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Une scène de "Inland Empire" de David Lynch
Rayon vert

« INLAND EMPIRE » de David Lynch : Le palais derrière le marché

Des Nouvelles du Front cinématographique
Jumeau monstrueux de Mulholland Drive, INLAND EMPIRE est mieux qu'un club Silencio hyper-sélect pour fans lynchiens acharnés, purs et durs, vrais de vrai. S'il est un film-monstre en assumant que le dédale mène au cul-de-sac, c'est comme exercice radical de spectrographie au nom de cette « inquiétante étrangeté de l'ordinaire » évoquée par Stanley Cavell. L'aura hollywoodienne, ô combien dégradée, persiste seulement dans la reconnaissance réciproque des stars déchues et des femmes abaissées. Si Hollywood est une région impériale dans l'imaginaire mondial, pandémonium et gynécée, le rayonnement fossile rappelle aux étoiles qu'elles ne brillent qu'en ayant scellé avec leurs spectatrices une alliance de haute fidélité, elles qui les sauvent du discrédit en croyant à ce qui leur arrive parce cela leur arrive aussi. Cela qui est un trou pour des femmes dont la vie a mal tourné de part et d'autre de l'écran.


«  Hollywood (...) n'existe que comme un état d'esprit, pas en tant qu'entité géographique »
(Carey McWilliams, 1946 cité par Mike Davis, Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l'imagination du désastre,
éd. Allia, 2006 [1998 pour l'édition originale], version électronique, p. 33)


Club hyper-sélect ou cul-de-sac ?

Fans de David Lynch qui l'avez seulement découvert avec Mulholland Drive, abandonnez toute espérance. INLAND EMPIRE est en lettres capitales un club Silencio hyper-sélect. Le droit d'entrée y est très élevé, qui a pour prix de refaire le succès précédent mais pour en essorer tout le glamour, en déglinguer la rutilante carlingue par exagération, exaspération, exténuation. La répétition se veut destitution. Le remake, délibérément monstrueux. Pour certains, c'est un purgatoire méritant de s'y abandonner en espérant que l'enfer mène au paradis ; pour d'autres, c'est une purge. Les uns comme les autres en sortent rincés mais pas pour les mêmes raisons. Les spectateurs qui en sortent vannés mais enchantés seraient d'authentiques lynchiens, fans estampillés purs et durs, les vrais de vrai.

Parce qu'il y a les monstres dans les films de David Lynch et il y a les films qui sont par eux-mêmes des monstres, là encore pour des raisons tout à fait différentes : Eraserhead, Dune, INLAND EMPIRE. Le premier-né est un rejeton expulsé du cul de l'underground et du midnight movie avant que le chiard ne gagne ses galons de film-culte ; le deuxième est une super-production rejetée d'abord et avant tout par son auteur mais qui n'en demeure pas moins intéressant ; le troisième est une expérimentation vidéo qui arriverait à se délivrer de l'insistant soupçon de caprice d'artiste consacré mais auto-centré, mais alors seulement à l'arrachée, laborieux accouchement aux forceps.

INLAND EMPIRE est un retour au désert, le film-monstre qui montre que David Lynch en a fini avec le royaume du cinéma, c'est-à-dire aussi en mode purgatif avec un certain rapport à Hollywood. Ce film constituerait peut-être sa plus grande dérive psycho-géographique. Hollywood y est un autre univers pascalien. En effet, son cercle est partout et sa conférence nulle part, non plus un site localisable mais le nom générique d'un pli dans l'imaginaire mondial, la connexion de tous les cerveaux, réticulaire et planétaire, depuis que le monde est ciné-monde(1). Un meilleur nom ne serait plus Hollywood mais celui d'un quartier en périphérie de Los Angeles : Inland Empire écrit en lettres capitales dont on sait, depuis le court The Alphabet (1968), qu'elles peuvent être meurtrières.

