
« Palombella rossa » de Nanni Moretti : Le rouge au fond du bleu
1989, la messe est en train de finir, sur le point de se clore dans le chlore. Mais, après elle, son mystère dure encore, aussi longtemps que l’avenir qui reste le temps de l’enfance à accomplir, sinon mieux vaut mourir. Nanni Moretti aura touché au but tout en ratant tirs et penalties, en ayant eu la grâce de réaliser Palombella rossa, son chef-d’œuvre qui l’est plus encore pour aujourd’hui. Son génie, natatoire et provisoire le temps exagéré d’un match délirant de water-polo, est l’ange de la rédemption à l’heure de toutes les liquidations : le grand bleu tragi-comique de l’individualisme démocratique, ce système hydraulique, saturé et hystérique, amnésique de ce qu’aura été pour des millions de gens l’expérience communiste. Après le déluge, la terre promise ? Il y faut un signe pour qui reste dans l’arche du film. L’enfance rit alors d’un faux soleil radieux mais son rire en est le vrai, une palombe passant en silence au-dessus d’un ciel de piscine pour en lober le bleu javel, de rouge et d’or comme le sont les rêves.
« C’est la pression hydraulique du système économique qui surpeuple nos piscines »
(Siegfried Kracauer, Les Employés, 1929)
L’enfance et sa ritournelle, d’eau et de soleil
Palombella rossa, par quel côté y entrer tant il y en a ? Comme à Rome, tous les chemins y mèneraient. On y entrera simplement, par la porte d’entrée, le début du film qui attrape beaucoup de son esprit sans avoir pour autant une quelconque valeur programmatique. C’est déjà une digression d’une généreuse série qui a pour centre de gravité la fameuse piscine où se joue une étrange partie de water-polo, ce sport méconnu qui remonte pour le cinéaste au temps de son adolescence. On verra alors que le film commence en partant dans le mur, roulant pour d’emblée marquer un arrêt.
Voilà où en est un cinéaste reconnu et acclamé : le mur est devant et s’il est incontournable, il faudra alors penser tenants et aboutissants une fois mis à plat. Au pied du mur, une piscine fera l’affaire.
Palombella rossa s’ouvre donc ainsi : un homme en voiture, c’est Nanni Moretti qui reprend une nouvelle fois, la cinquième fois qui sera la dernière, le rôle de Michele Apicella. On apprendra plus tard qu’il est député du parti communiste italien, homme politique en vue puisqu’il passe à la télé, mais remué par des angoisses que son accident de voiture va exacerber. Oui parce que le conducteur finira par emboutir une autre voiture. Pourtant le bonhomme est joyeux. La preuve, il chantonne.
Une parenthèse. Après tout, Palombella rossa ne cesse d’en ouvrir, dans et hors la piscine où il se tient comme d’autres valeureux tenaient Alamo dans les westerns : Nanni Moretti adore chanter, les chansons populaires sont un adjuvant comme les pâtisseries. Et comme il chante faux, le faux dit déjà le vrai dans les rapports désaccordés de l’un (sa voix à soi) et de l’autre (la mélodie commune). Donc le bonhomme chantonne et voit, devant lui, deux enfants à l’arrière de la voiture qu’il suit. Ils s’échangent des grimaces, tirent la langue, miment la colère (déjà) et puis voilà qu’arrive l’accident.
Le plan suivant montre l’accidenté en train d’être massé. Il cherche la mélodie entonnée dans la voiture sans réussir à la retrouver. La musique claquante des mains tapotant la peau de son dos ne l’aide en rien. Ce n’est pas sûr pourtant. Bientôt, Nanni Moretti ne le sait pas encore, la peau lui démangera salement mais on n’en est pas encore là. Les claques demeurent des soufflets en prenant le relais des mots quand ils font défaut, la main qui claque quand la parole est à bout de souffle, coupée. La ritournelle est perdue, donc, et peut-être l’enfance à laquelle on l’associera facilement.
Pourtant, Michele Apicella y reviendra à son enfance, dans ses péchés (le gâteau dérobé à un bébé) et ses sanctions (il marchera dans la rue mal chaussé), dans ses premières colères (il ne veut pas nager pour jouer au water-polo) et ses rappels à l’ordre brutaux (il plongera malgré tout et boira ses premières tasses). Michele Apicella ne cessera plus de hurler que lui manquent les goûters de son enfance auprès de sa maman, les bouillons de poule, les après-midi de mai et les derniers jours d’école, le pain et le chocolat, tout en écartant d’un revers de la langue la pression insistante des interprétations freudiennes. L’enfant qu’il a été reviendra une ultime fois dans un autre accident de voiture, celui qui clôt symétriquement Palombella rossa. En haut de la pente, les gens se rassemblent. En bas, le garçonnet se marre en regardant monter d’un échafaudage (fellinien, l’échafaud) le grand cercle rouge d’un soleil en carton. L’image alors se fige.
Pas un grand cinéaste qui ne soit endeuillé de l’enfant qu’il aura été. L’enfance nomme le deuil de l’enfant que l’on n’est plus, un terrain de jeu pour en retrouver l’invention et l’allègement. On fait un film pour faire entendre la ritournelle perdue, son spectre qui hante tout cinéaste qui se (et nous) respecte. La puérilité accablant le cinéma des années 80 a été le triomphe industriel de l’enfance qu’elle trahit en la gâtant, les gâteaux plombant son ventre jusqu’à s’en décrocher la tête, goinfrée de plaisirs dans l’évidement des responsabilités exigeantes. Parce que le puéril fait sauter la maturité, ce mur en vertu de quoi on ne se trompe pas sur l’enfant perdu avec sa mélodie. Leur perte abreuve la colère de l’adulte et s’amplifie quand son spectre s’étend au communisme qui en a été le fond.
