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Titane couchée sur une voiture lors du salon de Titane l'auto au début de
Critique

« Titane » de Julia Ducourneau : Cadavre exquis

Thibaut Grégoire
Trop-plein, protéiforme, tantôt attendu tantôt imprévisible, le second long métrage de Julia Ducourneau s’achemine d’un terrain vers un autre en convoquant la mutation des genres, tant sur le plan cinématographique que sexuel. En détournant les clichés et les fantasmes sexuels les plus tenaces, et en en faisant de même avec la figure paternaliste de l’acteur Vincent Lindon, Titane laisse une première impression très incertaine, mais incite à creuser encore dans l’œuvre à venir de la cinéaste.
Thibaut Grégoire

« Titane », un film de Julia Ducourneau (2021)

À la première vision de Titane, pendant et après-coup, ce qu’il en ressort et en reste, c’est d’abord une impression tenace de trop-plein. Il y a en effet beaucoup de choses dans ce film, beaucoup d’éléments disparates, de genres convoqués, de pistes sillonnées puis abandonnées, d’intrigues mises sur des rails puis déviées ou sacrifiées au bénéfice d’autres. Certains films tirent parti de cette profusion de terrains arpentés, de ce côté protéiforme ou hétérogène, et l’on parle alors de films « riches ». D’autres se perdent dans les méandres de cette profusion créatrice devenue dévastatrice, et on parle dès lors de films trop ambitieux ou de « films malades ». Le deuxième long métrage de Julia Ducourneau se situe probablement dans l’une ou l’autre de ces catégories, mais il est peut-être encore trop tôt pour déterminer clairement laquelle. Une chose est sûre, c’est que le film ne manque pas d’ambitions, la première étant sans doute celle de ne pas se reposer sur des acquis et sur les bases plus ou moins solidement posées par le précédent film de la cinéaste, Grave (2017). En revoyant ce dernier, on peut en effet se rendre compte que, si le film a pu éventuellement étonner voire déstabiliser au moment de sa sortie, il reste assez simple dans sa facture et sa narration en se résumant globalement à une intrigue relativement maigre qui repose sur un personnage principal et deux personnages secondaires importants, liant de manière finalement limpide un récit horrifique de cannibalisme à une allégorie assez convenue de la découverte de la sexualité et des pulsions. Devant Titane, il est nettement plus difficile d’appréhender sommairement ce que le film cherche à raconter et comment il procède pour le faire. Mais, surtout, il est pratiquement impossible, au vu des prémisses du film, de ses premières vingt minutes par exemple, de prédire vers quels territoires il va se diriger et les chemins qu’il empruntera pour y parvenir.

Pour traverser des territoires hétéroclites, aborder des genres différents, avancer en ayant l’air d’avoir pour constant mot d’ordre de surprendre ou de déstabiliser le spectateur, Titane suit un seul et même personnage – Alexia (Agathe Rousselle) – du début à la fin, mais le fait changer d’identité et de genre, théorisant par là-même, à travers la métamorphose d’un personnage, celle d’un film, et utilisant la double signification du mot « genre » – ici, cinématographique et sexuelle – comme ciment théorique faisant finalement tenir le film, par-delà son apparent « foutoir ». Bien évidemment, les genres restent « poreux ». Le personnage principal est féminin dans la première partie et masculin dans la seconde, mais la « transition » n’est pas complète, puisque le changement de sexe reste ici une apparence, une imposture. De la même manière, le passage du film d’un genre horrifique, proche d’un « slasher » ou d’un « revenge movie » féministe, à un genre naturaliste et psychologique dans sa seconde partie, n’est au final également qu’une apparence puisqu’il n’y a pas de césure nette entre les deux. Titane a juste opéré une mutation. De plus, il est sous-tendu par un troisième genre, le genre fantastique, qui est lui présent dans toutes les parties du film, jusqu’à littéralement exploser dans sa résolution. Et c’est aussi et surtout de cette convocation de genres multiples appelés à se succéder et/ou à cohabiter que Titane tire cette impression de trop-plein, non seulement parce que Julia Ducourneau convoque ces genres mais aussi parce qu’elle mobilise avec eux les références et les influences qu’elle en garde. Il y a énormément de références et de citations dans le film mais elles sont peut-être plus visibles dans la première partie, laquelle évoque donc le « slasher » et le « revenge movie » mais également d’autres sous-genres du cinéma bis, dont le « giallo ». Mais le film dans sa globalité est également soumis à des influences plus « nobles », dont celle du cinéma de David Cronenberg – que Ducourneau manque rarement de citer en interview – qui n’est pas la moindre.

