« L'Homme sans âge » de Francis Ford Coppola : La troisième rose, la dernière, la trémière
L'Homme sans âge est un retour au cinéma, une seconde chance après dix ans d'absence et bien des atermoiements. La jouvence du numérique offre alors au vieux démiurge, toujours un peu bateleur, une occasion renouvelée de faire œuvre d'horloger, mais à seule fin de réitérer qu'il n'y a jamais lieu de se réconcilier avec le temps, pour des vieillards qui rajeunissent et des enfants qui vieillissent trop vite. La remontée de la jungle des origines du langages abrite en vérité le secret malade des amours décomposées, ce cœur blessé qui refait le cinéma de toute une vie pour à la fin consentir à laisser vivre le souvenir immortel de l'aimée. L'aiguille de l'horlogerie, avec ses images comme autant de miroirs à retardement, est la tige d'une rose et si elles viennent toujours par trois, la dernière est une rose trémière, celle qu'un homme dépose sur le seuil de lui-même, une fois délivré du démon totalitaire de la démiurgie.
« L'Homme sans âge », un film de Francis Ford Coppola (2007)
« De toutes les générations de roses
Qui dans le ciel du temps se sont perdues
Je veux que de l'oubli une se sauve,
Une sans marque ou signe entre les choses
Qui ont été. Le destin me confère
Ce don de nommer pour la première
Fois cette fleur silencieuse, la dernière
Que Milton de son visage approcha
Sans la voir. Ô toi, jaune ou vermeille, ou
Blanche rose d'un jardin effacé,
Laisse magiquement tout ton passé
Immémorial et brille dans mes vers.
Ivoire, sang ou or, ô ténébreuse
Comme en ses mains, ô invisible rose. »
(Jorge Luis Borges, « Une rose et Milton »,
L'Autre, le même, Œuvres complètes, tome II,
éd. Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 91)
Qu'est-ce, un rêve du temps de la mort venue ? Qu'est-ce donc, le dernier rêve d'un agonisant, mourant au bas de l'escalier d'une vieille rue pavée dont le linge de neige fait le linceul ? Une livre d'images et de jeunesse même quand la jeunesse est passée, avec ses marches que l'on peut tantôt gravir, tantôt graver, ses repentirs et ses réminiscences de l'avenir, avec sa triade de roses dont fatale est la dernière. C'est la rose trémière de l'existence, son bâton de Jacob, la passerose d'une vie libérée de son capharnaüm. Le jardin botanique d'une solitude livrée enfin à sa pauvreté souveraine.
La dernière rose est la première, la rose dont l'efflorescence est moins récapitulative qu'elle révèle la tige d'un secret qui tient au sens d'une existence, celui d'une fêlure qui n'a jamais capitulé, la crypte d'une blessure avec laquelle toute une vie se sera confondue et dont la mélancolie aura été la coulée.
Dans ce recueil de 300 chansons composées à la fin du 15ème siècle et réunies au début du siècle suivant sous le nom de Manuscrit de Bayeux, l'une a pour titre « L'amour de moy » et la chanson qui dit ceci vaudrait pour L'Homme sans âge comme pour tout le cinéma de Francis Ford Coppola.