Nanni Moretti est né en 1953, sa mère était enseignante et son père, épigraphiste. Il a passé sa jeunesse dans un pays où le parti communiste était une force politique de masse, plus encore qu’en France, le premier de l’Europe occidentale, et où son hégémonie a été violemment disputée par une multiplicité de groupes d’extrême-gauche dans les années 70. Si, semble-t-il, Nanni Moretti n’a jamais été encarté au parti communiste, le marxisme-léninisme a été la vulgate de son époque, la génération de ses parents et la sienne, l’air qu’ils ont respiré, l’eau où ils auront appris tôt à nager. Dans les années 80, le système hydraulique est tel que l’eau commence à baisser et la piscine à se remplir de tous ceux qui veulent en profiter, au risque de la surpression et de la saturation. Siegfried Kracauer usait déjà de la métaphore à la fin des années 20 (voir notre exergue) et un jeune cinéaste français le comprend encore, c’est Yassine Qnia en tournant avec ses amis le court-métrage Molii (2013). Tous veulent y plonger mais chacun pour soi et de moins en moins pour jouer collectif, son eau est de chagrin. L’enfance est un deuil tourbillonnaire ; à chaque instant, il recommence en écumant à la surface de ses bulles et son eau bleue se sera mêlée à celle, rouge, du communisme.
Un beau jeu de mot, seulement pour les oreilles italiennes ou apparentées : PCI se dit « PICI » (prononcez « pitchi ») quand piscine se dit « piscina » (prononcez « pichina »).
Le rouge dit la beauté du geste dans la virtuosité de la passe : « palombella rossa », littéralement, la palombe ou petite colombe rouge ; métaphoriquement, le lob au-dessus de la tête du gardien de but. Nanni Moretti voudrait bien lober l’époque, celle du Grand Bleu (1988) de Luc Besson comme l’a si bien vu Serge Daney(1), tout en sachant qu’avec tant d’autres, il en boira la tasse. Avant le verre d’eau qui rassérène à la fin de Journal intime (1994), cet autre film de convalescence pour celui qui a découvert un an plus tard qu’il était atteint d’un cancer, il faudra en avaler des litres qui n’ont plus rien à voir avec les bleus de l’enfance mais avec celui, industriel, de l’eau chlorée et de la javel, cette flotte qui flingue le goût et l’odorat en donnant à la pizza d’après-match une saveur de chiotte.
Palombella rossa sort en France le 29 novembre 1989, soit exactement vingt jours après la chute du Mur de Berlin (en Italie, il est sorti le 15 septembre, soit exactement vingt-quatre jours avant). Ce mur-là, ses briques sont tombées vite sur l’espoir d’un socialisme à visage humain. Le marché est arrivé avec les valises à billet et la liquidation de l’union soviétique deux ans après aura parachevé l’empire du capital en soumettant quiconque à la loi fluide des liquidités. Le capitalisme est un système hydraulique qui voue le plus grand nombre à la noyade dans sa piscine. Pour Nanni Moretti, il ne s’agit pas de se résigner mais de tenir à la surface quand plus rien ne se retient, le communisme qui a pris l’eau et le fantasme d’une fin de l’histoire qui en est le grand bain bleu.
On ne s’empêchera pas de faire des grimaces. Et puis, si l’enfant rigole devant un soleil d’artifice, c’est autant pour moquer la crédulité forcenée des aspirations à changer la société, que d’en rappeler qu’elle avait ce visage-là, ce sourire solaire plus vrai que tous les faux soleils des grands soirs trahis. Ce sourire que l’image gèle mais pour ne pas le perdre au fond de la piscine, le rouge aux yeux que le bleu liquide. Ce sourire qui fait mal et même que l’enfant, la main sur le visage, s’en protège les yeux. Lui qui a pour frère algérien le gamin de Tahya Ya Didou ! (1971) de Mohamed Zinet. Ces enfants-là, Redouane et Michele Apicella, le sont de Zarathoustra, anges du jour nouveau où tous les recommencements originaires exigent des chameaux et lions de rester encore un peu au vestiaire. Même si on les aime, ces bêtes-là, la barbe du rugissant Apicella et la grosse moustache du vrai champion hongrois de water-polo, Imre Budavári, et son sourire de gros chat du Sheshire.
Le nom d’Apicella, propre et commun
(la mouche et l’abeille)
C’est donc la dernière fois que l’on verra à l’écran Michele Apicella. Cinq fois qu’on l’aura vu celui-là, incarné par Nanni Moretti mais qui est le double de qui ? On a bêtement cru que Michele, c’était lui, la coïncidence fatale, parfaite, sans reste. L’irascibilité de l’un est forcément celle de l’autre ; ses tics, tropes et obsessions, évidemment les siens. Nanni Moretti s’en est souvent plaint. Pourtant, Michele Apicella ne revient jamais au même, toujours semblable et toujours différent, exactement comme le parti communiste italien dont il est un député dans Palombella rossa, après avoir été acteur amateur d’une troupe d’agit-prop dans Je suis un autarcique (1976), étudiant ruminant jusqu’à la macération avec ses copains d’Ecce bombo (1978) les prolongations du Mai 68 italien, son automne indien et chaud, réalisateur hostile aux critiques comme aux rencontres avec le public de Sogni d’oro (1981) et professeur de maths doublé d’un serial killer dans Bianca (1984).
