« La strada » de Federico Fellini : Le destin, un tour de piste, une ritournelle
Le cirque est un ventre originaire avec ses doubles placentaires et le geste fellinien a saisi que l’origine ballotte dans le cahin-caha d’un présent boiteux : le barnum à chaque coin de rue, le spectacle comme seconde nature. Le cirque, non seulement le cinéma en provient mais il aurait pour vocation de montrer que la vie est une comédie, une parade foraine, un spectacle de rue. Le trait est délibérément grossier parce qu’il a l’archétypal pour visée. Gelsomina, Zampanò et Il Matto sont des archétypes, les emblèmes d’une représentation qui tient du mystère à ceci près que le mystère dont les actes racontent un procès relève moins du christianisme que d’un imaginaire païen. Il s’agit de représenter une lutte triangulaire entre tendances, une triangulation de caractères qui est un affrontement entre forces archaïques et emblématiques : l’idiotie, la folie et la bêtise. L’inscription dans le contexte italien d’alors peut déboucher sur la force générique des archétypes qui sont le combat des démons ou génies présidant au destin de chacun. La strada est le mystère de nos propres chamailleries, le cirque ambulant et brinquebalant de notre inconscient, une foire d’empoigne au risque de la foirade.
Barbare
Zampanò le forain est le pire des horticulteurs. Quand il emmène Gelsomina avec lui, c’est pour perpétrer ce qu’il a déjà commis avec Rosa, sa sœur. Si le jasmin succède à la rose, cela ne sent toujours pas bon. La mère de famille contrainte pour survivre à vendre ses filles à l’artiste ambulant est dans le besoin et Zampanò en tire férocement les siens mais, cette fois-ci, il finira lui aussi au rebut. La montagne de muscles est un gros tas de fumier. La brute épaisse incarnée par Anthony Quinn, la veste de motard comme une peau de bête et le visage huilé de graisse noire, rappelle à toute autorité phallique qu’elle peut s’apparenter à un luisant étron. La strada raconte une histoire de fleurs fauchées, rose et jasmin, par un forain qui est un horticulteur foireux, l’enfoiré qui les dévore.
Zampanò est barbare, La strada est un film barbare, Federico Fellini est un cinéaste barbare qui délivre une grande image de vérité dédiée au capharnaüm de nos existences, ce bordel qui sent parfois le fumier : une vie entière à pleurer sur ce que l’on aura piétiné et massacré ; et jamais plus le bruit de la mer ne pourra étouffer la commission de l’irréparable par volonté, cette bêtise qui est l’exercice d’une bestialité contre laquelle prémunit un minimum de honte et de vergogne – d’idiotie.
De l’estrade aux strates
La strada pourrait par un côté ressembler à une variation de Sans famille d’Hector Malot, italienne et crue. On découvre à l’occasion que ce roman avait déjà fait l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques, dont l’une par le réalisateur italien Giorgio Ferroni, tournée en 1944 dans la République de Salò et sortie en janvier 1946. Par un autre côté, le film de Federico Fellini cultiverait la voie du néoréalisme (ce dernier a été scénariste et assistant de Roberto Rossellini), mais en la poussant dans ses retranchements, herbes sauvages et chiendent d’un naturalisme archaïque, et même barbare. En réalité, La strada qui impose alors son auteur en cinéaste majeur de son temps montre qu’il est fait de plusieurs couches en se tenant ainsi au plus près du sens premier de son titre.
La strada rappelle en effet à la rue qu’elle est d’abord une route susceptible d’accueillir tréteaux et estrades ; elle signifie surtout à l’origine la strate. Le néoréalisme ne conduit pas au retour à la novation franciscaine comme l’a fait Roberto Rossellini avec Les Onze Fioretti de François d’Assise (1950). C’est un autre primitivisme que privilégie Federico Fellini, celui du cirque qui a accueilli les premières formes d’exploitation de cette invention nouvelle qu’a été le cinéma. Le cirque est un ventre originaire avec ses doubles placentaires et le geste fellinien aura saisi que l’origine ballotte dans le cahin-caha du présent : le barnum à chaque coin de rue, le spectacle en seconde nature.
