Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Critique

« Grâce à Dieu » : « Je sais bien, mais quand même »

Des Nouvelles du Front cinématographique
À l'œuvre dans « Grâce à Dieu » de François Ozon, le déni soutient à la fois le pacte cinématographique et un consensus social en forme de pacte idéologique. Et l'un de rendre gorge à l'autre, par des voies qui se soutiennent plus d'une éthique de l'esthétique que du civisme.

« Grâce à Dieu », un film de François Ozon (2019)

Une affiche de Spotlight (2015) de Tom McCarthy, visible dans un plan fugace de Grâce à Dieu, dira ce qu'il en est des intentions de François Ozon, à savoir proposer le film-dossier documentant à chaud l'instruction judiciaire d'un scandale impliquant un prêtre pédophile et la protection dont il aura bénéficié durant plusieurs années par sa hiérarchie. Le carton final, s'il assure préserver la présomption des personnes mentionnées, le prêtre Bernard Preynat et le cardinal Philippe Barbarin, n'en reste pas moins, comme un prolongement cinématographique donné aux témoignages des victimes ainsi qu'à leurs mobilisations collectives (le site internet « La parole libérée ») et leurs actions médiatiques (reportages télé et conférences de presse), un acte d'intervention citoyen pouvant réellement peser sur le cours de l'action judiciaire en cours, à la manière hollywoodienne. Et l'échec des deux référés déposés afin de différer la sortie du film aura au moins donné formellement raison à une entreprise désireuse de mesure, en assurant un juste équilibre dans le partage des choses, tout entier du côté des victimes dont il s'agit d'entendre les paroles reprises des verbatims, sans pour autant faire de cette sordide histoire de pédophilie cachée par l'église catholique de Lyon l'occasion tonitruante d'une charge anticléricale.

Si ce partage est cependant quelque peu brouillé par de mauvais choix de réalisation, des dialogues de justification pathétiques aux accents délibérément grotesques à la redondance de flash-back gênants de rôder ainsi près du seuil de l'horreur, Grâce à Dieu s'en sort mieux avec son quatuor d'acteurs principaux qui offre, en effet, une variété de manières d'incarner l'âge adulte comme celui d'une enfance meurtrie. Les micro-fêlures du bourgeois catholique interprété par Melvil Poupaud, les fanfaronnades outrancières du personnage de Denis Ménochet, la douceur et la discrétion signant celui d'Eric Caravaca, ainsi que les crises plus violentes brisant le personnage de marginal joué par Swann Arlaud, expriment une variété des hexis caractérisant l'ensemble des manières, postures et gestiques des êtres en souffrance, déchirés jusque dans les plis les plus intimes de leur corps par une parole trop longtemps retenue et une écoute qui, aussi longtemps, aura fait symétriquement défaut.

Partout le déni

C'est d'ailleurs dans le hiatus des paroles étouffées, d'un côté par ceux qui ne peuvent aisément les prononcer, de l'autre par ceux qui ne veulent y prêter bonne oreille, que se tient Grâce à Dieu, en glissant à partir des interstices d'un film ménageant civisme et académisme une dialectisation assez originale d'une question décisive, celle du déni. S'il y a bien une obsession qui court dans toute la filmographie de François Ozon, ce serait en effet celle du déni, la « Verleugnung » théorisée par Sigmund Freud dès 1919 à partir de considérations liant le concept de castration à la question de la non reconnaissance symptomale de la différence des sexes(1). Le déni, ou ce qu'un psychanalyste lacanien comme Slavoj Žižek appellerait encore le « désaveu fétichiste », nomme précisément un mécanisme de défense d'origine psychique consistant en la non reconnaissance de parties gênantes de la réalité (2). Le déni caractérise ainsi un sujet de fait clivé qui, en un premier mouvement symptomatique admet la réalité objective, tout en lui déniant en un second temps la reconnaissance de sa pertinence ou sa consistance symbolique. Pour revenir à Freud et Lacan le revisitant, la multiplication des représentants phalliques n'a pas d'autre signification que la castration et son déni, témoignant d'un manque fondamental de phallus désavoué par sa fétichisation.