« L’amour de moy s’y est enclose
Dedans un joli jardinet
Où croît la rose et le muguet
Et aussi fait la passerose »
La seconde chance again,
rengaine ou ritournelle
Le cinéma, on pensait alors que Francis Ford Coppola en avait fini. Les affaires étaient florissantes, mais l'inspiration artistique était tarie. Le génie des grandeurs avait eu raison de lui et la modestie représentait un nouvel apprentissage qui ne lui allait pas si mal au teint, y retrouvant déjà sa jeunesse quand il marnait à l'époque des productions de l'artisan Roger Corman. « D'abord, les gens sont plus malheureux qu'on ne le croit. Et puis le fond de tout, c'est qu'il n'y a pas de grandes personnes » écrivait André Malraux dans ses Antimémoires (1967). Le démiurge qui s'était mué en représentant de commerce d'un savoir-faire à l'ancienne a pu encore tardivement nourrir la tentation de célébrer, en fanfare et avant tout le monde, le centenaire du cinéma (Dracula, 1992), cet art si vieux d'être comme Xanadu encombré de lui-même, cet art si jeune de promettre que l'éternel retour le concerne aussi, et pas seulement un destin impérial à la Kubilai Khan ou à la Charles Foster Kane. Jack (1996) et L'Idéaliste (1997) représentaient alors les derniers repentirs d'un homme malheureux dont le bonheur consistait à cesser de croire qu'il était une grande personne, soit parce qu'il se montrait vieillard dans un corps d'enfant rongé par la progéria, soit parce qu'il continuait de défendre les bonnes causes mais avec la défroque simple du disciple à l'écoute de ses vieux maîtres.
Dix ans sont passés depuis, une ellipse d'une décennie et Francis Ford Coppola revient avec une passe de trois films, les trois actes d'un retour en grâce dans la facture nouvelle du numérique, L'Homme sans âge (2007), Tetro (2009) et Twixt (2012), la plus belle rose, la rose trémière. Il s'agit alors pour lui de tout réécrire, l'histoire du siècle depuis la lorgnette de l'art qui en aurait le mieux montré la furie totalitaire, le roman familial et le deuil interminable de la perte d'un enfant. La grâce est là sans y être, les films sont inégaux, la critique est mitigée et ils ne marchent pas. S'ensuit une nouvelle ellipse de dix ans enflée de la promesse du film ultime qui serait le tout dernier, le chef-d'œuvre autoproclamé Megalopolis, finalement présenté en compétition officielle du Festival de Cannes de cette année où son auteur, âgé désormais de 85 ans, a déjà remporté deux Palmes d'or.
Pas sûr alors, en attendant de découvrir l'opus ultimus de toute une vie, que Francis Ford Coppola en ait bien fini avec la tentation démiurgique, et le malheur de se croire une grande personne. La beauté de ces trois films tenait alors à réduire le champ en dépit de ses encombrements (L'Homme sans âge est en effet le plus baroque et inégal), resserrant les cercles concentriques afin d'opérer la remontée des blessures par paliers successifs, de la moins importante à la plus cruciale : rose du grand homme incapable d'achever l'œuvre d'une vie ; rose du fils à qui incombe le legs de réparer les rivalités d'ascendants fautifs ; rose d'un enfant mort dont la perte aura fendu le cœur de son père.
La couronne est de roses pour le grand homme dont le génie démiurgique l'abonne au funérarium. Et il le savait quand, avec le fordien Jardins de pierres (1987), il montrait l'envers de la bonté des pères, ces jardiniers giralduciens dont le destin est de prévenir sans guérir la passion fatale des fils.
Trois roses, donc et trois fois le cœur y est blessé, trois récits d'horlogerie aussi. Les horloges y sont remontées en effet parce que le temps ne cesse jamais de se dégonder, démontant par tous les côtés les vies qui s'accrochent comme elles peuvent aux machines savantes comme aux machinations de l'inconscient. Le cœur des horloges appartient aux hommes qui se font tout un cinéma et dont l'existence est un cinéma permanent, avec ses trucages et ses raccords aberrants, toujours trompés par le mythe de la seconde chance dont les États-Unis se sont faits, notamment en cinéma, les missionnaires apostoliques, le protestantisme au service de l'esprit du capitalisme les y aura obligés.
Si Francis Ford Coppola est un cinéaste visionnaire, c'est surtout parce qu'il aura vu que la seconde chance, celle de se refaire comme on joue au casino, est l'enfance promise d'une rengaine gâteuse.