Cela, Federico Fellini en fait le constat à peu près au même moment qu’Ingmar Bergman quand celui-ci réalise La Nuit des forains (1953). Le cirque, non seulement le cinéma en provient mais il aurait pour vocation de montrer que la vie est une comédie, une parade foraine, un spectacle ambulant. C’est une réponse certes plus archaïque au « tout est théâtre » de leur maître commun, Jean Renoir. Mais elle connaîtra ses plus grandes sophistications formelles et modernes, respectivement avec 8 1/2 (1962) et Persona (1966). Cela, David Lynch ne l’oubliera pas. Comme il n’a pas oublié la découverte par Gelsomina, avec les yeux émerveillés de Giuletta Masina, d’un poteau électrique, pur événement dans le paysage, cet arbre magique qui fait une drôle de musique, ce morceau de bois comme une échine parcourue de frissons que l’on retrouvera dans Twin Peaks. On citera encore l’exemple d’un film peu connu et sublime, Highway (1999) de Sergueï Dvortsevoï, un documentaire qui retrouve dans la steppe kazakhe une puissance d’émerveillement fellinienne.
Si La strada est un road-movie brinquebalant, c’est en suivant la voie marginale des saltimbanques, un nomadisme cahotant qui accomplit deux choses en les reliant grâce à sa force diagonale. C’est d’abord la coïncidence du spectacle forain et du tournage du film comme spectacle suscitant l’intérêt des curieux. Un panoramique trace à plusieurs reprises le cercle au centre duquel Zampanò fait son numéro mais le mouvement de caméra est comme celui d’une centrifugeuse, d’un accélérateur de particules jusqu’à la confusion circulaire de la fiction et de son documentaire en incluant l’indistinction, également circulaire, du cirque et du cinéma. Les plans montrant que les gens du peuple jouent moins les figurants des séquences filmées qu’ils sont les badauds des scènes en train d’être tournées sont à cet égard magnifiques. La strada documente alors la gémellité qui noue le cinéma au cirque en vérifiant que le film est non seulement un spectacle quand il est projeté, mais qu’il en est toujours déjà un au moment même où il se fait. Ce qui est également accompli est un trajet qui part des baraques en bord de plage pour continuer de friches en terrains vagues, avant de finir avec les logements sociaux. Le road-movie peut alors raconter une histoire de l’Italie, des ruines de l’après-guerre à sa modernisation, jusqu’à inclure les pratiques circassiennes elles-mêmes.
La mort tragique du « Fou » (Il Matto joué par Richard Basehart) s’apparenterait à cet égard à une forme de résistance inconsciente contre un processus auquel finit par s’abandonner Zampanò quand, à la fin de La strada, il intègre la troupe d’un cirque dont il n’est plus qu’un membre, acteur parmi d’autres. Ce processus d’intégration spectaculaire qui est de relégation symbolique des saltimbanques connaîtra son ultime développement à la télévision, ainsi que le montre Ginger et Fred (1986), dernier film de Federico Fellini dans lequel jouent ses acteurs préférés, Giuletta Masina et Marcello Mastroianni.
Pierre Etaix a pu critiquer la manière avec laquelle Federico Fellini avait représenté le cirque dans Les Clowns (1970). Cette manière rude est pourtant déjà à l’œuvre dans La strada, ce film des strates dont l’agencement est grossier, et assumé (avec les surimpressions qui font scansion du voyage dans l’irrespect des axes et des paysages frappés de concaténation). Cette manière-là s’apparente explicitement à celle de Zampanò, homme fort à la pédagogie brutale, avatar ambulant de la bête humaine qui jouit de l’exclusivité de ses biens et dont le désir n’est rien que la satisfaction de ses besoins. Un fondu au noir n’évacue pas que la première nuit de Gelsomina passée dans sa roulotte puante est un viol. La grossièreté passe donc dans le film qui suit la voie diagonale des saltimbanques en sachant qu’elle est étroite, le mince filet qui est la faille entre la bêtise et l’idiotie.