« Un vaste réseau, un océan de possibilités » comme le souffle l'ange Harry Dean Stanton, bras droit du réalisateur Kingsley Stewart joué par Jeremy Irons avec une merveilleuse bonhomie. Avec l'usage nouveau d'une caméra numérique Sony PD-150 basse définition, le cinéaste consent à lâcher les séductions capiteuses et organiques de l'argentique qu'il maîtrise souverainement, mais c'est pour se libérer des lourdeurs de la production habituelle. Il improvise ainsi son film sur plusieurs années avec des acteurs et actrices ami-e-s, il y intègre son passage à Łódź en Pologne en 2004 après avoir découvert son école en 2000, lui greffe des fragments d'une web-série intitulée Rabbits (2002). Il met à la pâte, l'écriture et la production, l'image et le son, le mixage et le montage (qu'il fait seul). Exceptionnellement, il compose même des musiques originales sans Angelo Badalamenti. David Lynch ne filme pas un scénario mais court après le lapin blanc de son désir mis à nu, descendant une nouvelle fois dans les galeries et boyaux d'un vieux terrier, plus profond et infernal que jamais.

Les Carrefours du labyrinthe, Cornelius Castoriadis : « Penser n'est pas sortir de la caverne, ni remplacer l'incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d'une flamme par la lumière du vrai Soleil. C'est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un Labyrinthe alors que l'on aurait pu rester ''étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel''. C'est se perdre dans des galeries qui n'existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner en rond au fond d'un cul-de-sac dont l'accès s'est refermé derrière nos pas – jusqu'à ce que cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables dans la paroi »(2).

La cité des femmes, un gynécée végétal et son martyrologe

C'est bien d'une catabase dont il est question et, pour David Lynch, il s'agirait avec INLAND EMPIRE de proposer sa Divine Comédie. La descente dans les cavernes de la psyché féminine à la lumière sombre de ce qu'il reste de l'aura hollywoodienne dure trois heures et si elle a ses tunnels, ses impasses et ses déchets, elle évite aussi de basculer dans le néant de l'aporie. En faisant et refaisant le tour de la margelle, INLAND EMPIRE est la jument de nuit – nightmare – qui voit le fond du puits tout en restant à la surface. Le film expérimente beaucoup : sur un bord, une narration qui pousse la pente néo-baroque dans les plis et replis de l'incompossible(3) ; sur un autre, le visage de Laura Dern pour une étude de ses variations et intensités affectives encore plus poussée que celui de Sheryl Lee dans Twin Peaks : Fire Walk With Me. Le méta-film qui est un trope du cinéma hollywoodien classique est plus qu'un simple jeu de boîtes, c'est un trou dans un trou dans un trou : un trou de ver digne de l'astrophysique ouvrant à la plus abyssale et vrillée des schizoïdies(4). La star s'engorge alors d'univers parallèles, à elle seule une cité végétale et multiverselle des femmes, avec ses nanas paumées d'un Midwest qui s'étend jusqu'en Pologne, et ses filles fracassées par la vie conjugale ou bien naufragées, échouées en clochardisant sur le trottoir de Hollywood Boulevard.

L'amour lesbien s'était frayé une voie d'accès inédite avec Mulholland Drive. Triomphe désormais une forme de sororité qui trouverait moins des équivalents en cinéma, jusque chez le Federico Fellini et sa misogyne Cité des femmes (1980), qu'en littérature du côté de Joyce Carol Oates, par exemple Les Chutes publié en 2004 (comme il y avait déjà des affinités entre Reflets en eau trouble et Mulholland Drive, avec l'accident de voiture et les images aux frontières de l'imaginaire et de la mémoire qui se précipitent dans le cerveau). Ou bien alors Hollywood est une cité des femmes mais en faire et en refaire encore le tour conduit à ce que le récit tienne du martyrologe incluant, avec la star blessée et déchue, la spectatrice reconnaissant sa déchéance propre à l'autre bout du miroir fêlé.

Si INLAND EMPIRE voit dans Hollywood un pandémonium, il dédie son dédale à un gynécée de plantes flétries. Les gazons et moquettes des banlieues pavillonnaires et des classes populaires prolétarisées abritent donc encore des jardins secrets et les fleurs du mal et d'artifice qui y éclosent ont des pétales rouges et d'autres violets et bleus qui ont poussé sous une pluie drue de coups.

