« Portrait de la jeune fille en feu » de Céline Sciamma : Pyromanie fumeuse
Film-monstre en même temps que film-somme, « Portrait de la jeune fille en feu » est étouffé par la toute-puissance de son scénario mais scintille néanmoins de quelques brasiers sauvages.
« Portrait de la jeune fille en feu », un film de Céline Sciamma (2019)
Dissimulé derrière la précision d'une mise en scène aussi patiente qu'étirée et l'étiquette du film d'époque (il se déroule au XVIIIème siècle), il y a un film-monstre à cinq têtes. Avec Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma traite en effet simultanément de cinq grandes thématiques : le récit romanesque d'un amour impossible entre une peintre et son modèle ; une critique discrète de la bourgeoisie – où la vie peine à se frayer un chemin – et des hiérarchies sociales ; une réflexion sur la peinture et la capture de l'âme ; une réactualisation du mythe d'Orphée et du souvenir de l'être aimé perdu ; un tract féministe trouvant son point d'orgue dans son opposition à l'avortement. Qui dit film-monstre dit forcément une certaine pachydermie soutenue par une artillerie lourde. Or, Portrait de la jeune fille en feu ne ressemble pas, à première vue, à un film pompier et pourtant le grand dragon accouche bien d'une souris. Grâce à un scénario en béton, Céline Sciamma réussit à fondre dans le décor les cinq sujets qu'elle cherche à aborder. Aurait-elle alors vu beaucoup trop grand en voulant réaliser un double film-somme, celui de sa propre filmographie et de ses convictions féministes ? Portrait de la jeune fille en feu déroute et c'est en analysant chacune des cinq thématiques qu'on parviendra à obtenir une vision plus claire de ce film nébuleux et paradoxalement imposant, tandis que quelques brasiers sauvages parviendront à échapper à la discursivité trop appuyée du scénario.
Le récit romanesque de Portrait de la jeune fille en feu a tout du plat réchauffé. L'amour rendu impossible entre deux femmes d'origine et de classe sociale différentes est rapidement pressenti. Son issue attendue ne fait pas exception à la règle. Ce ne sont pas les dernières séquences du film qui changent la donne puisque l'amour romanesque hante pour toujours ceux qui l'ont vécu. Cet amour impossible s'accompagne inévitablement d'une critique de la rigidité de la bourgeoisie. Ce monde terne et régi par des conventions, forcément en opposition avec la sincérité de la relation entre Marianne (la peintre) et Héloïse (la fille bourgeoise destinée à être mariée à un milanais qu'elle n'a jamais vu), va être traversée par des ondes de vie. C'est peut-être là une des meilleurs idées de Portrait de la jeune fille en feu : effriter progressivement un monde rigide par l'irruption de la légèreté, d'un simple sourire jusqu'au rire. Mais la légèreté est aussi et à nouveau un cliché du genre (dont le meilleur exemple récent serait Phantom Thread de Paul Thomas Anderson). Ensuite, la réflexion sur la peinture que propose Céline Sciamma n'est pas plus convaincante. Elle semble se construire autour de l'idée bien connue que le portrait capture l'âme de celui qui pose. Il est alors question de posséder l'autre ou d'être possédé, de le hanter ou d'être hanté. Sciamma appuie lourdement cette idée en faisant apparaître plusieurs fois à Marianne le spectre d'Héloïse. On est pourtant bien loin de L'Étrange Affaire Angélica de Manoel de Oliveira. Ici, le spectre n'apporte aucun horizon ni sens, il ne fait qu'apparaître, comme si Portrait de la jeune fille en feu devait absolument s'étendre au monde des fantômes. L'actualisation du mythe d'Orphée est quant à elle plus réussie et s'intègre parfaitement au récit de l'amour impossible qui se prolonge dans le souvenir de l'être aimé, celui qu'on a fini par regarder par-dessus son épaule avec la garantie de le perdre pour toujours. Enfin, la cinquième thématique porte sur les revendications féministes à une époque où les femmes étaient prisonnières des hommes et d'une société où elles n'avaient pas leur mot à dire. Céline Sciamma ne fait donc qu'adapter la problématique au XVIIIème siècle. Pour être sûre de faire passer le message, elle introduit le personnage de Sophie (Luàna Bajrami) qui se fera avorter avec l'aide d'Héloïse et Marianne. Celle-ci peindra même, non sans cette lourdeur qui traverse donc tout le film, une reconstitution de l'avortement dont on ne verra pas le tableau fini.