La méthode employée par Julia Ducourneau dans Titane est en quelque sorte celle du collage, de l’assemblage de figures, de clichés et de passages obligés issus de différents types de films de genre pour tenter d’aboutir à quelque chose de neuf. L'idée est d’arriver à quelque chose d’inattendu à partir de bases « attendues » – une démarche qui pourrait lapidairement être résumée à « faire du neuf avec du vieux ». En cela, cette méthode n’est pas tant éloignée de celle qui sous-tendait Grave, dans lequel un récit et un sous-texte attendu, par collage ou imbrication, menaient à de l’inattendu, ou en tout cas créaient de la surprise et de l’étonnement. Bien évidemment, cette volonté de surprendre à tout prix, en s’appuyant sur des figures rebattues issues d’un cinéma bis, horrifique et/ou « non-noble », peut aussi être assimilée à de "l’épate-bourgeois", à cette manière de vouloir choquer par tous les moyens en montrant à un public « type » (en l’occurrence ici, un public de cinéma d’auteur et de festivals) ce qu’il n’a pas l’habitude de voir : du sang, des meurtres, des fantasmes sexuels exacerbés, etc. La question de la volonté de Julia Ducourneau "d’épater le bourgeois" reste ouverte, mais la profusion de références au cinéma bis, ainsi que la générosité et la sincérité avec laquelle Ducourneau les exhibe – il ne fait aucun doute qu’elle aime ces films et qu’elle les cite dans un geste cinéphile – permettent tout de même d'écarter cette piste. Quoi qu’il en soit, cette méthode, cette démarche d’accumulation et de collages pourrait être assimilée à une forme d’artisanat proche du « patchwork », dans laquelle la récupération – des genres, des images, des clichés – aurait donc une place prépondérante. Mais le déroulé au final assez linéaire de l’intrigue (en cela assez proche de celui de Grave), malgré ses mutations, amènerait plutôt à la rapprocher d’une autre pratique, celle du cadavre exquis. Comme dans ce jeu inventé par les surréalistes, Julia Ducourneau part d’un postulat puis dévie vers quelque chose de différent, puis opère encore une autre déviation, et ainsi de suite, jusqu’à aboutir in fine à un résultat certes incertain, qui ressemble à un collage, mais qui a la structure linéaire d’une phrase, ou en l’occurrence d’un film, avec un début, un milieu et une fin.

Vincent Lindon durant une intervention des pompiers dans Titane
© Carole Bethuel (visuel fourni par O'Brother Distribution).

C’est de cette ambivalence entre une volonté de constamment sortir des chemins balisés, de « dérailler », et une structure malgré tout linéaire et normative, que Titane tire une grande partie de sa « bizarrerie » et de son caractère hétérogène, ce qui en fait un objet assez déstabilisant. L’une de ses bizarreries, et non des moindres, est l’irruption, dans la seconde partie du film, de l’acteur Vincent Lindon, dans un rôle à contre-emploi, certes, mais malgré tout porteur de tout un passif qui l’inscrit invariablement dans « une certaine tendance » du cinéma français de ces dernières années. Devenu lors de la dernière décennie – et au fil de ses collaborations avec Stéphane Brizé ou Philippe Lioret – une des figures de proue du naturalisme social et moral « à la française », l’acteur débarque donc dans ce cinéma, celui de Decourneau mais aussi celui de la porosité au genre, auquel il semble a priori totalement étranger et/ou hermétique. Il n’est d’ailleurs pas certain que la greffe ait tout à fait fonctionné. Mais la venue de Lindon dans son cinéma semble avoir de toute façon donné de drôles d’idées à Julia Ducourneau, laquelle semble développer une lubie particulière à son encontre, lors de quelques scènes « marquantes ». À plusieurs reprises, le personnage de Vincent Lindon se fait des piqûres dans le postérieur – probablement de stéroïdes. Ces scènes sont filmées en contre-plongée, accompagnant presque le mouvement de la seringue vers les fesses de l’acteur, un peu comme si la cinéaste voulait « sodomiser » celui-ci avec sa caméra. L’une de ces scènes est d’ailleurs encore plus parlante, puisque durant celle-ci c’est Alexia, après sa métamorphose en homme, qui administre la piqûre, en le pénétrant donc littéralement par derrière. Dans ces scènes-là, plus que jamais, Ducourneau fait encore appel à des images dérivées du cinéma bis, et particulièrement l’un de ses sous-genres les plus foisonnants : le cinéma pornographique, et même plus spécifiquement le porno gay.