Le recommencement est celui d'un échec initial, d'une faute originelle. La seconde chance s'écrit à chaque seconde du cadran, à chaque minute où l'aspiration aux grandeurs débouche sur le minuscule. C'est, exemplairement, le récit donné par Tucker (1988), autre récit d'autobiographie latérale où le concepteur d'automobiles n'a droit à sa grande revue finale qu'à la seule raison d'avérer sa défaite. La seconde chance engage à la répétition d'un ratage inaugural et si la répétition veut se faire dynamique, et ainsi créatrice d'une différence authentique, elle doit alors changer de cœur en le remplaçant par l'éternel retour dont le mythe est un mot de passe en guise de morale de vie que se sont entre autres passés les stoïciens, Nietzsche et Mircea Eliade, l'auteur de L'Homme sans âge.
Remettre les pendules à l'heure coïnciderait ainsi avec le désir de les remettre à zéro, l'heure zéro qui indique à la fois midi (un vieux savant renoue par miracle avec ses quarante ans) et minuit (dans le siècle, le vingtième, qui est celui du nihilisme), midi et minuit dans le cinéma de Francis Ford Coppola, sur un bord empêtré dans ses vieux réflexes (le temps démonté et les horloges remontées), sur un autre volontaire pour l'exploration de terres nouvelles (l'outil numérique en nouvel âge du cinéma), un pied dans ses rengaines (les hommes sont obsessionnels et les femmes hystériques), un autre dans les ritournelles (l'orphisme est un destin culturel, certes, mais un legs dont on peut encore avoir le désir de se soustraire). Le pédalier d'un certain passéisme (les trucs à la Méliès, les filtres de couleur et la cinéphilie-musée) et d'un hyper-modernisme (le bain de jouvence numérique) peut faire tourner en rond comme un disque rayé (le disque est un autre ventilateur de néant comme au début d'Apocalypse Now, 1979). Il fait entendre aussi, en sourdine, la petite musique de chambre et de nuit d'insomnie d'un homme dont la quête, celle de remonter aux origines du langage, est vaine.
S'il y a lieu d'encore citer le poète T.S. Eliot, ce n'est plus seulement pour évoquer le règne de ces « hommes creux » (hollow men) dont parle le colonel Kurtz qui se sait en être un lui-même, mais pour retrouver le mot final de The Waste Land (1922), le terme ultime des « terres vaines » de la science à l'âge atomique : « Shanti Shanti Shanti », qui en sanskrit signifie la paix, la paix, la paix.
Un vieil homme est mort. Le rêve de toute une vie est achevé, il n'a pas encore commencé, celui qui recomposerait tous les passés, vécus, historiques et mythiques, afin de prendre à revers un futur de catastrophe prévisible. Le monde peut finir aussi ainsi, non pas sur un boum mais sur un murmure.
Jouvences inattendues, vieillesses intempestives
Dominic Matei (Tim Roth) est un vieux professeur de linguistique qui à la fin des années 30 vit en Roumanie. Parce qu'il a été frappé par la foudre, ce dernier se voit miraculeusement offrir une nouvelle jeunesse assortie de pouvoirs très spéciaux, lire les livres sans avoir à les ouvrir et connaître toutes les langues, mortes ou vivantes, jusqu’à pouvoir en créer une, devenir un as de la falsification administrative et deviner les numéros gagnants de la roulette des casinos, voir les rêves des personnes se trouvant à proximité de lui et disposer d’une force télé-kinésique lui permettant de se sortir de mauvais pas. Ces pouvoirs lui ouvrent alors un horizon auparavant inimaginable, celui de porter enfin achèvement de l'opus magnum dégageant les conditions anthropologiques expliquant l'avènement du langage humain. À cette « première » seconde chance s'en ajoute une « seconde » mais elle ira tordre la précédente selon un tour de vis qui rappellera l'orphisme obscur de Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock. Dominic découvre en effet avec l'apparition littéralement foudroyante de la jeune Veronica (Alexandra Maria Lara) le retour intempestif de la femme qu’il a aimée autrefois, Laura, bien que cet amour-là se soit soldé par un échec narcissique blessant (séparée de lui pour le laisser tranquillement à ses travaux, Laura est décédée en couches dans le lit d'un autre).