Le scénario de Portrait de la jeune fille en feu est ainsi tout-puissant. Trop puissant. Il veut emmener le film sur trop de terrains différents : l'histoire d'amour impossible, la critique sociétale, la revendication politique, la référence mythique et ce qui ressemble à une percée de fantastique. Une telle porosité peut séduire, elle est d'ailleurs dans l'ère du temps dans le cinéma français. Ce qui ressemble à un tour de force apparaît plutôt comme un geste superficiel et parfois même gênant. Parce qu'il survole sa matière, Portrait de la jeune fille en feu est exécuté comme une belle copie d'un académisme pompier. Certains espéraient que le film remporte la Palme d'or au Festival de Cannes, mais c'est en toute "logique" qu'il est reparti avec le prix du scénario. Face à ce choix du jury, des critiques estimaient que Céline Sciamma méritait bien au contraire au moins le prix de la mise en scène. On peut en effet la louer d'avoir réussi à emballer de cette manière la lourdeur de son scénario. Pour reprendre un dialogue entre Marianne et Héloïse qui a lieu lorsqu'elles prennent une sorte de drogue pour faire durer leur moment d'amour (signe là encore de la lourdeur du film, qui a besoin de tout surligner de peur de rester inaudible), Sciamma pratique un allongement du temps. Chaque scène dure ainsi le temps qu'il faut pour que la tension amoureuse s'installe et ainsi de suite. On pourrait parler de film lent, ce qui n'est pas vrai puisque tellement de choses sont racontées qu'on finit par se perdre. La mise en scène de Sciamma joue des coudes avec le scénario asphyxiant. Elle donne malgré tout l'impression de vouloir le faire disparaître dans la consumation du présent. Cette tentative nous paraît déboucher sur un échec qui sonne creux, car il est difficile de transformer une copie pompière – ce tableau exacerbé et saturé où la fille avortée côtoie le fantôme d'Héloïse – en chef d’œuvre.
Il faut pourtant reconnaître que le scénario n'étouffe pas tout. Des brasiers sauvages apparaissent par moments sans être immédiatement éteints et transformés en discours pesants. L'actualisation du mythe d'Orphée qui infuse tout au long du film en est peut-être le plus puissant. Comme le dit Marianne, il est question de faire le choix du poète, celui d'une certaine souffrance créatrice (l'être aimé est perdu à jamais mais son souvenir sera impérissable). Portrait de la jeune fille en feu raconte ainsi la création, étape par étape, d'un souvenir qui éprouve mais qui portera toujours en lui sa puissance affective. Ce sont bien sûr les larmes d'Héloïse suivies d'un rire qui réchauffe son cœur ou le rejet du regret quand les deux femmes cherchent à se souvenir du moment où leur relation a basculée. Ce rire que le film ne lâche pas, tel un feu qui se propage, est la source de légèreté la plus convaincante que Sciamma trouve pour laisser entrer la vie dans ce monde désaffecté. Il semble également que Marianne ne peindra plus de portraits après celui d'Héloïse. Elle abandonne le portrait pour le paysage, en témoigne le tableau intitulé Portrait de la jeune fille en feu qu'une de ses étudiantes sort du placard au début du film, ainsi qu'un second tableau de style académique (voire pompier, ce qui est plutôt logique) représentant la scène d'Orphée et d'Eurydice présenté au salon d'art. Le tableau de la jeune fille en feu représente Héloïse seule, de dos et dans l'obscurité avec la robe en feu. Il renvoie au moment précis où l'amour de Marianne s'est affirmé. Mais l'amour comme embrasement n'est-il pas encore un cliché tenace et artificiel ? S'enflammer serait en plus le dénominateur commun de toute l’œuvre de Céline Sciamma.
Si Portrait de la jeune fille en feu louche maladroitement vers le fantastique, il trouve dans un second niveau de sens une dimension spectrale plus stimulante. Le film proposerait au spectateur une expérience de (re)découverte des deux actrices principales, Noémie Merlant et Adèle Haenel. La première semble avoir été filmée pour la première fois sous le regard de Céline Sciamma tandis que la seconde ne joue pas sur le registre de la fille rugueuse qu'on lui connaît. S'il y a bien une expérience chamanique que le film semble chercher aveuglement, c'est bien celle-là, et elle se situe directement entre le spectateur et les comédiennes : le scénario disparaît ici au profit d'une célébration cinématographique des corps et de leur influence sur le spectateur. C'est peut-être à nouveau un cliché, ou une propriété ontologique du cinéma, mais cette relation fonctionne beaucoup mieux que les imbroglios scénaristiques du film. On peine alors à comprendre ces mots de Céline Sciamma dans Le Monde : "J’ai passé ma vie à aimer des films qui ne m’aimaient pas »(1). Sur la page Facebook du journal, l'article est présenté avec cette accroche : "Céline Sciamma en a vu des films qui bouchent l’horizon. Qui ne montrent que des princesses blanches, belles et jeunes à sauver, des héros blancs, forts et puissants à aimer ». Le combat contre le Male gaze doit être mieux formulé. Les processus d’identification sont évidemment variés et complexes. Si on suit platement Sciamma, cela voudrait dire que les hommes ne seraient pas capables de s’identifier à Marianne et Héloïse. Or, ce n'est pas un regard sexualisé qui guide forcément en premier lieu le spectateur mais l'expérimentation d'affects et leur degré d'intensité. Ce mauvais calcul de Céline Sciamma (qui par ailleurs a défendu la vision d'Abdellatif Kechiche qu'elle juge complémentaire à la sienne(2)), par-delà ses revendications politiques et sociétales saluables, n'est que le résultat logique d'une entreprise pachydermique et donc forcément menacée par les raccourcis et l'artificialité.
Poursuivre la lecture
- David Fonseca, « Le cinéma à l'heure des scandales sexuels : Passer d'un cinéma de la création à la décréation », Le Rayon Vert, 29 avril 2024.
- David Fonseca, « Brainwashed de Nina Menkes : Réflexions sur le male gaze », Le Rayon Vert, 12 novembre 2023.
- Guillaume Richard, « She Said de Maria Schrader : Aveu d'impuissance », Le Rayon Vert, 15 janvier 2023.
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