Ce film-là, il faudrait le revoir, c’est le plus opaque de Nanni Moretti, le plus désespéré, presque irrécupérable, celui où le passage à l’acte (je suis une bombe, ecce bombo) se délie de la justification des bonnes causes, seulement le symptôme d’un ressentiment explosif que font monter en mayonnaise les promesses déçues de l’individualisme.
Seul le prêtre Don Giulio de La Messe est finie (1986), même s’il ressemble comme à un frère à Michele Apicella, interrompt la série que Palombella rossa reprendra pour la clore en géniale coda. Il nage pourtant, son crawl ouvre le film dont la pointe, un départ promis pour la Patagonie, indique chez Nanni Moretti l’existence d’un tropisme chilien auquel se dédiera Santiago, Italia (2018).
Ensuite seulement, Nanni Moretti coïncidera avec lui-même, dans Journal intime et Aprile (1998), récemment avec Vers un avenir radieux (2023). Encore que dans ce dernier film, il joue un réalisateur prénommé Giovanni, dont Nanni est le diminutif. Ensuite seulement, il interprétera des rôles divers dans ses propres films, le père endeuillé de La Chambre du fils (2001), le psychanalyste de Habemus papam (2011), un juge dans Tre piani (2020), comme dans ceux qu’il produit avec la Sacher Film, notamment le ministre corrompu du Porteur de serviette (1991) de Daniele Luchetti et l’universitaire rescapé d’un attentat de La Seconde Fois (1995) de son assistant Mimmo Calopresti. On retient le moment final du Caïman (2006), charge anti-Berlusconi que corrode la fin, terrifiante, où le politicien véreux appelle à l’insurrection fasciste, joué cette fois-là par le cinéaste lui-même.
Il n’en reste pas moins que Michele Apicella l’emporte sur les autres, celui par qui le nom propre est du commun nommant la variété des contrariétés entre l’idée d’individu et celle de collectivité.
Palombella rossa ne raconte toutefois pas la fin de Michele Apicella ; comme un ballon, il aurait pu trouver ailleurs à rebondir, sur d’autres terrains de jeu et surfaces qui ne sont pas toujours de réparation. Le film, probablement le chef-d’œuvre de son auteur, a toutefois la valeur d’une synthèse, mais seulement à fonctionner de façon disjonctive, contrôlé à l’extrême dans l’originalité de son jeu et l’exigence de ses règles comme un film de Jerry Lewis, mais éclaboussant de tout côté, le militantisme et son hystérie, la politique et son spectacle, le sport et l’enfance, le cinéma et la télé comme un film de Federico Fellini ; y invite la musique composée par Nicola Piovani qui, enfantine comme du Nino Rota, introduit à Palombella rossa. La fin de Michele Apicella se comprendra alors dans ses buts, les trous à remplir d’une amnésie généralisée qui déborde de la tête d’un seul homme et que bariolent les slogans publicitaires, les points marqués aussi importants que les penalties ratés.
Michele Apicella c’est Nanni Moretti pour autant que ce n’est pas lui. Le principe de non-contradiction cher à Aristote est prié d’aller se faire voir ailleurs, de prendre l’air ou la porte. Certes, le patronyme est celui de la mère du réalisateur à qui reviennent tant d’égards, de grandes colères autant que des joies que le temps n’efface pas, abondant son cinéma jusqu’au temps du deuil ouvert avec Mia madre (2015). Mais ce patronyme est celui de tant d’autres aussi, un peintre portraitiste et paysagiste du 19ème siècle, un dessinateur et caricaturiste d’origine napolitaine. Même un chanteur de variétés dont les chansonnettes ont été écrites par Silvio Berlusconi ! Le nom propre est commun.
Avec Michele, Nanni Moretti joue au « je est un autre » mais c’est pour mettre en crise toutes les figures de l’individualité de l’autre, tous ceux qui tiennent à dire je comme ils tiennent à la prunelle de leurs yeux, et qui s’y accrochent tellement que cette bouée-là promet à la collectivité la noyade. À force de crier à l’individu, c’est le désir du commun qui prend l’eau. De la même façon que Michele broie du noir qu’il bave dans Je suis un autarcique avant de se transformer en loup-garou à la fin de Sogni d’oro, Michele Apicella est le rôle qui lui colle à la peau alors qu’il voudrait s’en exorciser, le démon du désir contrarié d’individualité et de communauté, les deux ensemble comme on rêve d’un communisme allant de pair avec la démocratie, mais qui fait tant saliver la parole qu’elle la dissout.
Le sens morettien de la contradiction ? Opposer son je au nous (quand l’entourage est communiste), puis le nous quand tout le monde ne pense qu’à dire je (l’hégémonie individualiste). Son rêve ? Celui de se décliner dans l’éventail des personnes grammaticales, du singulier comme du pluriel.
Avec Michele Apicella, Nanni Moretti a trouvé sa mouche du coche et si c’est une petite abeille, ainsi que l’indique le sens même de son nom, c’est autant pour piquer que pour butiner, chauffer le derme de l’individualisme démocratique en faisant son miel de ce qu’elle passe à la trappe ou cache sous le tapis, une société non de rivaux mais de pairs, une communauté d’égaux tous différents. Seulement voilà, cet individualisme-là s’apparie au néolibéralisme et les démocraties sont des oligarchies illibérales. Le narcissisme des petites différences fera la peau du communisme, c’est une lame de fond, le tsunami dont les années 80 ont été la propagation. Devant pareil soliton, l’onde de choc fera boire à beaucoup la tasse. D’autres essaieront de tenir vaille que vaille à la surface.
