme un pur film de fiction, précisément celui de l'exploration hyper-documentée d'un espace mental dont l'avers est le désir, et qui a pour envers de vérité d'être un délire censé prémunir du reste de l'univers qui va au pire, un cauchemar social-historique à l'instar de Shining (1980) de Stanley Kubrick, autre film immense qui dérègle le petit théâtre psychanalytique et familial grâce à la cartographie schizo-analytique du désir. On sera encore attentif aux sorties vespérales de Jeanne et son fils, les vues ouvrant sur une nuit d'encre à peine trouée de la lumière éparse des enseignes et des lampadaires, un noir intersidéral dont Jeanne sait bien que sa coulée pourrait s'insinuer en elle comme un poison.

Une machine qui marche bien intéresse en invitant à la déduction de son mode de fonctionnement (c'est la première partie du film). Elle intéresse autrement quand advient le dysfonctionnement qui en révèle le moteur secret (c'est la seconde partie). Jeanne est cette machine qui marche synchroniquement, c'est alors un agencement d'espaces monté comme une horlogerie précise, avant que la diachronie ne témoigne de la survenue d'un accident symptomatique (le film est divisé en trois journées et c'est au cours de la deuxième journée que quelque chose s'est passé ; l'événement, on n'en comprendra le sens qu'en différé, rétrospectivement). D'abord, Jeanne est cette machine qui intercale tâches ménagères et actes sexuels tarifés en vérifiant au-delà de toute ironie l'homologie structurale entre la prostitution et la domesticité. Surtout, elle montre l'indifférence égale des activités sur le plan des plaisirs qui en sont moins qu'ils relèvent davantage d'obligations éthiques.

Jeanne est une machine kantienne, assurément. Elle l'est tellement que son fils Sylvain n'apparaît plus comme l'adolescent qui jouit du travail invisible de sa mère, mais comme l'enfant qu'elle ne veut surtout pas entendre à l'image du bébé de la voisine, parce qu'il invente peut-être avec son copain Jan une autre sexualité qui en aurait fini avec les faux-raccords de l'hétérosexualité. L'enfant allant à l'école flamande en adoptant l'accent qui l'éloigne de sa mère aurait peut-être compris qu'il ne sera jamais le confident des violences sexuelles qu'elle a pu subir en étant à la source de son enfantement. La machine kantienne est implacable, tous les dialogues ne sont pour elle que des monologues, toutes les passes réitèrent qu'il n'y a pas de rapport sexuel. Et pourtant le dérèglement est advenu, il aura toujours été déjà là, comme une virtualité guettant l'opportunité de s'actualiser.

Delphine Seyrig épluche des pommes de terre dans Jeanne Dielman
© Visuel fourni par Capricci

[Aparté. Cyril Schäublin vient de nous l'apprendre, à l'occasion de son beau film – mal intitulé en français – Désordres : chez les horlogers suisses, le mot pour désigner le balancier est Unrueh qui dit également l'inquiétude en allemand, l'intranquillité face à la possibilité du bouleversement.]

Le dérèglement n'a en vérité pas cessé de menacer Jeanne et on en reconnaîtrait encore la hantise dans cet étrange et fascinant clignotement bleuté qui rebondit sur le living-room du salon de l'appartement et dont l'origine paraît introuvable (il ne s'agit pas d'une télévision comme on le croit au début et s'il vient de la rue, on doute que la cause provienne de la circulation ou d'une enseigne), voilà encore un autre signe – et l'un des plus flagrants – de la dimension imaginaire du film. Ce bleu-là tape à l'œil, il cligne et cogne en étant le symptôme d'une menace indéterminée, tantôt hantise de la télévision sur le cinéma, tantôt gyrophare d'une police de cauchemar. On dirait que le dehors bat à la porte de la cellule comme le bruit qui rend fou l'animal du terrier chez Franz Kafka.

L'ellipse est une faille sismique

On reconnaît dans les deux premiers clients de Jeanne deux réalisateurs, d'abord Henri Storck (pionnier du cinéma militant en Belgique comme du film d'art en général, proche de Joris Ivens et de Jean Vigo, il est auteur d'un inoubliable Misère au Borinage en 1933), puis Jacques Doniol-Valcroze (le réalisateur de La Dénonciation en 1962, l'un des rares films portant sur les exactions de l'OAS, est connu pour avoir signé Le Manifeste des 121 en 1960 et avoir également participé avec André Bazin à la création des Cahiers du cinéma en 1951). Chantal Akerman expose ainsi ses dettes tout en ironisant sur sa manière bien singulière de régler ses créances, une façon frondeuse et solidaire des insolences godardiennes (Jean-Luc Godard a réalisé en 1967 Deux ou trois choses que je sais d'elle, un précis d'analyse structurale de la ville nouvelle au temps du néocapitalisme et de la société de consommation qui est une invite à la prostitution pour les femmes exclues du salariat).