L'Homme sans âge est le mauvais titre français d'une œuvre dont l'original est Jeunesse sans jeunesse. Ce court roman tardif de Mircea Eliade possède une valeur récapitulative indéniable, du mythe de l'éternel retour à la philosophie des religions orientales comme l'hindouisme en passant par la polyglossie, l'existence cosmopolite et la meurtrissure de sa compagne, Nina, décédée d'un cancer de l'utérus à la suite d'un avortement. Mais son caractère autobiographique est également soumis à une réécriture falsificatrice puisque ses proximités avec le fascisme de la « Garde de Fer » et des intellectuels réactionnaires comme René Guénon et Julius Evola y sont évacuées. L'élitisme du savant qui se soustrait des sirènes du nazisme enveloppe cependant l'aveu d'une faute, la mort de l'aimée dont il serait responsable et il s'agit de désormais, non de se dédouaner, mais de tirer d'une blessure un destin comme les stoïciens nous l'auront appris longtemps avant l'amor fati nietzschéen.
L'Homme sans âge, le titre, est d'autant plus fautif dans la perspective du cinéma de Francis Ford Coppola, abondant en personnages qui sont moins sans âge que non réconciliés avec le temps des horloges, des enfants vieillis trop vite du diptyque de la jeunesse rebelle Outsiders (1983) et Rumble Fish – Rusty James (1984) en passant par cet autre doublet du temps remonté, Peggy Sue s'est mariée et Rip Van Winkle, les deux réalisés en 1986, le premier pour le cinéma et le second pour la télévision. Dans le premier film, une femme d'âge mûre se retrouve projetée dans le temps de son adolescence (en partageant ainsi le même âge biologique que celui de ses parents) ; dans le second adapté d'une nouvelle de Washington Irving pour la sixième saison de la série télévisée de Shelley Duvall, Fairy Tale Theatre, la situation est davantage traitée à l'inverse (après un sommeil de vingt ans, un homme devenu vieux rencontre à l'âge adulte le fils qu'il n'a pas vu grandir). On a déjà cité le personnage éponyme de Jack, cet enfant pris dans le piège mortel d'une sénescence prématurée et accélérée, on devra forcément évoquer également celui de Dracula, Roumanie oblige. Le prince des vampires traverse lui aussi les âges de l'Histoire et la roue des métempsycoses lui offre la (seconde) chance de retrouver son amour perdu. D'autres occurrences témoignent de cette obsession duelle des jouvences inattendues et des vieillesses intempestives, en particulier dans le volet intermédiaire de la saga du Parrain dont la construction en montage parallèle pose en vis-à-vis le destin tragique des Corleone, de père en fils.
La sénescence qui travaille tôt à pourrir l'enfance, Francis Ford Coppola en a connu également les morsures quand, souvent alité parce que la poliomyélite, cette paralysie spinale infantile, lui dévorait son corps d'enfant, il passait le temps en s'adonnant à des petits spectacles de marionnettes. D'autres alités viendront, d'autres enfants brûlés, celui d'Outsiders qui préfigure Dominic foudroyé.
Si les films de Francis Ford Coppola ressortissent aussi d'une époque, les années 80, durant laquelle triomphe l'apologie hollywoodienne du jeunisme qui ne va ni sans celle du consumérisme, ni sans celle du révisionnisme, du cinéma de Steven Spielberg aiguillonné par le syndrome de Peter Pan à la trilogie Retour vers le futur (1985-1989-1990) de Robert Zemeckis, ils s'en écartent pourtant en touchant au malheur des êtres qui, perdus dans leur propre temps, sont toutefois garants des âges non réconciliés. Le temps sort de ses gonds, le fameux vers shakespeariens issu de Hamlet, cette pièce des familles exécrées et des héritages impossibles, est d'une vérité dont la portée est métaphysique, Gilles Deleuze y est notamment revenu à l'occasion de ses relectures kantiennes(1).