Les règles, la rage et le taquin
Palombella rossa est un film réglé comme du papier à musique mais le papier déborde, dégueule de l’orgue de barbarie. Ce n’est plus un jeu enfantin d’échanges de langues tirées, mais une soupe à la grimace. D’un côté, les règles s’imposent, il n’y a pas avec elles à transiger. À peine sorti de l’hôpital, Michele Apicella est aussitôt requis par son équipe pour jouer un match de water-polo, le sport de son enfance dont il croyait avoir tout oublié. L’entraîneur est joué par un acteur fabuleux, Silvio Orlando, pour son premier rôle chez Nanni Moretti, et complice récurrent jusqu’à Vers un avenir radieux. Sa bouille de cartoon lui assure une empathie infinie, il n’en incarne pas moins la règle, à l’excès. Il explique la stratégie et en dessine les correctifs, analyse celle de l’adversaire et en instruit ses joueurs, leur hurlant dessus si nécessaire. Voué la règle, il en est le dévot, le maître, mais excité, obsédé, excédé par tout ce qui en meurtrit les promesses quand le réel n’en fait qu’à sa tête.
Le génie de Nanni Moretti n’aurait jamais été aussi effervescent qu’ici. S’il n’est pas le premier à coincer la fiction dans l’enceinte d’un match sportif (citons seulement À nous la victoire de John Huston), il mobilise une pratique sportive ultra-minoritaire mais distinctive, le water-polo, dont il fait mousser les performances métaphoriques, sociale, politique, culturelle, médiatique. Une anthropologie d’un point de vue pragmatique à la façon d’un Rubik’s Cube, le destin de l’homme moyen qui se joue à l’époque postmoderne où l’individualisme s’hystérise tandis que corrélativement s’éclipse le collectivisme. Le cinéaste en respecte la forme réglée selon ses conventions spécifiques, tout en les poussant dans le rouge. La partie durera jusque tard dans la nuit (alors qu’une partie moyenne dépasse à peine les quarante minutes), les gradins d’abord vides d’un coup se remplissent et l’équipe de Michele comprend des adultes et même quelques adolescents.
Le match est de pure fiction, peut-être l’un des plus fabuleux de l’histoire du cinéma, à la fois réglé sur le papier et déréglé jusqu’au délire, sa musique parasitée de digressions (des personnages qui s’interposent pour faire la leçon à Michele Apicella, une journaliste qui l’interviewe et ça l’irrite), de stases (une chanson de Bruce Springsteen et la télédiffusion fragmentée du Docteur Jivago), de parenthèses (les souvenirs d’enfance qui remontent comme des bulles d’amertume crevant à la surface, la mémoire plus récente de ses rapports avec sa fille comme de son passage à la télévision).
L’impression est forte en regardant ce match fou, fou, fou de water-polo comme si l’on jouait aussi à un autre jeu du temps de l’enfance : le taquin (le Rubik’s Cube en est une variante référencée sur le plateau de télé où passe Michele). La tablette composée de carreaux à recomposer pour en faire émerger une suite logique ou bien une image morcelée exige pour fonctionner qu’une case soit vide afin d’assurer la mobilité de ses parties. Dans Palombella rossa, le vide est le trou dans la tête de l’amnésique, sa mémoire tantôt fuyante, tantôt bloquée, avant de valoir pour l’idée communiste qui devient une chose obsolète et saugrenue avec quoi s’amuse la télé pour la moquer. Le documentaire que Nanni Moretti aura tourné dans la foulée, La cosa (1990), offrira à 45 militant-e-s communistes le soin de se demander, collectivement et séparément, ce qui alors advient de leur désir quand le parti pour lequel ils ont engagé leur vie balance par-dessus bord symboles historiques, nom et idée. Le vide est la cause quand, en effet, elle ne devient plus qu’une chose. Mais il y a un beau paradoxe quand l’obscurcissement fait refluer la chose sur le mystère qu’elle cache. Et ce mystère a à voir avec la mort quand Michele comprend qu’il est un communiste en retrouvant dans ses papiers une lettre écrite en hommage à un camarade décédé, prénommé Marco.
Cela faisait longtemps, alors, que l’on ne parlait plus de structuralisme. Pourtant, Palombella rossa y joue en croisant les séries, fictionnelle et autobiographique, sociale et sportive, culturelle et politique, pour mieux faire valoir l’existence de deux éléments cruciaux : la case vide et le signifiant flottant(2). Son usage des travellings latéraux s’y détermine, auquel se grefferont de légers zooms de circonstance et d’autres plans qui, comme Michele chez lui, insistent sur la forme du quadrillage. Et puis il y a ce côté ligne claire, le découpage limpide, le filmage très dessiné. S’y ajoute la passion du ballon, de toutes les balles, de tennis dans Sogni d’oro et de volley-ball dans Habemus papam. Le structuralisme a souvent mobilisé l’exemple des jeux pour penser séries et relations et, de manière structuraliste, Michel Serres a montré que le ballon est dans tout jeu un marqueur de relations. Si le premier élément, donc, part de l’amnésique pour s’étendre à toute une société, déjà oublieuse de l’expérience communiste, ses cadavres et les sacrifices d’une vie, l’autre jaillit de la bouche de l’entraîneur : l’hystérie verbale dans la quête de reconnaissance, les uns répétant la règle, les autres qui se cherchent désespérément des maîtres.

