Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Ilenia Pastorelli regarde le soleil et l'éclipse avec des lunettes dans Lunettes noires
Rayon vert

« Lunettes noires » de Dario Argento : La douceur et son précurseur sombre

Des Nouvelles du Front cinématographique
Une éclipse solaire, c’est comme un doigt dans l’œil. Ce qui s’impose dans le ciel dégagé de Rome, c’est le trou noir qui absorbe les métaphores aveuglantes. Si, soudainement, certains chiens se mettent à aboyer, alertés par la portée forcément métaphorique d’un phénomène astronomique, c’est pour crier que la métaphore, justement, ne saurait les éblouir. La cécité c’est alors pour les autres, les amateurs désargentés de Dario Argento qui s’échineraient à voir dans Lunettes noires le retour gagnant du maître du giallo après une absence des écrans longue de dix ans. L’éclipse solaire est cependant un doigt dans l’œil si l’on ne voit pas que s’y joue un certain régime de l’assombrissement qui, par des voies tout à fait spéciales et typiques du baroquisme argentien, conduit à la douceur, c’est-à-dire à ce toucher qui se défie de pénétrer. Lunettes noires est un film mineur, il n’y a pas à en douter. Mais le petit giallo de série comme on n’en produit plus est une touchante réussite pour un cinéaste qui, âgé de plus de 80 ans, revient de loin en sachant que ce retour n’induira jamais la répétition des grands éclats aveuglants d’hier. C’est que l’assombrissement consiste en un adoucissement des manières. L’enténébrement a pour ponctuation finale de percer les mystères salvateurs de l’affectivité. D’où que le film soit une variation sur le mythe de Diane chasseresse et d’Actéon dévoré par ses chiens. Ilenia Pastorelli qui joue Diana n’est pas une grande actrice, elle émeut pourtant parce que la dégradation la menace en vrai. Diana est belle parce que sa beauté chirurgicale est moins malmenée par le film que sa forme l’adoucit en la sous-exposant. Elle l’est encore en ayant pour camarade de cécité la chienne qui la protège de la chiennerie des féminités tarifées.



Comme un doigt dans l’œil

Une éclipse solaire, c’est comme un doigt dans l’œil. Ce qui s’impose dans le ciel dégagé de Rome, c’est le trou noir qui absorbe les métaphores aveuglantes. Si, soudainement, certains chiens se mettent à aboyer, alertés par la portée forcément métaphorique d’un phénomène astronomique, c’est pour crier que la métaphore, justement, ne saurait les éblouir. La cécité c’est alors pour les autres, les amateurs désargentés de Dario Argento qui s’échineraient à voir dans Lunettes noires (Occhiali neri) le retour gagnant du maître du giallo après une absence des écrans de dix ans. Et plus longue encore quand on repense à tous ses derniers films depuis vingt-cinq ans, à l’exception du génial téléfilm Jenifer (2005) pour la première saison de Master of Horrors, dans l’ensemble relativement calamiteux (il y a quelques moments de grâce filmique dans Le Sang de l’innocent, Dracula 3D est une catastrophe).

De toute évidence, le retour qu’il soit réussi ou non est assombri par une conjuration de raisons. Le tournage de Lunettes noires, dont l’idée développée avec le scénariste Franco Ferrini après Le Sang des innocents (2001) remonte déjà à 2002, a été achevé en 2021. Dans l’intervalle, en 2014, Dario Argento a perdu beaucoup de temps sur un projet finalement remisé, The Sandman avec Iggy Pop. Lunettes noires a été montré en séance spéciale à la Berlinale l’année dernière. Une sortie italienne a suivi deux semaines après, sanctionnée par un échec commercial cuisant. Le distributeur Wild Bunch semble peu enclin pour une sortie française. Lunettes noires est disponible à la VàD sur le site de streaming du coproducteur Canal+. Ce n’est donc plus d’une éclipse dont il s’agirait, mais la mort d’une étoile, un désastre auquel seul conviendraient désormais l’université, le fétichisme cinéphile et le musée. L’éclipse solaire est toutefois un doigt dans l’œil si l’on ne voit pas que s’y joue un certain régime de l’assombrissement qui, par des voies tout à fait spéciales et typiques du baroquisme argentien, conduit à la douceur, qui qualifie un genre de toucher se défiant de pénétrer.