Le deuxième client est celui avec lequel quelque chose aura eu lieu. L'événement est advenu le temps d'un raccord qui donne toujours l'impression qu'il résulte d'un minuteur d'éclairage d'escalier. Non, la lumière ne s'est pas éteinte comme à l'époque des raccords facétieux de Georges Méliès. En réalité, du temps a passé et la durée s'est écoulée plus que prévu, plus qu'il n'était programmé. Les patates trop bouillies qui finissent dans la poubelle en seront indirectement la résultante concrète. Alors, la machine Jeanne Dielman marche moins bien, elle hésite, bégaie – elle a bogué. L'envie d'écrire une lettre à Fernande ne vient pas, Jeanne s'est levée trop tôt en ne sachant quoi faire d'un temps dérogeant aux horaires des commerçants. Elle découvre que les places habituelles ne le sont plus comme au café, elle épluche des patates ou brosse les chaussures du garçon en manquant de conviction. Jeanne a même perdu le goût du café au lait. Jeanne est une machine qui s'est déréglée.

Le troisième client joué par Yves Bical, un acteur inconnu, ouvre au spectateur la porte de la chambre qui restait interdite jusqu'à présent : Jeanne jouit. Jeanne jouit et sa jouissance expliquerait ainsi la durée exceptionnellement allongée du temps de passe et son élision. Jeanne aurait joui dans l'ellipse. Et, relevant désormais de la représentation (la scène est vue en reflet sur un miroir dans la chambre à coucher découvert avec un second axe qui aura été le plus long à advenir tout en dérogeant au principe général des raccords à 90° – la jouissance, encore), elle jouirait à nouveau. Cette jouissance lui est insupportable. Elle est fatale pour Jeanne, passée de l'autre côté de son désir comme en atteste le plan exceptionnel du miroir. Une paire de ciseaux finit dans la gorge du client.

La prisonnière de son désert aura toujours su ceci qu'elle était son pire ennemi, décrit par Charles Baudelaire dans le poème récité par son fils : « – Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie, / Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! »

L'ellipse fonctionne alors comme un cassage de ressort, une bombe à retardement. La faille échappe à toute perception mais ses conséquences exercent des secousses sismiques qui ont dépassé le cadre du film. Et l'on n'aurait pas fini d'en faire le relevé aujourd'hui, de la désignation du chef-d'œuvre de Chantal Akerman en meilleur film de tous les temps selon la revue Sight & Sound aux remugles réactionnaires que ce choix aura suscités, en passant par les cinéastes contemporains qui y ont vu la matrice d'un cinéma à dispositif, pour le meilleur (Gus Van Sant et Todd Haynes) comme pour le pire (Twenty-Nine Palms de Bruno Dumont, le cinéma de Michael Haneke et tous ses épigones).

La comédie du machinisme et son moteur tragique

Alors on pense à Saute ma ville (1968). Le court-métrage inaugural mobilise l'art des burlesques pour fourbir une petite bombe à fragmentation du quotidien. Après l'explosion du temps de l'adolescence (Chantal Akerman avait alors 18 ans), l'âge adulte est avec Jeanne Dielman celui de l'implosion. Les burlesques sont des grands machinistes, on le sait entre autres depuis Buster Keaton, Charlie Chaplin et Jerry Lewis. Chantal Akerman est une machiniste qui a su faire avec le burlesque, par exemple Golden Eighties (1986), Un divan à New York (1996) ou encore Demain on déménage (2004). Mais les variations qu'elle aura proposées ont consisté à moderniser le machinisme pour délivrer de sa forme comique son noyau de tragédie à l'heure du siècle devenu après 1945 celui des extrêmes(7). Car un événement a eu lieu en effet, une catastrophe qui a cassé l'Histoire en deux et qui reste encore en ce milieu des années 70 hors représentation. Hors-champ absolu. La destruction des Juifs d'Europe que l'on nomme Shoah depuis Claude Lanzmann. Le génocide dont la mère de Chantal Akerman a réchappé mais pas ses grands-parents, gazés à Auschwitz. Le gaz du camp qui hante ses films, explicitement depuis Histoires d'Amérique (1989).