La case vide invite les séries à y converger, c’est le trou de mémoire, tandis que le signifiant flottant, c’est le communisme à la surface de quoi on se tient parce qu’on y tient comme à son désir. Le surnuméraire est alors celui qui s’y voue et que l’on taquine, en jouant des coups et des coudes parce qu’il y en a plein d’autres, des individus, et si tous veulent jouer, c’est chacun pour soi. La piscine est comme le carré magique d’Albrecht Dürer que l’on voit dans sa fameux autoportrait allégorique, Melencolia I (1514), en passant l’année de la mort de la peintre allemand, et qu’un élève du Michele Apicella professeur de mathématiques demande de lui expliquer dans Bianca. Ses seize cases s’additionnent en donnant toujours 34, horizontalement, verticalement et diagonalement. C’est le carré magique attribué à Jupiter afin de réguler le tempérament sanguin en contrant la mélancolie ascendante de Saturne, c’est celui de la société dont la piscine du water-polo est une variante et si tout s’y échange dans une égalité numérique parfaite, s’y trouve l’élément surnuméraire, le militant qui est le seul à être mis en mouvement par la case vide du communisme.
Palombella rossa est un film moins rageux que rageur. La lycanthropie bavante menaçait déjà le Michele de Sogni d’oro. Dans la piscine comme à côté, Michele Apicella enrage de voir ce qui reste d’un rêve qui a longtemps été d’or et de miel (Sogni d’oro), notamment à l’occasion du passage à la télé, c’était un mardi (jour de Mars, dieu de la guerre), que tout le monde retient et où, forcé à faire le pitre pour se démarquer de la pitrerie d’une émission à charge contre lui, il a poussé la chansonnette tant lui manquaient les mots vrais, remplacés par les graphes et autres études de marché que lui passe l’un de ses assistants sous son nez, en loucedé.
Plus silencieusement, Michele enrage de la pénétration de la publicité dont les bandeaux saturent la piscine de water-polo, implicitement des ralentis dont abuse la télévision quand elle retransmet des événements sportifs auxquels le cinéaste oppose les siens, dédiés à la beauté du geste même quand le tir est raté (ah ce dribble grotesque, oh ce lob réussi, eh ce montant de cage qu’un ballon a cassé), aussi beaux que les ralentis décomposant le mouvement de Nathalie Baye à vélo de Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard. Pas moins en colère, il fuit les mentors lui expliquant comment parler, le duo de ludions fétichisant ses passions en lui faisant la leçon des trahisons, l’ancien camarade qui répète le « je me souviens » de Georges Perec en en parodiant la mélancolie. Plus furibard, il emmerde sa fille qui voudrait bosser ses cours et, comme lui, vivre sa vie (elle est jouée par la toute jeune Asia Argento) et rudoie une journaliste parlant la novlangue de sa profession en la giflant. « Les mots sont importants » lui hurle-t-il, à raison. Mais la claque en est le désaveu, un pur aveu de malaise d’impuissance dont il est coutumier (c’est déjà la gifle infligée à la mère dans Sogni d’oro).
La colère est le carburant bilieux des films de Nanni Moretti, autrement que dans ceux de Maurice Pialat et Mike Leigh. L’irascibilité y est toujours ambivalente : on a raison de se mettre en colère mais les raisons de la colère n’y sont expressément qu’individuelles et, au temps hégémonique de l’individualisme démocratique, chacun a ses raisons, colères, ressentiment et macérations qui en sont le bruit de fond. La rabbia de Pier Paolo Pasolini était l’affect d’une singularité, le cri désespéré mais lyrique contre la société. Nanni Moretti vient après lui. Il sait bien qu’il est contre la société en y étant, tout contre jusqu’à s’en infiltrer les poumons. La pression est relâchée mais le système hydraulique arrive vite à saturation. Tout le monde veut sauter dans la piscine mais il n’y a personne pour y jouer collectif.
Le fait qu’Asia Argento interprète la fille de Michele est suggestif. Avant de jouer dans les films de son père, Dario Argento, peut-être pour y conjurer des affects indicibles dans un sadisme et une perversité de pure facticité, ludique mais hantée, elle aura d’abord joué pour Nanni Moretti qui ne pousse le sadisme qu’à seulement vérifier qu’il est, pour lui comme pour Jean-Luc Godard ou Maurice Pialat d’ailleurs, la formalisation hystérique d’un réel, profond et authentique masochisme. La colère surjoue héroïquement la déception mais seuls les individus y gagnent sur le marché de la concurrence des indignités. Le temps militant des autocritiques n’aura de fait jamais cessé, réévalué au moment où les communistes devront apprendre la vie nouvelle et si difficile d’être semblables et différents, des individus comme les autres, les porteurs de valise d’une exception plus à la marge que jamais. Une cause qui aura longtemps fait causer, mais essorée, livrée à l’état de chose rincée.
La rage, alors ? C’est ce qu’il faut ralentir pour la décomposer, nager dessus en évitant de s’y noyer.
Soigne ta gauche (à droite ! à droite !)