Laura Dern dans "Inland Empire"
© Mars Distribution

L'imagination moins formelle que dynamique de David Lynch(5) joue des motifs circulaires et leur superposition, parfois en différé et à distance, est symptomale, le disque sur la platine et la cigarette perçant le satin d'une culotte, les aiguilles affolées des horloges et une funambule faisant la toupie, en accordant à un tournevis une circulation démoniaque. L'imaginal se reconnaît en miroir dans le ventre troué des femmes(6). C'est une vieille rengaine, le tube « le plus long succès de l'histoire à la radio » comme on l'annonce au début. C'est le vinyle que frotte le saphir du microsillon et qui craque encore malgré le saut quantique de l'analogique au numérique ou c'est une pauvre blague, un t-shirt recouvert à l'occasion d'un barbecue de ketchup. Mais il y a une épiphanie à chaque fois recommencée avec la fin de la projection. Si l'imagination lynchienne est dynamique, elle a des écoulements féminins et nymphaux culminant avec une communauté sororale, non seulement de la star et de la pute, non seulement de la mariée et de la violée, mais d'elles toutes avec la Vierge Marie. Car, à la fin, et après tant de dilacération, l'écran de cinéma reste intègre et blanc, intact.

L'imaginal est, avec le cinéma de David Lynch à l'heure critique du numérique, plus nymphal que jamais en sublimant la hantise du trou autour duquel tourne la vie des femmes qui tournent mal.

Mille et une vies, parallèles et sororales

INLAND EMPIRE raconte mille et une histoires parallèles parce qu'une seule vie en contient mille. Une star (Nikki Grace) et son rôle (Susan Blue) polarisent en proliférant jusqu'à l'indiscernable et la polarisation fait lever des champs magnétiques dont l'aimantation détraque l'horlogerie du temps homogène. Une femme en abrite tout un nombre qui empêche de compter. Elle allégorise ainsi une sororité fractale des destinées accordées à l'horloge de Hollywood passée à l'heure numérique.

David Lynch tente beaucoup de choses, un nouveau remake hyper-moderne de La Signora di tutti (1934) de Max Ophüls et la construction d'un récit opérant par dissémination de points sur le modèle des compositions atonales de Krzysztof Penderecki. Il voit beaucoup de choses aussi, l'hollywoodisation des imaginaires et le décentrement de l'industrie du cinéma avec la numérisation et l'arrivée des plateformes. Le train des femmes martyrisées qui improvisent une danse de salon sur The Loco-Motion passe alors par des stations infernales, ainsi les monologues obscènes de Laura Dern en clone de Charlize Theron jouant la tueuse Aileen Wuornos dans Monster (2003) de Patty Jenkins, avant un final magnétisé par la chorégraphie sur le classique Sinnerman de Nina Simone. C'est le palais promis à la star par la voisine jouée par Grace Zabriskie en nouveau surmoi maternel.

La voisine arrive en annonçant la couleur à Nikki Grace, toute une palette criarde et sombre : les conventions bourgeoises excédées par un ton ordurier ; un mépris revanchard pour qui habite plus bas mais retourné en avantage quand le savoir est un pouvoir sur l'autre en faisant sa paranoïa ; un accent slave rappelant aux factures impayées du Nouveau Monde qu'il doit plus qu'il ne le croit à la Vieille Europe ; un jeu de désynchronisation du présent qui se dédouble en demain pour lui indiquer aussitôt qu'il se dédouble en passé ; enfin un vieux conte folklorique (un garçon sort de chez lui, surgit son reflet, le mal est né en l'accompagnant toute sa vie) et sa variante féminine (une petite fille perdue dans un marché arrive à trouver dans l'arrière-cour la ruelle qui la conduira au palais).