Le trait est délibérément grossier parce qu’il a l’archétypal pour visée. Gelsomina, Zampanò et Il Matto sont des archétypes, les emblèmes d’une représentation qui tient du mystère à ceci près que le mystère dont les actes racontent un procès relève moins du christianisme que d’un imaginaire païen.
Le destin, ses démons et leur dispute
La strada a plusieurs strates, on l’a dit. En un sens, il est un road-movie qui documente en diagonale une histoire de la modernisation italienne ; en un autre, il remonte également sa propre pente en partant de l’héritage néoréaliste afin d’allégoriser comment le cinéma a pour monde originaire celui du cirque. Le film de Federico Fellini tire ainsi son chapeau à l’ancêtre Charlot aussi parce que le génie burlesque est un démon qui vient d’un âge plus ancien, celui du music-hall, ce spectacle de variétés qui est apparu au 19ème siècle en Angleterre pour fixer bon nombre de numéros issus du cirque dans le cabaret. Le cosmos des forains est celui du dehors et des mobilités réfractaires à toute sédentarité. C’est encore une zone d’indiscernabilité, avec ses jeux d’échange et de conversion, de polarisation et de réciprocité entre ce qui appartient au forain et ce qui lui revient de foireux.
Avec le cirque et son trio d’artistes ambulants, Zampanò l’homme fort, Gelsomina la clown et Il Matto le funambule, la stratification temporelle de La strada engage un processus de cristallisation qui inclut le naturalisme pour le dépasser, tout en proposant une variation païenne du vieux mystère médiéval. Le mystère qui serait celui de la pesanteur et de la grâce n’a effectivement rien de chrétien en ceci que l’ange est une idiote et la volonté, prisée par la rhétorique chrétienne, une puissance mutilée non pas de sa légèreté, qui est désinvolture ou imprudence, mais de sa délicatesse qui est impuissance(1).
Il s’agit de représenter une lutte triangulaire entre tendances, une triangulation de caractères qui est un affrontement entre forces archaïques et emblématiques : l’idiotie, la folie et la bêtise. Et il s’agit à la fin du mystère de faire le procès de la bêtise qui est volonté, un procès qui se double également de celui de la folie dont la frivolité est inconséquence. Quand Giuletta Masina était interrogée à propos du film, elle a souvent répété que son mari, Federico Fellini, se trouvait des trois côtés du triangle, le Fellini enfantin avec Gelsomina, le Fellini vadrouilleur et de mauvaise humeur avec Zampanò, le Fellini qui voudrait faire rire tout le monde avec Il Matto. L’inscription dans les particularismes italiens peut déboucher sur la force générique des archétypes qui sont le combat des démons ou génies présidant au destin secret de chacun. La strada est le mystère de nos propres chamailleries, le cirque de notre inconscient (jungien), la dispute bordélique quand le génie se fait démonique(2).
Le destin de tout un chacun se tiendrait peut-être dans cette triangulation archétypale : l’idiotie avec Gelsomina, l’ange dont la modernité lui a fait perdre ses ailes, la petite sœur de l’idiot dostoïevskien, une figure de l’enfance asexuée et de l’étonnement qui devient un sujet fatal de l’engourdissement quand le mal lui vient par reconnaissance, étant advenu à un autre ; la bêtise avec Zampanò, la bête humaine mue par ses instincts et ses besoins, cette volonté qui commande et force et dont l’adresse a pour mode les injonctions de l’impératif ; Il Matto, le fou qui rit et persifle parce que l’insouciance est désinvolte inconscience, le double en frivolité du lourd et sérieux Zampanò. Significativement, Zampanò retrouve par hasard Il Matto qui s’était moqué de lui au point de lui avoir valu la prison, et le cogne. Il Matto meurt alors en rompant avec le fil de son destin, celui de tomber dans le vide.