Dans Palombella rossa, Nanni Moretti multiplie les coups, en donne, en reçoit. En rogne, il cogne. Pourtant il n’est pas une once de brutalité dans son cinéma, les choses y coulent assez bien, aucun forçage, tout y est frontal et neutre. Le réalisateur qui interprète le joueur de water-polo tient aussi plus allégoriquement le rôle de l’arbitre, siffle les mauvais coups et les antijeux qui ne sont pas moins les siens mais seulement dans la fiction. Un réalisateur s’en souvient encore aujourd’hui et vient d’Algérie, décidément, c’est Abdenour Zahzah. Il suffit malheureusement de revoir les films les plus récents de Nanni Moretti, Santiago, Italia et Vers un avenir radieux, pour se désoler de l’antijeu auquel il se prête désormais, faisant ici la leçon à un tortionnaire chilien emprisonné, s’amusant ailleurs à effacer Staline des représentations sans comprendre un seul instant que son geste est révisionniste et stalinien. Sortir par la pensée de la piscine, c’est alors considérer le bocal dans lequel on barbote et les objets de rancœur sont légion, tout le monde en veut à tout le monde, les individus crèvent de ne pas en être suffisamment, voulant à tout prix rendre gorge aux autres qui veulent avoir raison d’eux.
Chacun d’être pour autrui la mouche du coche et l’autre de n’avoir qu’une seule envie, moucher la mouche. L’eau de la piscine a beau être chlorée, tous les morveux y pataugent dans leur mucosité.
La déception est le fond noir de l’individualisme, onde de choc et soliton. Il faut bien alors trouver des boucs émissaires, le mauvais joueur quand ce n’est pas de la faute de l’arbitre ou de l’entraîneur, le mauvais représentant politique quand la faute n’en revient pas au militant de base ou au mentor aguerri, le mauvais père qui ne voit pas que son enfant pense que le problème c’est lui, la mauvaise journaliste renvoyée à ses études mais en estimant qu’elle n’aura eu affaire qu’à un mauvais numéro.
L’individu morettien, qui en est l’archétype tragi-comique, est malade de tout : du langage qui lui sert à huiler de salive les déceptions nourrissant ses procès ; de la culture qui se rêve grande et salutaire en ayant pour destination la réduction et le caviardage publicitaire des écrans de télévision : de l’autre que l’on ne reconnaît que comme rival mimétique ou un maître auquel on se soumet. Il y a une extrême drôlerie de la figure du mentor dans Palombella rossa, le jeune catholique qui s’en est trouvé un, l’entraîneur qui a le sien ainsi que l'arbitre, les deux pénibles s’offusquant que Michele échoue à être le leur. La quête du maître est celle de la parole certifiée par le seul autre individu digne de respect. Ni Michele ni son interprète ne veulent l’être en pariant pour la parole égalitaire et démocratique mais c’est un vœu aussi pieux que celui des lendemains qui chantent et des rasages gratis. La parole vraie est tout ce que liquide l’individualisme en la rendant vaine, le logos moins sportif, respectueux des règles et des valeurs que concurrentiel. Que le meilleur gagne et tous les mauvais coups sont permis.
L’art d’avoir toujours raison : chez Nanni Moretti, schopenhauerien, la dialectique est éristique. Même si la volonté s’affirme au service du vrai : parler mal, c’est penser mal, c’est vivre mal.
On le voit à l’occasion d’un dribble génialement raté de Michele et que magnifie l’usage du ralenti. Un coup à droite, un coup à gauche mais c’est loupé, l’adversaire reprend la main en lui arrachant le ballon. L’entraîneur avait pourtant bien prévenu ses joueurs, il n’y a pas lieu de « chercher midi à quatorze heures ». Michele ne peut s’en empêcher parce qu’en 1989, l’horloge de l’Histoire est déréglée. Le risque est toutefois que toutes les heures s’annulent, heure zéro de la fin de l’Histoire. Les équivoques du centrisme font alors des bulles mais ça fait floc dans le consensus. On ne gagne rien de rien dans l’alternance de gouvernement, même quand l’alternative radicale politique recule. On le verra encore à l’occasion du penalty, différé, raté, recommencé, jusqu’au tir qui tombe littéralement à plat, moins splash que plouf. Michele voulait viser à droite tout en tirant à gauche mais son regard l’aura trahi, le gardien de but l’aura compris et a la gentillesse à la fin de le lui dire.
Rien de pire quand droite et gauche s’annulent – ce qui se dit extrême-centre aujourd’hui. Rien de plus vrai aussi que de rater encore pour rater mieux. Samuel Beckett le disait déjà à l’époque de Cap au pire et Slavoj Žižek le redira plus tard en y reconnaissant l’histoire même du communisme(3).
En 1987, Jean-Luc Godard réalise Soigne ta droite et son film le plus burlesque, dans l’adresse aux films de Jerry Lewis, est aussi un commentaire politique sur l’atmosphère gaguesque de la cohabitation. Deux ans plus tard, Nanni Moretti réalise avec Palombella rossa l’équivalent d’un Soigne ta gauche dont on ne prend soin qu’à se récrier qu’elle barre comme à son habitude à droite. L’individualisme est la déception renouvelée de lui-même, une hémorragie de paroles vaines et de passions tristes, et s’il y en a un qui ne sera jamais déçu, c’est le petit fasciste humilié à l’époque de la jeunesse militante de Michele. Lui regrette ce carnaval moche mais la victime se rappelle à lui pour lui signifier ceci : ce qui différence un fasciste d’un communiste, c’est de ne s’en repentir jamais. Le fascisme actuel ne fait que son lit des misères de l’individualisme inégalitaire et négatif puisqu’il faut des protections sociales et communes pour accéder de plein droit au statut d’individu(4).
Le repentir communiste a de l’avenir dont l’autre versant est la persévérance fasciste. En 1989, Nanni Moretti ne voit pas seulement la liquidation en cours de l’idée communiste. Il voit aussi ce qui en sera forcément le corrélat quand l’individualisme se mettra à fasciser et que ses promesses déçues feront la litière, avérée aujourd’hui, des victimes émissaires et des collectivités fantasmées.