Melvil Poupaud à l'église dans Grâce à Dieu

La formule paradigmatique du déni aura enfin été livrée par Octave Mannoni : « Je sais bien, mais quand même »(3). Le déni, on le retrouverait partout dans le cinéma de François Ozon, des films les plus intéressants aux opus plus opportunistes ou anecdotiques. Exemplairement dans Sous le sable (2000), où l'héroïne jouée par Charlotte Rampling sait bien que son mari (interprété par Bruno Cremer) est mort mais, quand même, elle tient à l'idée de son fantasmatique retour (un retour quasi-messianique qui repose d'ailleurs sur la circulation paradoxale des puissances phalliques, pleines du côté de l'actrice anglaise si présente à l'écran, vides pour l'acteur français que l'on voit à peine malgré sa carrure). Avec Angel (2007), la reconnaissance artistique des amoureux est contrariée par le sexisme dénié du peintre, dont la souffrance de rencontrer moins de succès que sa compagne écrivaine est vécue comme un manque de reconnaissance symbolique, et par extension comme un manque de consistance phallique qui serait donc plus établie du côté de sa compagne. Dans la série plus récente et inégale proposée par Une nouvelle amie (2014), Frantz (2016) et L'Amant double (2017), le déni s'ancre dans la reconnaissance brouillée de la sexualité d'une figure masculine troublant la normalité hétérosexuelle, vécu même jusque dans la forclusion psychotique par la femme qui, dans le troisième film, projette sur l'homme ses propres fractures internes et schizophréniques.

D'un déni à l'autre qui le réfléchit

Le grand intérêt, moins civique qu'esthétique, de Grâce à Dieu consisterait alors à faire jouer le déni en le haussant à la puissance deux. Car il y a un premier déni, celui qui appartient à l'entourage des individus liés à leurs corps défendant par l'acte pédophile, parents des victimes et supérieurs hiérarchiques de l'auteur des violences sexuelles. Le silence n'est pas tant alors le fait strict des victimes qui ne peuvent symboliser le tort infligé en le verbalisant, que celui des proches aussi qui savent en effet ce qui s'est passé, mais cependant n'en reconnaissent pas symboliquement le sérieux et la gravité. « Je sais bien, mais quand même », dit ainsi la mère au fils abusé en l'accusant de se complaire à « remuer la merde ». « Je sais bien, mais quand même », dit encore le frère, accusant son frère abusé de retenir comme d'habitude avec ses seuls problèmes toute l'attention et l'affection parentale. « Je sais bien, mais quand même », dit enfin le cardinal qui se félicite à l'occasion d'une conférence de presse de la prescription judiciaire des faits, « grâce à Dieu » soulignera-t-il dans un moment où l'acte manqué réussit à renverser le désaveu fétichiste en aveu implicite. Le problème concerne donc moins la situation de l'agresseur reconnaissant les faits devant ses victimes ou la police, qu'il s'agit d'identifier un consensus social auquel participent toutes les figures relayant le déni, qui connaissant les faits mais qui, quand même, n'en reconnaissent pas la gravité. Et le consensus social du déni concernant l'existence de prêtres pédophiles protégés par l'omerta régnant dans l'église catholique recoupe la carte de la ville de Lyon, entre la place Bellecour et la colline de Fourvière, dont François Ozon soulignerait les plis obscènes.