Avant de nommer l’occultation provisoire d’un corps céleste par un autre, l’éclipse dit l’omission, le délaissement, l’abandon. De cela, il est beaucoup question dans Lunettes noires. On pourrait dire qu’il n’y a pas à s’étonner de retrouver les poncifs du giallo à la manière de Dario Argento : avec ses enquêteurs amateurs dont personne ne croit que leurs improvisations pourraient servir la vérité ; avec ses failles dans la perception ordinaire qui sont des brèches dans la narration et la logique de ses enchaînements ; avec ses meurtres érigés en performances plastiques ; et avec ses tueurs invisibles qui sont la personnification même du hors-champ en tant qu’il porte la menace du néant. Il est vrai que Lunettes noires sème les indices d’une insistance des motifs, le couple de l’enfant et de l’aveugle du Chat à neuf queues (1971), le chien d’aveugle de Suspiria (1977), les grandes façades architecturales de Suspiria et Inferno (1980), la première scène d’exposition où le plein jour est gros de périls démarquée d’une séquence semblable dans Ténèbres (1982). Sans compter les bifurcations cauchemardesques dépliant d’improbables pièges, et un bestiaire que dominent serpents et chiens. Soit de quoi réussir a minima quelques arabesques stylisées à partir d’un canevas de situations déjà vues ailleurs, par exemple dans Terreur aveugle (1971) de Richard Fleischer avec Mia Farrow.

« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » dit le client d’une prostituée de luxe, Diana, parce qu’elle porte des lunettes noires (c’est le sens du titre italien) pour se protéger des effets du rayonnement de l’éclipse solaire. Le client oublie cependant que l’auteur de la maxime est François de La Rochefoucauld. La citation décapitée de son autorité : le gag est très argentien en convenant bien à l’auteur de Trauma (1993). Ce qu’un film pourtant peut faire, c’est permettre de voir le soleil sans se brûler les yeux, c’est aussi aider à voir la mort en face en ne s’aveuglant pas de croire que l’on y gagnerait un savoir. C’est surtout voir ce qu’il y a de rapport entre le soleil et la mort, et d’un rapport qui est un intervalle fuyant, à la fois pour voir la compulsion tranchante et pénétrante des persécutions et le miracle salutaire des caresses qui tranchent autrement – comme énigme touchante.



Par le chas de l’aiguille

Mais voilà, les petits cailloux blancs d’un retour en terrain connu après une longue éclipse valent moins que la lumière tamisée qu’ils projettent. L’éclipse solaire de Lunettes noires invite en effet à fermer le diaphragme de quelques degrés. Une exposition trop forte peut blesser la vue et, partant, obliger aux remaniements de la vision en optant pour les mystères de la sous-exposition. L’assombrissement invite alors, malgré les meurtres à l’arme blanche ou au fil de fer, les accidents de voiture et certaines inflexions martiales et carpenteriennes de l’excellente musique d’Arnaud Rebotini, à un surprenant adoucissement. Le doigt dans l’œil est un aveuglement décidé. Il s’assume même dès lors qu’il invite à faire trouée en faisant cependant que le trou fonctionne ailleurs, s’il s’agit de laisser s’échapper de drôles de choses, jamais à ce point aussi exposées alors même que l’exposition se fait délibérément sous-exposition. Par exemple le tueur. Comme très souvent, le tueur n’a aucun intérêt propre, c’est une figure insubstantielle qui ne tient ici que par son odeur et le rapport qu’elle instruit avec le genre canin. Vous qui entrez dans le nouvel enfer argentien, abandonnez toute psychologie.

On apprécie par ailleurs que le tueur, cette figure résolument quelconque, repeigne la fourgonnette de ses méfaits, passant du noir au blanc en se sachant sans identification possible pour les caméras de vidéosurveillance. Cela est souvent incompris mais fait pourtant tout le prix du cinéma de Dario Argento : l’important n’est pas l’identification policière et criminologique du tueur, mais de voir comment celui-ci cesse d’être le maître hystérique du hors-champ. Alors, le tueur impersonnel redevient une toute petite personne et tombe comme une mouche, une peau morte. Le hors-champ s’en trouve ainsi libéré en cessant de strictement fonctionner comme une pure métonymie du néant.

Ilenia Pastorelli à l'hôpital dans Lunettes noires

Par le chas de l’aiguille, qui a pour première échelle celle d’être cosmique avant de se fixer dans les yeux blessés d’une femme pourchassée, peuvent alors passer des fils qui retiennent l’attention en tramant quelque chose des nécessités, inattendues ou tardives, de l’attachement. Ainsi l’affection d’une femme, Diana, pour un enfant d’origine chinoise dont elle se sent responsable. Et l’affection de cette même femme pour la chienne d’aveugle dont elle dira dans le tout dernier plan que c’est la seule amie qu’il lui reste. On pourra trouver matière à ricaner mais le trio, pute non-voyante, garçonnet chinois et berger allemand, déroge à tout consensus héroïque. Et ce qui les sauve n’est pas question d’un bon maniement des armes (un fusil de chasse par exemple) ou d’intelligence dans la fuite (la persécution induit une narration dont la logique est moins celle des causes que du rêve). On doit toujours y insister mais Dario Argento n’est pas un réaliste, et encore moins un naturaliste. Ce qui l’intéresse davantage, c’est de montrer comment la pulsion passe et puis comment elle s’arrête, ce qui la libère, la bloque ou l’inhibe. C’est là que les animaux s’en mêlent en rappelant, exactement comme dans le merveilleux Phenomena (1984), qu’ils sont les vecteurs d’une affectivité dont l’humain n’est parfois plus capable, englouti dans son bourbier pulsionnel, broyé par sa bêtise.