Les 163 silences (l’enfance, encore)
Si parler c’est seulement s’égosiller à signifier sa déception, le communisme trahi par lui-même, la gauche soluble dans le libéralisme, le cinéma abîmé par la télé, s’épancher à qui mieux mieux et de telle manière qu’il n’y a plus rien à écouter de l’autre que l’on noie de logorrhée, alors il faudrait peut-être apprendre à faire silence en recommençant à se taire comme au temps de la prime enfance. Ce temps des premiers pas. La passion morettienne des pieds et chaussures s’y origine. Comme le disait André Leroi-Gourhan, tout a commencé par les pieds. Se tenir debout et apprendre à marcher.
Palombella rossa est une apologie paradoxale du silence, vociférante. Le geste que son titre désigne, ce lobe au-dessus du gardien de but comme une palombe rouge passe dans le ciel, en est pourtant l’une des manifestations, le sera plus tard le verre d’eau bue à la fin de Journal intime. Une figure de mentor se dédie à en plaider la cause, interprétée par le cinéaste Raoul Ruiz, chilien ça tombe bien. À lui, on prêtera plus que l’obéissance à un sachant, son œuvre parle pour lui. S’il est un maître, c’est en vertu de l’autorité non autoritaire que ses films lui confèrent. L’instruction tiendra alors du mystère. Fidèle à lui-même, il se fera alors ésotérique en prononçant trois choses : 1) le silence possède quatre modes, littéral, métaphorique, moral et divin (comme les quatre rabbins allant au paradis et la pensée quaternaire de la tradition cabalistique juive)(5) ; 2) il en existe pour chacun 163 et, peut-être, Michele aura le bonheur d’en expérimenter durant le match deux ou trois : 3) le silence est un but, lui dit le mentor et Michele de lui répondre en inversant la formule : le but est un silence.
C’est la part la plus précieuse de Palombella rossa, son mystère qui signifie d’abord l’enseignement des choses secrètes au sujet desquelles on devra garder le silence – comme Harpocrate en figure grecque de la jeunesse du dieu égyptien Horus, la frange coupée et l’index sur la bouche. Chut. On parle, ça parle, jactance et jacasserie, hurlements et hystérie : si la parole est souvent vaine, moulinée comme on fait des ronds dans l’eau pour y noyer tout poisson, si parler c’est se mordre la langue en attrapant celle de l’autre, alors vrai sera le silence, celui qui vaudra pour tous, différents et à égalité.
Dans le silence, on communie – on communise sans -isme. Le commun s’y origine. Dans Palombella rossa, le silence advient entre deux marées verbeuses, les uns diraient rayon vert ou épiphanie, les autres événement. Ce n’est pas qu’il n’y a plus aucun son mais un accord se fait qui retient de parler pour ne rien dire en ne communiquant alors qu’une parole de liquidation. Quand on y est, le film, déjà merveilleux, se sublime et il est absolument impossible de ne pas s’en émouvoir.
Le lob, on en a déjà parlé, on en reparle encore. Le ralenti en fait valoir qu’il n’y a pas de mot pour le décrire (on a bien remarqué des commentateurs dans les tribunes mais on ne les entendra jamais commenter, c’est un gag parmi cent autres, l’un des moins perceptibles et des plus beaux). Le silence passe alors comme un oiseau rouge dans le ciel bleu piscine. La beauté du geste laisse pantois, même quand le but est raté ; ainsi il est atteint. Comme un ange dont Raoul Ruiz dit qu’ils se cachent dans les gradins, parmi le public quand s’y trouvent des spectateurs, discrets, pudiques.
Un autre moment, bouleversant, est dédié à la chanson de Bruce Springsteen, « I’m on Fire » qui fait taire toute l’assistance. Elle dit beaucoup, un désir de paternité et d’Amérique antinomique à ses thuriféraires télévisés, une brûlure, un feu du diable (le rouge) dans la plus grande douceur (du bleu). L’entraîneur cesse alors de vociférer et chante. Son sourire d’enfant est un soleil quand ses fausses notes, égales à celles de Michele Apicella ou Nanni Moretti, font entendre, assourdies, les dissonances à soi quand elles font des bulles à la surface de la commune mélodie. À la fin du match, Michele en exacerbera la volonté. Il chante faux un air œcuménique que tout le monde reprend en chœur, rêve d’une totalité aussitôt douché qui n’est que de la flotte qui a le goût et l’odeur du chlore. Là, Nanni Moretti fait coup double, le salut au final du Dictateur (1940) de Charlie Chaplin et la parodie des chansons humanitaires à la Band Aid. La suture est terrible : l’humanitarisme est la nouvelle idéologie, soluble dans l’individualisme libéral mais dissolvante de tous les antagonismes.
L’autre grand moment du film, immense dans ses résonances, s’offre à la télédiffusion de la fin du Docteur Jivago (1965) de David Lean. On n’aura pour notre compte jamais trouvé plus beau ce film qu’à cet endroit-là, quand le cinéma, réduit aux dimensions d’un petit téléviseur, réussit cependant le miracle d’une communion populaire authentique, hissant des puissances émotionnelles, ordinairement réservées aux solitudes des salles obscures, au niveau fédérateur de ce que peut un match de football. Ah, si le cinéma pouvait se regarder ainsi, il rédimerait les réductions coupables de la diffusion télé… Mais le plus fort revient à l’extrême singularité du moment. En effet, un match, on y assiste en direct sans en connaître l’issue. Pour le film, c’est le contraire, d’où le choix génial d’un classique. Ici, tout le monde a vu Docteur Jivago, toutes les personnes rassemblées pour l’occasion savent ce que raconte le film ; pourtant, on s’accorde à faire comme si c’était la première fois qu’on le voyait. Objet temporel comme la musique, le film est une œuvre quand bien même la répétition s’y impose dans l’ordre technique et industriel de la reproductibilité, sans pour autant s’opposer à l’émotion originelle, son aura(6) ; tout recommence alors pour la première fois, dans l’émoi des spectateurs qui y croient même en sachant que c’est foutu, tous enfants de Zarathoustra.