Pour Francis Ford Coppola, les dégondages du temps, s'ils invitent à vagabonder en soi comme au bord ce qu'il y a de plus extérieur en nous-mêmes, avèrent les « êtres creux » que nous sommes, excavés par le temps qui nous fracture, nous déboîte et nous dédouble, l'exil toujours déjà à l'origine. Et s'il est contemporain de cinéastes plus jeunes que lui, Gus Van Sant (avec son triptyque Gerry-Elephant-Last Days courant de 2001 à 2007) et David Fincher (L'Étrange Histoire de Benjamin Button en 2008, d'après Francis Scott Fitzgerald), c'est en étant synchrone avec eux alors qu'il a débuté avant eux : l'un qui prend soin des mutations de l'adolescence (et lui aura repris les plans de nuage en accéléré de Rusty James) ; l'autre qui travaille à cheval entre plusieurs âges du cinéma, classique, moderne et hyper-moderne (on rappellera ici que Francis Ford Coppola a scénarisé l'adaptation de Gatsby le magnifique tourné par Jack Clayton en 1974). Et il l'est encore de David Lynch, emporté au même moment à expérimenter lui aussi en Europe de l'est, en Pologne plutôt qu'en Roumanie, l'écriture automatique en numérique avec INLAND EMPIRE (2007).
Un détail : Veronica partie en Suisse vivre sa vie a un garçon et Jean-Luc est son prénom. Irrésistible de ne pas y voir un clin d'œil avec Jean-Luc Godard, l'auteur du Petit soldat (1960) avec Anna Karina-Veronica Dreyer et Vivre sa vie (1962), mais aussi plus qu'un battement de cils quand le renversement des hiérarchies générationnelles fait du maître l'enfant dont le père est son disciple.
L'arche est encore perdue,
elle l'est toujours déjà
La revisitation peut certes conduire à la réécriture fantasmatique de soi (chez Mircea Eliade), ainsi qu'au révisionnisme idéologique (chez Steven Spielberg et Robert Zemeckis) ; elle peut également engager à tournoyer en spirale en renversant de manière créatrice toutes les polarités et les dichotomies. D'un côté, le legs cinéphile est comme toujours avec le cinéaste un passage en revue, un défilé de citations comme on feuillette un catalogue (en papier glacé assuré par le numérique), avec une prédilection pour Otto Preminger (Laura, assurément) et Alfred Hitchcock (Vertigo, on l'a dit), mais aussi pour les petits maîtres du cinéma de genre qu'ils auront su renouveler en profondeur, Jacques Tourneur à l'époque de Val Lewton (les jeux d'ombres font signe vers La Féline et Vaudou) et Carol Reed aux côtés d'Orson Welles (avec Le Troisième homme et la musique aux accents Mitteleuropa composée par Osvaldo Golijov rappellera l'usage de la cithare par Anton Karas). En passant, la Roumanie est une terre idéale pour Francis Ford Coppola, terre du milieu entre l'Europe centrale et l'Europe du sud, entre Rome et l'empire austro-hongrois. Et puis c'est toute la batterie des trucs et astuces d'un bateleur roué à l'exercice, axes penchés ou retournés, surimpressions et filtres de couleurs pour baroquiser à tout va (avec l'aide de Walter Murch, l'ami retrouvé), en marques d'un savoir si pléthorique, le feuilleté d'images concordant avec les pages noircies du livre de sable de son personnage, qu'il pourrait aisément recouper la monstrueuse érudition de Dominic Matei.
C'est franchement le pire aspect de cet Homme sans âge à le revoir aujourd’hui, celui d'y reconnaître une version intello et cultivée des aventures d'Indiana Jones, avec ce côté serial qui renvoie les grands faits historiques aux simplicités du banc-titre, et qui fait d'un savant miraculé le super-héros d'un divertissement animé, un étalage de savoir-faire en miroir des prodiges du génie.