Précurseur sombre
en variation de Diane et Actéon

L’éclipse solaire dans Lunettes noires fonctionne en vérité pour Diana comme un précurseur sombre(1), elle qui devient aveugle à la suite d’un accident de voiture provoqué par le tueur en étant toujours déjà disposée à l’être suite aux effets mystérieux de l’interposition cosmique des corps célestes. La prostitution de luxe à laquelle elle s’adonne en solitaire se révèle alors un faux jour, c’est une nuit qui fait sortir de ses localisations le rouge (vêtements et lèvres purpurines) pour le faire dégueuler en souillant la voie publique. Surtout, la nuit qui arrive en plein jour en révoquant le soleil transforme progressivement le Latium en région improbable, jungle imaginaire et territoire mythique, avec son marais aux serpents et sa forêt que déchirent les aboiements des chiens. L’assombrissement ouvre aux chiens tous les aboiements possibles, avec le cynisme obscène de certains clients qu’accentue le tueur en double rageux, farci de ressentiment. Il adoucit aussi en invitant les cinéphilies à se faire cynophiles.

L’antonionisme d’Argento lui fait citer L’Éclipse (1962), d’emblée et de façon littérale mais c’est pour montrer comment le modernisme urbain servant à la transparente exhibition et la circulation contrôlée des citadins peut conduire à s’enfoncer dans une forêt dantesque avec ses démons qui s’apparentent à des chiens, les Malebranche (ou méchantes-griffes) du huitième cercle de l’Enfer, et y discerner le bon canidé. S’il y a des hommes qui puent le chien, il y a également un berger nommé Néréa (c’est une femelle) qui arrive à trancher entre deux injonctions contradictoires (l’ordre de Diana versus celui du tueur) en faisant la différence qui revient à la caresse et sa mémoire charnelle.

La chienne qui dévore la gorge du tueur est aussi le berger qui sauve sa victime, la femme que l’on traite de pute et de chienne, parce qu’ils ont noué avec les mains le lien des caresses. Dario Argento y consent enfin : si la forme cinématographique est trouée en se faisant dilacération et pénétration imaginaire, elle désire désormais s’adoucir en se dévouant au miracle des caresses, la touchante énigme de la caresse invitant à ne rien saisir mais à solliciter ce qui se dérobe en n’étant pas encore(2).

Lunettes noires est un film mineur, il n’y a pas à en douter. Mais le petit giallo de série comme on n’en produit plus est une touchante réussite pour un cinéaste qui, âgé de plus de 80 ans, revient de loin en sachant que ce retour n’induira jamais la répétition des grands éclats aveuglants d’hier. L’assombrissement, on l’a dit, est un adoucissement des manières. L’enténébrement a pour ponctuation finale le mystère salvateur de l’affectivité. Toucher n’est pas pénétrer et cela commence avec une éclipse solaire. D’où que le film soit enfin une variation sur le mythe de Diane chasseresse et d’Actéon qu’elle a transformé en cerf avant qu’il ne soit dévoré par ses chiens. Cette variation est précieuse parce que Diana n’a rien à voir avec les sorcières de la trilogie des Mères. Diana n’est pas une femme d’aujourd’hui au sens d’une battante comme Sophie Marceau dans un film récent de Jean Paul Civeyrac. Elle serait surtout d’aujourd’hui parce que sa beauté chirurgicale et canonique est destituée. Ilenia Pastorelli qui l’interprète n’est pas une grande actrice, non. Elle émeut pourtant parce que la dégradation la menace en vrai, certains plis de son visage en témoignent, comme elle a visiblement déjà bien attaqué Asia Argento qui a coproduit le film de son père en jouant une formatrice pour aveugles victime du tueur. Et, avant de mourir des mains de son assassin, elle aura eu le temps d’insister sur ce point décisif : Néréa est cette chienne d’aveugle qui marche à la caresse.

Diana est belle parce que sa beauté chirurgicale et canonique a été moins amochée qu’adoucie. Diana l’est plus encore en ayant pour fidèle camarade de cécité la chienne qui porte le nom d’un dieu de la mer, et qui la protège de la chiennerie des sexualités marchandes et des féminités tarifées.

Notes[+]