Youri Jivago mourra d’une crise cardiaque sans que Lara Antipova, qu’il a reconnue dans la rue, ne le voit. Youri mourra à chaque fois que le film repassera ; à chaque fois, Lara ne le saura pas et, toujours, ils auront les traits d’Omar Sharif et de Julie Christie. Les retrouvailles ratées sont aussi belles que sont ratés tirs et penalties. Le silence est un but et le but est un silence quand le cœur où il s’abrite vaut mieux que toutes les cages. Mais il y a encore autre chose puisque Le Docteur Jivago est un monument d’anticommunisme. Quand Youri s’écroule, s’élève une statue stalinienne. L’URSS a eu raison des amours de Youri et Lara. La puissance du cinéma n’en est pas moins entamée, bien au contraire : on peut être communiste et aimer ce moment de cinéma, on peut l’être tout en reconnaissant qu’il en va là du communisme aussi, ce bonheur auquel on croit alors que c’est fini.
Une musique, un film : quand l’accord des sensibilités se fait ainsi, dans la synchronie commune des différences que jamais elle n’abolit, on peut dire que ce sont, transitoires, éphémères, des expériences communistes. Si on ignore ce qu’est le communisme, allez au concert ou au cinéma. Ou bien rappelez-vous ce moment, s’y joue peut-être toute votre enfance, à la piscine quand votre maman vous séchait les cheveux et qu’à côté de vous, les mères de vos copains faisaient de même.
La messe est finie, sur le point de se clore dans le chlore. Mais, après elle, le silence dure encore, aussi longtemps que l’avenir qui reste le temps de l’enfance à accomplir, sinon mieux vaut mourir.
Nanni Moretti aura touché au but en ayant eu la grâce de l’hommage au cinéma d’avant qui est l’un des plus grands moments de cinéma de maintenant. Son génie est l’ange de la rédemption, natatoire et provisoire le temps exagéré d’un match délirant de water-polo, à l’heure de toutes les liquidations. C’est l’enfance qui rit du faux soleil mais dont le rire est un vrai soleil, la colombe après le déluge pour un film qui en sera l’arche pour ne pas s’y noyer, bruyante pour ses naufragés et ses rescapés (autre gag, le symbole de l’équipe de Michele est un palmier, l’île déserte n’est pas loin). Cette enfance-là, son silence résonne encore ailleurs, dans les images super-8 que Palombella rossa cite et qui reviennent du tout premier film tourné en amateur par Nanni Moretti, intitulé La Défaite, déjà. La jeunesse, gauche et gauchiste, de Michele Apicella recoupe la sienne. Surtout, elles sont postsynchronisées. Alors que Nanni Moretti tranche avec les générations de réalisateurs italiens qui le précèdent en usant à plein du cinéma direct, bande-image et bande-son simultanées, là il joue de la postsynchronisation. C’est que ces images-là sont muettes comme tout enfant est muet – infans.
Le silence ne revient qu’au temps où nous n’étions pas encore dans le langage(7). Quand on y sera, on passera notre vie à postsynchroniser notre prime enfance, en s’aidant si nécessaire du petit manuel freudien. Avant le style direct et celui, indirect, de la postsynchronisation, il y a ce silence dans les images, l’enfance d’une œuvre en devenir, celle du cinéma qui a commencé muet. L’enfance du monde dans lequel on a grandi, où le communisme n’était pas encore ventriloqué de phraséologie. Ou de révisionnisme consensuel auquel Nanni Moretti se soumettra avec Vers un avenir radieux.
L’enfant dont nous sommes l’endeuillé, on peut lui faire boire la tasse, on peut lui éviter de finir noyé comme se noiera en faisant de la plongée sous-marine l’enfant de La Chambre du fils. L’enfant est un soleil, le pas suspendu de la cigogne et l’index dressé, à la fois le garçon de la fin de 8 1/2 et celui de Mort à Venise de Luchino Visconti. Son rire, on ne l’entend plus ; pourtant il inspire au silence d’une colombe qui passe dans le ciel. On s’en croit coupé à cause du bonnet de bain pour les adultes entrés de plain-pied dans le grand bain de la société de marché des individus alors qu’il ressemble tellement à celui des enfants quand ils étaient petits et pleins de promesses.
Jean-Luc Godard raconte dans Notre musique (2004) que la seule fois où le communisme a été réalisé, c’était dans les années 50, durant un match entre l’Angleterre et la Hongrie. Les Anglais jouaient solo, les Hongrois collectif. La chanson de Bruce Springsteen ou la séquence du Docteur Jivago dans Palombella rossa en seraient d’autres moments, incontestablement. Le communisme c’est simple comme bonjour, on aimerait encore y jouer. Quand on en parle, ça fait rigoler. Quand on y pense, on se tait. C’est que son mystère parle pour nous et qu’une palombe rouge en est l’emblème.
Notes