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Jacques Dutronc dans Van Gogh
Rayon vert

« Van Gogh » de Maurice Pialat : Dans le ventre, la mitraille

Des Nouvelles du Front cinématographique
La peinture est invivable. C’est ainsi que tend la main au peintre consacré après sa mort un cinéaste ayant vécu, comme une balle logée dans le ventre, la blessure originelle de la peinture abandonnée. L’homme du ressentiment est celui d’une demande de reconnaissance impossible à satisfaire parce qu’elle est le fruit d’une blessure qui jamais ne cesse de suppurer. Le ressentiment est le moment du négatif mais il s’agit pourtant d’en tirer une énergie créatrice. Le vitalisme peut ainsi rédimer le ressentiment quand il tient tant à la vie, toute la vie, y compris ses lacunes, ses défauts et ses béances, sachant que le mal est fait autant que l’amour existe. Avec Maurice Pialat, j’ai mal donc j’existe et mourir consiste à en avoir fini avec la douleur de vivre. La peinture est invivable, on n’en vit pas mais c’est avec elle qu’il faut tenter de vivre. Van Gogh s’approprie les derniers jours de la vie du peintre à partir du faisceau des douleurs logées dans son ventre, existentielles, artistiques et historiques, douleurs des frères que l’art et son commerce opposent, des rivalités recuites comme d’un pays hanté par des violences fratricides.


« Balle populaire de la France profonde
qui fait tourner les 
têtes comme une valse, comme une fronde,
Un produit du terroir, révolutionnaire, telle 
une mine, une bombe,
une balle 
populaire !
»
(Ministère des Affaires Populaires, « Balle populaire », Debout la d'dans !, 2006)


La peinture invivable (j’ai mal donc j’existe)

Van Gogh arrive à Auvers-sur-Oise comme un mort en sursis. Maurice Pialat n’a pas manqué de le dire ainsi pour critiquer son acteur aussi, Jacques Dutronc, qui pourtant a réussi à faire ce que tout grand acteur devrait accomplir, à savoir être au travail de la fiction afin qu’un corps ait la voix et les gestes nécessaires à en indiquer l’idée. Jacques Dutronc qui joue Vincent van Gogh, ce n’est ni un rôle exigeant l’effacement de son interprète ni un acteur qui dévore goulûment son personnage mais l’écart qu’il y a entre les deux, l’intervalle qui fait loucher la fiction en faisant voir le documentaire. La diplopie qui donne à voir à la fois le corps vrai et une certaine idée du peintre, idée émaciée, dégraissée de la couenne des clichés. Van Gogh arrive donc à Auvers, la peau sur les os, mais débarque avant à la gare voisine de Chaponval, accueilli par le cheminot qui s’appelle pareil, Chaponval, cueillant l’arrivant par une plaisanterie : venir à Auvers pour se mettre au vert. Le printemps est déjà brûlé par l’été, nous sommes en mai 1890, bientôt juin puis juillet, pourtant le docteur Paul Gachet chez qui le peintre se rend lui dit qu’en cette saison le lilas a commencé à défleurir. Et c’est une mouche que l’on entend voler lors de la consultation médicale, comme hantée par la médecine légale. Van Gogh est un mort en sursis et Van Gogh plonge dans la vie des 67 derniers jours lui restant à vivre. La lave qui reste d’un agonisant luttant avec et contre le jaune, le bleu et le vert, qui sont non seulement des couleurs mais des intensités, les derniers feux de l’été avant qu’un coup de revolver ne précipite un destin sacrificiel d’où naquit le dernier dimanche de juillet 1890 l’immortel, le « suicidé de la société » immortalisé comme tel par Antonin Artaud.

La peinture est invivable. C’est ainsi que tend la main au peintre consacré après sa mort un cinéaste ayant vécu, comme une balle logée dans le ventre, la blessure originelle de la peinture abandonnée(1) .

