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Cooper (Josh Hartnett) dans la salle de concert dans Trap de M. Night Shyamalan
Critique

« Trap » de M. Night Shyamalan : Misères de la mise en boîte

Des Nouvelles du Front cinématographique
Concevoir des films comme des pièges à regard, c'est pour M. Night Shyamalan jouer de perspective et d'imbrication, double fond, triple fond, etc. Et rappeler ainsi au spectateur qu'il n'y a de redoublement et de retournement possible qu'en raison d'une faille originaire logée dans son regard, ce vide qui peut tout accueillir, l'empathie mêlée au savoir qu'il a pour figure la pire. Mais à quoi bon montrer, dans Trap, que le fond fait varier les parallaxes en ouvrant toujours à la possibilité de la ligne de fuite, si c'est pour retomber ensuite dans les filets d'Œdipe, avec ses petites boîtes qui font le cercueil des bonnes idées ? C'est qu'il y a deux papas, un méchant et un gentil, et si le premier sait captiver le regard, le second travaille à ne pas décevoir sa fifille.

Surexposition et furtivité

Concevoir des films comme des pièges à regard, c'est pour M. Night Shyamalan jouer de perspective et d'imbrication, double fond, triple fond, etc. Tout un perspectivisme qui ne se satisfait pas seulement, comme dans ses meilleurs moments (Le Village, vingt ans déjà, en est le paradigme), à danser le twist, mais à vérifier qu'il n'y a de parallaxe qu'à montrer que dès qu'il y a réel, il y a la possibilité de multiplier les points de vue pour autant qu'ils sont tous marqués d'antagonisme. Le sujet et l'objet de son regard, par exemple un film, sont intrinsèquement médiatisés(1). Et Shyamalan, qui en a la vive conscience, le montre et nous en instruit une nouvelle fois avec Trap. Il rappelle ainsi au spectateur qu'il n'y a de redoublement et de retournement possible qu'en raison d'une faille originaire logée dans son regard, ce vide qui peut tout accueillir, l'empathie mêlée au savoir qu'il peut avoir pour figure celle du pire.

Il y a deux parties dans Trap et la première est ce que Shyamalan a fait de mieux depuis, au moins, la fin tourmentée de Split (2017). Dans celle-là, un homme accompagne sa fille au concert de sa chanteuse de R'n'B préférée. Seulement, la police est partout, à la recherche du Boucher, le tueur en série qui terrorise Philadelphie où Shyamalan a pour habitude d'y inséminer ses récits. Le Boucher, on s'en saisira vite, c'est le papa qui doit sacrifier à une double exigence, se tirer de ce mauvais pas et faire plaisir à sa fille. Et l'exigence est triple en incluant le spectateur qui n'a d'autre option que d'être embarqué à ses côtés, « embedded », clivé entre le savoir du monstre qu'il est et la jubilation à le voir multiplier les preuves d'intelligence tactique pour glisser entre les mailles serrées du filet.

Tout réussit alors à Shyamalan : le pragmatisme très concret grâce auquel il dialectise furtivité et survisibilité ; la focalisation ambivalente à laquelle il contraint le spectateur ; l'acteur Josh Hartnett qui excelle à moduler les masques, gars quelconque, papa gâteau et esprit rusé et pervers. Avec la première partie de Trap, son auteur nous met en boîte et le plaisir est grand. Son dispositif est une boule à facettes en combinant brillamment les inspirations : Snakes Eyes (1998) de Brian De Palma pour le lieu clos et quadrillé par les caméras, les regards et le jeu des visibilités ; Piège de cristal (1988) de John McTiernan pour le gars coincé à l'intérieur d'une architecture piégée ; Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock pour la capture du regard du spectateur, enchaîné dans les pas du tueur pour son très plaisant désarroi ; et, tout au fond, le cinéma de Fritz Lang, en particulier les derniers développements, La Cinquième victime (1955) et Le Diabolique Docteur Mabuse (1960), qui ont décrit comment l'extension de la sphère de la télévision, cet avatar moderne du mythique Argos Panoptès, a participé à la constitution d'une société de surveillance et de contrôle panoptique.

Le principe de plaisir théorise avec aisance, et sans jamais lâcher la barre du sens pratique dans les situations concrètes. D'un côté, la mécanique du déni au principe même du pacte avec le spectateur s'y trouve surexposée jusqu'à ses bords et limites : je sais bien que le protagoniste est un tueur fou et qu'il mérite de se faire attraper mais, quand même, j'aimerais bien qu'il arrive au moins à sortir du piège du concert sans décevoir sa fille. De l'autre, la stratégie de la furtivité invite à ondoyer dans un labyrinthe indexé sur le quadrillage de la visibilité, caméras de vidéosurveillance, policiers, et tous les téléphones portables dont les 20.000 spectateurs du concert sont munis(2). Cooper Adams, c'est tout à la fois le Minotaure, Thésée et Ariane et Shyamalan est, pour nous et lui, son Dédale.