Le trio à table dans Grâce à Dieu

Et puis il y a un second déni. Il existe en effet un autre déni qui, celui-là, est caractéristique du pacte de croyance qui permet d'être le spectateur d'un film. Ce déni, au principe du pacte de croyance cinématographique reliant via la membrane de l'écran les spectateurs et les personnages, aura été énoncé par Jean-Louis Comolli dans la reprise circonstanciée de la fameuse formule d'Octave Mannoni(4). Si le film se révèle comme leurre dans cette perspective hautement informée par l'éthique de la psychanalyse, c'est que la tromperie se désigne telle, c'est que le mensonge ne se cache pas d'en être un. Contre l'impasse de la théorie classique de l'aliénation héritée de Guy Debord, à l'écart de la mobilisation du concept d'hypnose valorisée par Raymond Bellour, le spectateur de cinéma apparaît pour Jean-Louis Comolli comme une figure du déni se sachant tel, qui sait bien que le film est le produit matériel d'un appareillage industriel mais, quand même, qui veut croire en la consistance imaginaire de l'image du monde et de sa représentation projetée. Figure auto-réflexive, le spectateur se présente comme une figure en mouvement parce qu'il bouge depuis l'oscillation découlant de la suspension du principe aristotélicien de non-contradiction, qui flotte dans les intermittences du déni actif et sa reconnaissance critique, allant et revenant entre l'imaginaire du film et le savoir concret que le film n'est qu'un film. En raison même du pacte cinématographique, le vrai et le faux sont des contraires vécus par le spectateur comme compossibles, et dont la compossibilité n'est d'ailleurs pas sans faire écho avec le principe de l'incertitude de Werner Heisenberg(5).

Déni dialectisé, constituant et destituant

La conclusion alors s'impose, avérant l'ultime tour dialectique subtilement intrigué dans l'ombre par Grâce à Dieu : il faut un déni nécessaire pour rendre gorge à un déni qui, lui, ne l'est pas, il faut qu'un déni se montre pour montrer qu'un autre avance masqué, il faut un déni qui se réfléchisse lui-même pour réfléchir celui qui ne se pense pas lui-même. Le déni caractéristique du pacte de croyance cinématographique autorise ainsi le spectateur d'apprécier le film qui raconte comment la pédophilie est une réalité déniée par l'église catholique de Lyon, et au-delà dans la société française. Si le déni ne tient qu'à se savoir et s'exposer comme tel, le déni naturalisé car impensé, soustrait de sa reconnaissance propre, organise la non reconnaissance des violences qui redoublent le mal des victimes, d'abord mutilées pour avoir subi des agressions sexuelles, qui souffrent ensuite de tenter de les énoncer, et qui souffrent encore de ne pas réussir à être véritablement entendues. Rien de plus horrible pour les victimes en effet qu'une écoute des souffrances qui s'avance d'abord sur le mode prometteur du savoir (« Je sais bien »), pour se retirer ensuite sur le trébuchet de la non reconnaissance (« mais quand même »). La castration et le fétichisme ne se retrouvent dès lors plus seulement dans le cabinet du psychanalyste, mais également dans les salons bourgeois, les églises et les bureaux diocésains où beaucoup s'évertuent à multiplier les signes garants d'une autorité phallique intouchée.

Grâce à Dieu ne s'avancera pas plus loin, mais ses discrets efforts de dialectisation auront cependant permis de donner un peu plus de force esthétique que la seule conviction citoyenne drapée dans les habits sérieux de l'académisme cinématographique : « Je sais bien, mais quand même » est un principe autant constituant que destituant. Dialectisé, le déni soutient à la fois le pacte cinématographique (le déni est alors celui qui se sait et se reconnaît) et un consensus social en forme de pacte idéologique (le déni est naturalisé, qui se sait bien mais pourtant ne se reconnaît pas). Sa dialectisation avérerait alors qu'une violence déniée n'est peut-être pas mieux rendue à son écoute et sa visibilité qu'en raison heuristique du déni au principe du pacte cinématographique.

Poursuivre la lecture sur le cinéma de Ozon

Fiche Technique

Réalisation
François Ozon

Scénario
François Ozon

Acteurs
Melvil Poupaud, Denis Ménochet, Swann Arlaud

Durée
2h17

Genre
Drame

Date de sortie
2019

Notes[+]