Il n’en demeure pas moins que le mort en sursis est un vivant qui vit intensément, dans ses outrances comme dans ses silences, dans ses excès comme dans ses retraits, cueilli par un monde qui l’accueille, qu’il adopte et qui l’adopte, un monde populaire dont il est l’adopté comme les familles du nord adoptent les orphelins dans L'Enfance nue (1968) et Maman Jeanne Picard les enfants de la guerre dans le feuilleton La Maison des bois (1970). Dans ce monde du labeur le peintre est un travailleur qui souffre de ne pas être reconnu tel quand la peinture est l’affaire des marchands et le savoir des experts qui n’ont rien de populaire. Van Gogh est entre, jamais à sa place, toujours déplacé et d’autant plus mobile qu’il circule entre les places, auberge populaire des Ravoux et maison bourgeoise des Gachet, bal populaire au bord de l’Oise et bordel parisien confiné, incapable de s’entendre avec son frère Théo, que celui-ci passe le voir à Auvers ou bien que Vincent à l’inverse se rende chez lui à Paris, mal à l’aise avec ses pairs qu’il jalouse ou exècre, déteste (Renoir) ou admire (Cézanne), en défaut avec la critique dont la reconnaissance amorcée est vite contredite par l’inanité de ses jugements. En passant, si la détestation est souveraine en se passant de commentaire, l’admiration est quant à elle paradoxale en faisant mal. L’admiration fait la douleur du pair qui est aussi le rival. Le portrait du peintre, en longs blocs et raccords vifs, tient alors également de l’autoportrait diagonal quand on reconnaît Maurice Pialat dans les intervalles, le réalisateur en dissidence face à la Nouvelle Vague dont il est pour la plupart de ses représentants l’aîné en âge, révolté par la critique uniforme, en guerre contre les consécrations officielles – le cinéaste du repentir perpétuel. C’est ainsi qu’il aura toujours gardé au fond un lien avec la peinture en tournant des films dont la plupart l’auront laissé insatisfait, jusqu’à l’ultime Garçu (1995) qu’il aurait voulu remonter s’il avait pu.

L’homme du ressentiment est celui d’une demande de reconnaissance impossible à satisfaire parce qu’elle est le fruit d’une blessure qui jamais ne cesse de suppurer. Le ressentiment est le moment du négatif mais il s’agit pourtant d’en tirer une énergie aussi créatrice que les colères de John McEnroe. Le vitalisme peut ainsi rédimer le ressentiment quand il tient tant à la vie, toute la vie, y compris ses lacunes, ses défauts et ses béances, sachant que le mal est fait autant que l’amour existe. Avec Maurice Pialat, j’ai mal donc j’existe et mourir consiste à en avoir fini avec la douleur de vivre.

La peinture est invivable, on n’en vit pas ou mal, il faut pourtant avec elle tenter de vivre même si c’est vivre mal. C’est ainsi que le cinéaste s’approprie la vie du peintre en reconnaissant le faisceau des douleurs logées dans son ventre, douleurs existentielles, artistiques et historiques, douleurs des frères que l’art et son commerce opposent, des rivalités recuites comme d’un pays hanté par des violences fratricides.

Bal populaire, balles populaires

La peinture est invivable, elle est une douleur existentielle, il faut pourtant vivre avec en vivant contre, tout contre. Vivre c’est par exemple peindre une fille au piano en passant de l’autre côté d’une fenêtre forcément renoirienne, avec le chant des oiseaux tout autour, l’ellipse audacieuse du repas familial accordée avec le désir profond du peintre de ne pas lâcher son pinceau. Et puis le vent qui souffle en faisant tomber trois fois le tableau achevé. L’épiphanie est alors en harmonie avec les contrariétés du modèle qui ne se reconnaît pas dans l’image, de son père qui la trouve outrecuidante tout en faisant preuve d’une obséquiosité agaçante, et du peintre qui voudrait bien que père et fille se taisent. Vivre pour le peintre, c’est pour Maurice Pialat défier les historiens de l’art en lui inventant déjà une liaison avec la fille du docteur Gachet, Marguerite qu’interprète Alexandra London avec une jeunesse et une insolence qui rappellent tant Sandrine Bonnaire pour À nos amours (1983).