L'arche perdue, des origines comme du cinéma : on n'en sortirait donc pas dès lors que l'origine est perçue comme ce qui se trouverait en amont ou derrière soi alors que l'origine est plurielle et son avenir est devant nous en faisant des tourbillons dans le devenir, y compris comme un revenir. Voilà l'éternel retour qui, ressaisi à l'écart des rengaines, remet à l'honneur ses prometteuses ritournelles.
De l'autre, toutefois, le film de Francis Ford Coppola a l'intelligence de dialectiser ses faiblesses en les amenant à réfléchir sur elles-mêmes. Ainsi, Tim Roth qui interprète un homme de 70 puis de 40 ans était alors âgé de 46 ans, une autre façon de voyager dans le temps. Ainsi, Alexandra Maria Lara qui joue le triple rôle de Laura-Veronica-Rupini (Rupini est le nom de la femme indienne des temps reculés dont Veronica, foudroyée elle aussi, s'en croit la réincarnée) a tenu le rôle de Traudl Junge, la secrétaire d'Adolf Hitler dans La Chute (2004) d'Oliver Hirschbiegel et Bruno Ganz qui jouait le dictateur joue ici le personnage du scientifique et médecin qui prend soin du foudroyé. Le nazisme de pacotille l'est donc moins quand le démiurge, qui travaille à feuilleter ses images en en lissant avec le numérique, reconnaît qu'il y a, avec toute tentation démiurgique, un doppelgänger totalitaire.
L'Homme sans âge s'amuse avec une virtuosité certaine de ses propres généalogies machiniques, des gramophones de la fin des années 1930 à la télévision de la fin des années 60 et le cinéma est au milieu, coincé entre l'analogique et l'électronique. Mais le divertissement a valeur conjuratoire : pour le chercheur qui se sait tutoyé par son démon, la voix malicieuse du daïmôn logée au fond de lui et qui lui susurre qu'il faut toujours sacrifier qui l'on aime pour ses objets de jouissance ; pour l'homme qui après coup reconnaît dans une image de sa fantaisie une image déformée de son avenir ; pour le créateur dont le génie mélancolique est clivée entre démesure et déréliction, capable de tout au risque de ne vouloir rien que le rien comme l'a magnifique écrit Marie José Mondzain(2).
Fritz Lang a eu Mabuse et la cohorte de ses avatars ; Orson Welles, Kane, Quinlan, Arkadin et quelques autres trouvés chez Shakespeare avant d'avoir la paix avec Falstaff. Francis Ford Coppola, lui, se reconnaît en Dominic Matei après s'être reconnu en Corleone père et fils, en Harry Caul, Kurtz, Tucker, Vlad Dracul et d'autres encore, tous maîtres et techniciens dont l'empire est un enfer de solitude, la barbarie des civilisés qui enflent à seule fin de faire le vide autour d'eux. Le génie d'un cinéaste tient à s'exorciser aussi du démon qui en est le double nécessaire. Il fait des films pour cela, moins pour savoir que pour connaître que réussir, c'est toujours rater en pire. Le cinéma est un exorcisme, la maîtrise poussée à fond mais pour atteindre à la déprise de soi. L'orphisme en fait partie, c'est la part d'ombre du mythe qui est celle que se partagent savants et artistes, et si l'aimée a su une fois dire non à son aimé, celui qui la retrouve saura lui dire non aussi pour la sauver de lui.
La leçon de la part maudite de l'orphisme, qui conjoint aux avatars de la métempsycoses les réminiscences platoniciennes, sera réitérée dans Twin Peaks (1990-2027) de Mark Frost et David Lynch, tandis que Le Festin nu (1991) de David Cronenberg d'après William Burroughs touche, lui, à son noyau tragique quand la mort accidentelle de l'aimée n'est rejouée que pour être assumée.