Contre la rhétorique hollywoodienne, Shyamalan aime recourir aux plans frontaux, aux raccords à 180°, en gros plan aux regards-caméras : ce qu'il y dénude, c'est notre regard et, avec lui, la diplopie qui en caractérise le fond ambivalent depuis Hitchcock, fait de duplicité et porté à l'amphibologie. Chez lui, les twists sont des écarts parallactiques et ils avèrent la structure chiasmatique de nos perceptions qui sont bifaces, doublées de contre-perceptions et susceptibles de toutes les volte-face(3).

Le piège ouvre avant le rabat sur lui-même

Trap nous met donc en boîte à la croisée cruciale d'au moins deux perspectives : on n'est jamais aussi imperceptible qu'en pénétrant le cœur même de la machine de visibilité et on n'est jamais aussi fort qu'en sauvant à tout prix les apparences, être le meilleur papa du monde et le tueur qui improvise en regorgeant de pirouettes et d'idées pour trouver dans le piège sa sortie. Tout est question ici de surexposition appréciée selon une variété d'optiques : le déni propre au pacte avec le spectateur ; la furtivité gagnée contre la survisibilité en pénétrant son centre ; la folie d'un homme qui est un maître du « en même temps », bon père et tueur fou. Et Shyamalan, autrement, l'est aussi.

Ariel Donoghue et Josh Hartnett dans la salle de concert de Trap de M. Night Shyamalan
© Warner Bros.

Trap n'est alors jamais aussi plaisant que lorsqu'il gage le salut des apparences sur un utilitarisme dont le fond anthropologique est la pulsion de mort et le sadisme. Le meilleur papa du monde est un cinglé et il y a un fond monstrueux à contrôler ainsi les apparences. Mais c'est une règle de fer de la société étasunienne et y échouer fait tomber dans l'hystérie comme c'est le cas un peu épais (le contre-exemple est caricatural en effet) de la mère d'une fille qui a harcelé celle du tueur et qui voudrait tant que leurs enfants puissent se rabibocher. Tout le monde est donc embobiné, y compris l'oncle de la chanteuse convaincu par le tueur que sa fille est malade et qu'il invite alors à monter sur scène pour y rejoindre sa star préférée, joué par Shyamalan lui-même.

Mais Trap, Shyamalan est lui aussi duplice et ce qu'il perd avec un plaisir partagé d'une main, il le rattrape d'une autre au moment, fatal et laborieux, d'effectuer la sortie réussie hors de la salle du concert.

Car le film, malheureusement, continue en s'offrant notamment à la témérité sans crédibilité de la chanteuse Lady Raven, qui n'est personne d'autre que la fille du cinéaste, yeux de biche et mauvaise comme tout à frétiller de la lèvre et du sourcil, mais à qui son gentil papa offre la magnifique maison de poupées où brillera son invraisemblable héroïsme. Elle aussi entre dans l'antre du monstre, une autre machine de contrôle et de visibilité, mais pour en bloquer la mécanique. Shyamalan est un autre père qui, à la différence du Boucher, sacrifie son plaisir et le nôtre pour le bon plaisir de sa fille. Moyennant quoi, Trap est un piège qui se referme sur lui-même. Le piégeur en chef est ainsi son propre mystificateur, piégé par ses obligations paternelles et sans voir ce qu'il a pourtant admis au sujet de son double en fiction, à savoir qu'il y a dans un tel devoir de la folie.

Deux papas, c'est toujours un de trop

Soudain, c'est un carré féminin, chanteuse, compagne, profileuse et fantasme maternel, qui se ligue pour mettre en boîte le Boucher et le mettre aux arrêts. Les toutes petites boîtes succèdent alors aux grandes, pavillon, limousine et fourgon de police, au nom d'un familialisme piloté par un papa qui se doit de faire plaisir à ses filles, Ishana dont il a produit Guetteurs (2024) et Saleka, une vraie chanteuse mais une si mauvaise actrice. Seule l'autorité symbolique de cette dernière, qui arrive à mobiliser sa communauté de fans pour sauver la dernière victime du tueur, otage d'un autre piège, peut alerter autrement d'une défaillance de l'autorité paternelle à l'heure des grand-messes spectaculaires et de leur synchronisation des attachements passionnels de la jeunesse.

On se souvient alors de Knock at the Cabin (2023) : pour une petite fille adoptée, avoir deux papas n'était pas sans rapport avec l'Apocalypse et en sacrifier l'un des deux permettait d'en contenir l'arrivée. La croyance comme condition de possibilité de la fiction y virait en bigoterie et, régressant du transcendantal à la transcendance, Shyamalan perdait dans cette affaire le peu de crédit qu'il lui restait. La mise en boîte dans Trap conduit à la fin à abattre tout son jeu en en révélant le joker qui en est la pire des cartes. La mystification est bien misérable en effet quand s'en révèle le mistigri d'un gentil papa prêt à sacrifier tout un film au nom du bon plaisir de sa fille.

Si le Boucher, ce « mastermind » doté d'une force quelque peu surhumaine au moment où il se fait tasé, est appelé à rejoindre les super-héros du « shyamalanverse » dont Glass (2019) est l'épitomé, il figure aussi un terrible désaveu, l'énième rétractation d'un cinéaste qui n'a plus pour facilité désormais que de céder sur son désir au nom du principe de plaisir de l'Autre, Dieu ou ses filles.

Car, au-delà du principe de plaisir, son pendant en est le principe de réalité qui tient du reniement(4).

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