Certes, la pesanteur a vaincu la légèreté mais le crime est partagé dans ses responsabilités car le chagrin causé l’est par eux deux et leur chamaillerie aura eu pour conséquence de provoquer la mort de Gelsomina. Si la bêtise comme volonté a eu raison de la folie comme provocation, c’est en anéantissant toute possibilité de s’étonner et d’en être affecté. Que fait donc l’idiote, sinon permettre que les chamailleries de la volonté et de la frivolité ne soient rien qu’un jeu de masques, une parade, une comédie ? L’idiotie rappelle au mal qu’il est toujours action quand le bien, lui, est retenue(3).
Zampanò n’a plus alors qu’à s’enfoncer dans le sable pâteux et noir de la plage finale, celle de sa propre fin du monde, plus épais et lourd que jamais. On n’avait pas croisé le lac d’Averne pour rien, qui est l’accès de la descente dans les enfers pour le héros de l’Énéide de Virgile. Zampanò a rompu avec le faux et son spectacle. Le passage à l’acte montre que la bêtise peut conduire à la bestialité. Le damné l’est surtout parce qu’il est le sujet d’une faute dont le couvercle pèse du poids d’une nuit d’encre sans aurore possible. La faute d’avoir préféré à la comédie la tragédie est un poids qui pèse dans un monde où le son de la mer est aboli, et qui n’a plus que pour seule rumeur un chagrin infini. L’homme qui jusqu’alors n’avait jamais fait preuve d’aucune retenue, dorénavant ne retient plus rien.
La ritournelle de la mélancolie et son génie
On connaît le fameux air de trompette composé par Nino Rota, et attribué à Gelsomina. La ritournelle a pour elle une valeur de signature et sa mélodie est la ritournelle de la mélancolie elle-même, cette perte qui n’a pas d’objet. Zampanò refusait de l’écouter quand Gelsomina la jouait car il sentait confusément que cette ritournelle était profondément la sienne. Gelsomina est une sirène, elle a attrapé la mélodie secrète de l’âme de Zampanò. Zampanò pleure la faute des morts provoquées autour de lui mais ses larmes débordent le seul bol chrétien de la culpabilité. Ce que pleure Zampanò, c’est surtout d’avoir perdu les ailes que lui donnaient Gelsomina et Il Matto, l’aile de l’inconséquence et l’autre de l’idiotie qui soulèvent la volonté en l’arrachant à sa propre bêtise. Zampanò est alors arrivé là où commence son nom, Z, la dernière lettre pour le dernier des hommes.
Quand la ritournelle revient par hasard dans les oreilles de Zampanò, alors la damnation est scellée. Il la reconnaît comme on en reconnaît une autre dans un film exactement contemporain de La strada, L’Intendant Sansho (1954) de Kenji Mizoguchi. La ritournelle lui revient comme un boomerang quand une femme la chante en hommage à celle qui la jouait à la trompette avant de mourir, il y a de cela plusieurs années. Zampanò tombe alors dedans. La ritournelle fait sa noyade.
Peut-être une vie est-elle placée sous la hantise de la rencontre avec l’autre, mais pas n’importe lequel, celui qui aura le génie de révéler qu’il est le gardien de votre ritournelle ignorée, ce secret. Le cinéma rend au cirque tout ce que le cirque lui aura donné, notamment cette ritournelle aussi profonde et tourbillonnaire que la rumeur de la mer, archaïque et originaire. La vie est un mystère que plombe la faute quand bêtise et folie conspirent à faire mourir l’idiotie. Un mystère pris dans les cercles du destin est une dispute entre démons païens, grossiers et circassiens, une bataille moins épique qu’une suite bordélique de numéros de cirque – une foire d’empoigne au risque de la foirade.
On mène une vie à faire des folies comme à commettre des bêtises, en découvrant – trop tard ? – que protège un peu de retenue, de honte, d’idiotie. La bêtise est un règne dans l’oubli, qui est frivolité et folie, de notre idiotie dont le premier génie aura été pour le fœtus le placenta(4). Et Gelsomina dans La strada d’avoir donné un visage inoubliable de l’oublié, notre accompagnateur originaire. La ritournelle de la mélancolie est un tour de piste, le cirque où se pavanent nos doubles placentaires.
Notes