Quel rapport, alors, avec la jouissance de Jeanne ? Le rapport est impossible à dire ; comme une ombre vagabonde, il se faufile dans les raccords et les ellipses qu'éclaircit l'après-coup des années, et dorénavant des décennies. Le désir de Jeanne aurait donc extrait du paysage monotone des aliénations domestiques l'architectonie secrète d'une prison qui valait protection contre la jouissance qui est la pulsion de mort, le dehors qui est le désir de l'autre, l'autre qui peut avoir le désir de votre propre mort. Si l'entrelacement du sexe et de la mort est une histoire aussi vieille que les mythologies, son renouvellement tient moins de la psychologie que de la cartographie, moins propice à la psychanalyse qu'à la schizo-analyse. Comme l'ont dit Gilles Deleuze et Félix Guattari, les machines désirantes abritent l'inconscient des machines sociales. La suture est ainsi repensée à la croisée des axes et des perspectives, l'approche constructiviste du désir et sa cartographie à la perpendiculaire de la critique féministe du travail domestique. Ce perspectivisme laisse à peine entrapercevoir l'abîme qu'il y a entre une veuve qui habite à Bruxelles et sa sœur partie vivre de l'autre côté de l'Atlantique, l'abîme du génocide des juifs parti d'Europe pour englober l'Amérique.

La folle du logis parce qu'il n'y a plus de logis

Cet abîme aura creusé son chemin comme un autre aura été foré le sien chez une sœur de douleur, Sylvia Plath à qui Chantal Akerman a consacré Letters Home (1986) qu'encadrent New from Home (1977) et l'ultime No Home Movie (2015) dont l'épistolaire est une histoire d'amour à mort qui a pour cœur nucléaire sa propre mère. La folie cardinale qui fait qu'il n'y a plus d'endroit où s'installer à l'exception des déménagements en cinéma, D'est (1993), Sud (1999), Là-bas (2006) et De l'autre côté (2002). La folle du logis qui n'est plus seulement l'imagination échappant à la raison selon le Nicolas Malebranche mais la déraison qui hante et mine tout logis(8). Folie cardinale ou folle du logis, elle s'est donnée une autre expression, conradienne, avec La Folie Almayer (2012) qui raconte quoi, sinon l'exil dans le royaume des terres vaines et des filiations qui sont remède et poison.

Seule la folie est cardinale et s'il y a folle du logis, c'est en fait parce qu'il n'y a plus de logis du tout.

Dans La Cloche de détresse publié moins d'un mois avant sa mort, on trouve cette phrase qui parle pour Jeanne Dielman : « Je serai toujours prisonnière de cette même cloche de verre, je mijoterais toujours dans le même air vicié ». Sylvia Plath, qui s'est suicidée par le gaz un jour de février 1963. Et puis Cesare Pavese en 1950. Quant à son contemporain, Umberto Poli dit Saba (un livre lui est dédié dans une vitrine), s'il n'est pas mort par suicide en 1957, sa littérature est hantée par sa judéité et l'homosexualité (Ernesto est publié en 1975 grâce aux efforts de sa fille aux éditions Einaudi).

Le film immense de Chantal Akerman n'est pas la radiographie, clinique et critique, des aliénations de la vie quotidienne et domestique, mais la rigoureuse cartographie d'un désir féminin dont la machine s'expose dans la singularité radicale de son architectonie. Et son autrice s'y est mise à nu en dépliant la carte de son désir comme jamais(9). La jumelle bruxelloise de son jumeau germanopratin, autre soleil noir de la décennie avant de conclure à son suicide, La Maman et la putain (1973) de Jean Eustache. Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles est l'autoportrait de l'artiste qui sait bien que son cinéma est une machine désirante et obsessionnelle, maniaque et paranoïaque, un machinisme parano-maniaque dont la carte mémoire n'exclut pas le réel, mais sa jouissance qui est le contraire de l'art et qui est mortelle. Et la machiniste ne savait que trop que la perturbation ouvrirait la porte à la folle du logis qui rend la mort possible impossible. Et l'impossible est venu.

« Ma vie, je n'ai pas de vie. Je n'ai pas su m'en faire une. »
(Chantal Akerman, Ma mère rit, éd. Mercure de France, 2013, p. 26)
 

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Chantal Akerman

 

Notes[+]