Si dans INLAND EMPIRE Hollywood est le marché qui, pour commencer, se déploie dans des hangars désolés des hauteurs californiennes avant de finir sur des trottoirs polonais des années 30 et d'autres à Hollywood Boulevard, le palais est une chambre d'hôtel, l'espace quelconque et transitoire où une spectatrice jouit encore de la persistance rédemptrice et rétinienne de l'aura, malgré son essorage plus blanc que blanc par la machine à laver télévisuelle, jusqu'aux sitcoms qui se sont multipliés comme des lapins.

Une alliance de haute fidélité

Comme dans Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick, le mariage s'impose comme le leitmotiv. Le mariage, c'est-à-dire la fidélité qui protège des vagabondages du fantasme dont les morsures sont des jouissances mortelles. On pourrait dire que l'option est conservatrice, mais elle apparaît dans toute sa nécessité symbolique à l'époque où la Loi est parodiée par la cohorte des caricatures du surmoi. La farce des bonnes mœurs hollywoodiennes en est un exemple dans INLAND EMPIRE pour la star jouée par Laura Dern qui doit affronter en reine des commérages télévisuels sa propre mère, Diane Ladd, retour après Sailor & Lula (1990) de la Méchante Sorcière de l'Ouest du Magicien d'Oz, référence aussi importante pour David Lynch qu'Alice au Pays des Merveilles. Et l'apparition finale de son mari, le chanteur et musicien Ben Harper, est marquée aujourd'hui par leur divorce en 2013 (impossible de ne pas songer encore à Eyes Wide Shut et les réels déboires du couple Tom Cruise / Nicole Kidman).

Une autre figure surmoïque, c'est le « Phantom » joué par Krzysztof Majchrzak, en nouvel avatar de l'autorité masculine, violente et grotesque (l'acteur polonais ressemble à un mixte affadi de Dennis Hopper et de Robert Loggia). Sa mort, sommet d'artifices bricolé de façon artisanale, exacerbe sa nullité substantielle, porteur du masque de clown effrayant qui obsède l'héroïne (à son visage se superpose en effet celui de Laura Dern grimé en rouge et blanc). Le Phantom est un fantasme et il faut en finir avec lui. La libération peut alors advenir en forme de rédemption réciproque, question de spectrographie. Un spectre a deux extrémités, à un bout l'aura hollywoodienne et sa dégradation par son recyclage en clichés qui se reproduisent aussi vite que les insectes de Blue Velvet (1986) ou les lagomorphes de Rabbits, à l'autre les larmes d'une spectatrice ordinaire. Que la seconde se reconnaisse dans les déboires de la première et les deux seront sauvées. Les spectatrices sauvent ainsi les actrices du discrédit en croyant à ce qui leur arrive parce que cela leur arrive en vrai aussi.

C'est une leçon pour la vedette hollywoodienne qui se sauve elle-même de l'enfer des clichés en brillant un peu dans les larmes de sa spectatrice. Cette version de la dialectique de la reconnaissance dans INLAND EMPIRE est une autre histoire de fidélité. Les époux sont des épouses, le féminin sororal l'emportant sur le masculin. Les épousailles de l'actrice et de sa spectatrice rédiment la bassesse des jalousies féminines et des rivalités mimétiques grâce à leur haute fidélité. Du marché au palais, il a fallu descendre bas pour remonter le mauvais train de vie des femmes, et arriver à la chambre d'hôtel où la télé est la membrane angélique d'un baiser échangé – l'anneau des bouches scellées en signe de leur alliance(7).

« L’inquiétante étrangeté de l'ordinaire » dont a parlé Stanley Cavell(8) n'aurait peut-être jamais été mieux approchée par David Lynch qu'avec INLAND EMPIRE. Seule une reconnaissance de type spectrographique peut alors avérer que, même fossile, l'aura hollywoodienne est un rayonnement qui continue encore d'exercer ses effets d'hystérésis. Et ils sont une thérapeutique. Le cinéma tiendrait encore d'une « pharmacologie positive »(9) quand la pente générale à l'hystérisation se déduit d'un double processus de médiatisation et de numérisation, autrement dit de prolétarisation(10).

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