Au-delà de cette utilisation purement « fantasmatique » de Vincent Lindon, la manière dont la figure paternelle ou paternaliste que peut endosser l’acteur dans certains de ses films les plus récents est aussi largement exploitée et détournée par Julia Ducourneau. Dans Titane, il incarne un drôle de père qui retrouve son fils disparu dans des conditions troubles, mais qui semble savoir d’emblée que ce fils n’est pas le vrai. À la fin du film, après avoir découvert que ce fils putatif est en réalité une femme, il accouche littéralement celle-ci d’un nouvel enfant, hybride mi-homme mi-machine, et se retrouve de nouveau père. Mais la manière dont la figure du père est détournée et subvertie par le film, autour de celle de Lindon et de la relation de son personnage avec celui de son faux fils – relation qui va donc jusqu’à l’ambiguïté sexuelle – n’est qu’un des nombreux aspects du travail global accompli, ou tout du moins amorcé par Titane sur les codes et les clichés sexuels à des fins de détournement et/ou de subversion. Les premières minutes offrent par exemple en pâture au spectateur un cliché sexuel que l’on pourrait aisément qualifier d’« hétéro-beauf », à savoir le spectacle boursouflé de belles filles en bikini (dont Alexia) se trémoussant sur des capots de voiture dans un salon dédié au tuning. Plus tard, ce sera un autre cliché sexuel, pour sa part plutôt issu d’une imagerie « queer », qui sera exposé longuement lors d’une scène de danse sous des néons bleutés et rosâtres : les beaux pompiers musclés en uniformes, se trémoussant dans des poses légèrement suggestives. Enfin, une troisième scène viendra faire la synthèse des deux autres et apporter un point d’orgue et une signification à cette utilisation outrancière de clichés sexuels : Alexia, sous l’identité d’Adrien, reproduit devant les yeux médusés des pompiers coupés net dans leur élan de virilisme macho la gestuelle érotique d’une danse « strip-tease », à savoir les mêmes gestes qu’elle accomplissait sous l’identité d’Alexia sur le capot des voitures. Le cliché « hétéro-beauf » a été complètement détourné et transformé en fantasme « queer » mais son déplacement d’un terrain à un autre, d’un terreau sexuel à un autre, ne s’est pas fait sans dégâts, et les mines dégoûtées des pompiers contrariés dans le flux de leurs démonstrations viriles semblent attester du fait que détourner une imagerie sexuelle pour la subvertir ou en tirer une nouvelle imagerie, laquelle serait dès lors hybride et constituée de différentes formes d’érotismes, n’est pas gagné d’avance.

À la vision de Titane – et rétrospectivement à celle de Grave – il est encore difficile d’appréhender dans sa globalité et dans sa démarche, le sens que prend, au propre comme au figuré, le travail de Julia Ducourneau, tant on ne sait pas encore très bien à quel degré il se situe et à quel point il faut le prendre au sérieux. Une chose est certaine, c’est que chez elle cinéma et sexualité sont intrinsèquement liés, sur le plan thématique comme sur le plan théorique. Comme son idole Cronenberg fait évidemment un travail thématique et esthétique sur la rencontre de la chair et de la machine, de l’organique et du mécanique — geste que Ducourneau prolonge ou embrasse aussi dans Titane, elle semble vouloir appliquer ce type de rapprochement, de rencontre, entre la sexualité et le cinéma, en faisant littéralement s’interpénétrer les genres à l’écran, genres sexuels et genres cinématographiques. Cette recherche sur la sémantique et la dialectique des genres, ainsi que son exploitation dans la mise en scène et l’effet d’hybridation qu’elle produit, constituent indéniablement une particularité et un point de vue d’auteur à attribuer à Julia Ducourneau. La question est de savoir si de cette recherche, de cette grande expérience d’eugénisme, naîtra quelque chose de vivant, ou si la technique du cadavre exquis n’aura donné naissance à un enfant mort-né.

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