Foudroiements, étonnement
Un coup de foudre et un autre qui s'ensuit : le redoublement des foudroiements invite à faire un pas de côté en le tournant sur lui-même. Mouvement de vrille, la torsion se fait spirale, c'est la rose qui pousse dans l'œil, Vertigo encore. Et la tige, si elle grandit par le cerveau, son dédale comme une bibliothèque de Borges où Finnegans Wake de James Joyce, ce roman impossible aux langues multiples et même inventées qui aurait réussi à se dispenser de toute langue originale, repose tel un indice précieux sur une étagère ou une table de nuit et d'insomnie, a d'abord pour terreau le cœur.
Avec le redoublement des coups de tonnerre, littéral et métaphorique, dans son battement on reconnaît le thaumazein, l'émerveillement, précisément l'étonnement dont le pathos est la condition de la philosophie, son arkhè selon Socrate(3). Au coup de tonnerre pareil aux foudroiements de Zeus, répond son mal de crâne lorsqu'en sort pour se libérer Athéna. Le redoublement y trouverait sa vérité. Il faut en effet pour Zeus qu'il apprenne enfin à sortir de lui-même en libérant Athéna et une vie n'a pas d'autre destin que celui-là, avec une triade de roses en guise de scansions dialectiques.
Plonger dans la jungle des langues indo-européennes et remonter à ses origines, c'est perdre ses dents de vieillard en s'en faisant pousser de nouvelles, c'est faire aussi de la spéléologie dans les grottes de l'Inde ancienne pour n'y trouver que des livres de sable et un ossuaire. Le cœur, alors, est un crâne. Dans l'intervalle, la Méditerranée a comme sur l'île de Malte des vagues pour frapper les rochers quand la bouche, cette autre cavité, s'emplit d'une salive qui fait glisser entre les dents, la langue et le palais des paroles incompréhensibles, mais qui sont nécessaires à s'extraire de l'impasse du tunnel orphique. Pensons ici à d'autres cavités abritant des terreurs enfouies, l'oreille de Harry Caul dans Conversation secrète (1974) et la bouche impuissante à faire sortir le cri de douleur dans le troisième Parrain. L'imagination poétique de cette série de motifs est si profonde et dynamique qu'elle autorise le film à s'échapper de lui-même, à fuir ses propres errements pour les tromper à l'arrachée. Si l'arche perdue des origines l'est encore en l'étant toujours déjà, si elle balance comme toute vérité entre le (pas) encore et le (toujours) déjà comme Jacques Derrida l'a montré à propos de Hegel à qui sera enseigné ce qu'il savait déjà(4), alors le seul geste qu'il reste à faire au terme d'une vie rêvée est de déposer la rose de la paix, shanti, dont l'amour est le prix et la mort, le respect. Hegel avait après tout déjà prévenu que cette rose-là n'a d'autre poussée que sur la croix du présent.
Dominic est l'être obsessionnel et duplice par excellent ; toujours dédoublé, c'en est irritant tant le motif est redondant, il arrive in fine à échapper au piège narcissique de sa propre duplicité. Pour cela, il lui faudra moins traverser le miroir qu'en revenir en osant le briser. Laura-Veronica-Rupini, elle, n'est hystérique qu'à vouloir contenter l'homme qu'elle aime infiniment, jouissant à chaque réincarnation de sacrifier ses plaisirs pour les siens, y déposant sa peine en marque d'amour. La roue des métempsycoses vire alors en rengaine, celle qui assoit la répétition des mêmes erreurs parce que la blessure est le trou noir par où l'on désire trépasser en y faisant passer à mort l'être aimé. Le tour d'écrou peut cependant se renverser, la catastrophe est retournée quand le tour de vis est susceptible de dévisser, de sortir de ses gonds ainsi qu'y invite le temps lui-même. Les bris du miroir redeviennent alors, une fois décongelés, des pétales de roses incandescents, des larmes de sang.
Et si les images sont des miroirs à retardement(5), c'est pour se délivrer de l'ego et de ses égarements.
Le tétralemme est d'amour
Le savant qui ne comprend rien au « surhomme » nietzschéen n'aura été qu'un homme supérieur, autrement dit un homme de son temps, nazisme et stalinisme, Guerre froide et ère atomique(6). Il ne voit pas que la femme vieillit à vitesse accélérée comme le petit Jack, et voudrait danser une fois encore malgré son âge avancé comme Fred Astaire y arrivait dans La Vallée du bonheur (1968).
Dominic Matei a pourtant échangé avec Laura au sujet du tétralemme, ce carré des possibilités propre aux philosophies orientales, de Japon, de Chine et d'Inde, où le vrai et le faux ne suffisent pas, il y faut ajouter ce qui est vrai et faux à la fois, et ni faux ni vrai. Le principe aristotélicien de non contradiction est une mutilation à laquelle Alfred Korzybski, double polonais de Dominic Mattei, a tenté de remédier au tournant du siècle dernier avec son projet de sémantique générale.
Le téralemme caractérise à l'évidence le perspectivisme narratif adopté par Francis Ford Coppola dans son adaptation de la nouvelle de Mircea Eliade. Tout ce qui dans son film est montré et conté est ou vrai ou faux, à la fois vrai et faux et ni vrai, ni faux. Le cinéma de Raoul Ruiz s'est souvent amusé de tels paradoxes, et Sergio Leone aussi avec Il était une fois en Amérique (1984), sans même mobiliser une fois encore le cinéma de David Lynch. Le tétralemme acquiert ici le statut d'image de vérité, c'est l'écran sur lequel se projette tout le film, ce miroir à retardement qui vole en éclats et dont les bris sont des pétales de roses déposés sur des amours aussi mortes qu'immortelles.
Un beau livre de Guillaume Richard, « noir et maléfique », nous y aura instruit en s'appuyant notamment sur le film de Francis Ford Coppola et l'influence exercée sur lui par le sésame de Citizen Kane (1941) d'Orson Welles. « Rosebud » est le nom d'une image qui a la rose pour emblème, la blessure pour secret et l’affection comme infection pour qui en devient le sujet par-delà l'écran. Une variété d’images qui affectent comme les roses, et infectent comme des fleurs du mal(7).
Le tétralemme est d'amour en posant l'égalité de sa possibilité et de son impossibilité, sa mortalité et son immortalité. Et il est de génie quand il accède enfin à sa propre vérité poétique, ainsi que René Char l'aura énoncée, « vieille personne quand je suis né. Jeune inconnue quand je mourrai »(8). Aussi rouge soit-elle à l'écran quand il devient noir, la dernière rose est blanche car la neige la tempère. C'est la « fleur silencieuse, la dernière rose que Milton de son visage approcha sans la voir », « ô invisible rose », « blanche rose d'un jardin effacé » à laquelle a rendu hommage Jorge Luis Borges.
La dernière rose est donc bien la trémière, une rose au-delà des mers (outremer en serait le secret étymologique) qui a cessé d'être une rose gorgée du sang du présent, mais la passerose d'un homme qui, aussi riche soit-il, se sait pauvre comme Jacob après la nuit passée à lutter avec l'ange, l'ange terrible qui aura été pour lui autant son démon que son génie. Arrivé au dimanche de sa vie(9), cet homme-là qui a pour prénom celui de Dominic peut enfin mourir en paix. Shanti shanti shanti.
« La Treizième revient… C'est encor la première ;
Et c'est toujours la seule, ou c'est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?…
Aimez qui vous aima du berceau dans la bière ;
Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement :
C'est la mort, ou la morte… O délice ! ô tourment !
La rose qu'elle tient, c'est la Rose trémière. »
Sainte Napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule :
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ?
Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux,
Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle :
– La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux ! »
(Gérard de Nerval, « Artémis », Les Chimères, 1854)
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Notes