Vivre c’est filmer la jeunesse comme un feu qui ne passera pas l’été. Déjà quand passe à Marguerite l’envie de jouer du piano, ensuite quand tombe à plat son désir de chanter un air de Lakmé (1883) de Léo Delibes, plus tard quand Vincent couche avec elle au bordel comme si elle était une prostituée parmi d’autres, à égalité avec Cathy (Elsa Zylberstein). Marguerite ressemble à la fin à une veuve de quinze ans (la métaphore s’impose d’autant que Maurice Pialat a joué dans un très beau petit film de Jean Rouch, Les Veuves de quinze ans en 1965). Et Marguerite dit au jeune peintre, la tête déjà farcie de mythologies, qu’elle a bien connu van Gogh parce qu’il était son ami. Comme John Mohune évoquant Jeremy Fox dans Les Contrebandiers de Moonfleet (1955) de Fritz Lang.

Jacques Dutronc peint dans Van Gogh
© Capricci

Pourtant, on l’entendra l’air de Lakmé mais un peu plus tard à l’occasion d’un bal sur les bords de l’Oise, dans la bouche de la professeur de piano de Marguerite qu’essaie de séduire son père. Vincent le déplacé est alors un poisson dans l’eau quand le moment est celui de tous les décalages : quand l’air d’opéra s’impose dans une scène musicale populaire ; quand la poussière levée par les danseurs disperse les références picturales dans le poudroiement du réel ; quand les balades le long de la rivière croisent des sentiments retenus (entre Vincent et Jo) et des combats esthétiques (le refus de l’eau qui fascine tant les impressionnistes) avec des souvenirs d’une certaine tradition du cinéma français (l’épilogue de Partie de campagne de Jean Renoir, le plongeon impromptu dans Jules et Jim de François Truffaut). Les déplacements symboliques organisent aussi de grandes conjonctions esthétiques quand l’air de Lakmé, précisément l’Air des clochettes, raconte comment un père indien trompe sa fille en se faisant passer pour un mendiant et l’invite à chanter afin de faire sortir le loup du bois, en l’occurrence son amoureux qui est un officier britannique. Les paternités rendues malheureuses par l’émancipation sexuelle des filles s’ajointent avec un premier hors-champ saturé en historicité, celui de la question coloniale, britannique dans l’opéra de Léo Delibes, maghrébine dans le film de Maurice Pialat (la Mouche, le copain légionnaire, revient de Tataouine en Tunisie).

L’arme à feu qui servira à Vincent à faire advenir aux autres la mort qu’il n’a jamais cessé de porter en lui-même, c’est justement l’ami légionnaire qui le lui a donnée. On voit alors que son revolver est symboliquement chargé des incendies de l’histoire française la plus récente : guerre avec la Prusse achevée par la défaite de Sedan en septembre 1871, guerre civile culminant par la répression de la Commune en mai 1871 et création de la IIIème République qui prolonge de manière compensatoire l’expansion coloniale au Maghreb. L’arme à feu contient ainsi les balles de toutes ces incandescences-là, république impériale et utopie communiste, internationalisme et colonialisme.

On pourrait continuer en suivant dans Van Gogh le raccord à distance entre une chanson et une évocation personnelle, Le Temps des cerises par Madame Chevalier, la gouvernante de maison des Gachet, et le récit donné par elle de la mort de son fils durant la Commune. La piste à suivre est une ligne de faille dans l’histoire de France et elle coupe transversalement la ligne de vie de Vincent. Le Temps des cerises est entonné durant un repas de famille dominical riche en moments chaleureux, avec Toulouse-Lautrec imité par Vincent et Théo, et le docteur Gachet en vieille sorcière qui rappelle que son interprète, Gérard Séty, a été célèbre par ses numéros de transformisme. Comme une émouvante ponctuation écartant les tensions qui se font sentir entre les deux frères, qui tire aussi le rire général vers la nostalgie d’une chanson écrite par Jean-Baptiste Clément en 1866 et dont la musique a été composée deux ans plus tard par Antoine Renard. On sait pourtant que la chanson est associée à la Commune, son auteur ayant été un communard qui a survécu à la Semaine Sanglante du 21 au 28 mai 1871 en la dédiant quelques années plus tard à la citoyenne Louise, une ambulancière dont il n’a jamais su ce qu’elle était devenue, si elle avait péri ou si elle avait survécu.

C’est la même madame Chevalier qui se livre quelques temps après à Marguerite en lui racontant comment son fils partisan de la Commune y a été assassiné par l’armée versaillaise d’Adolphe Tiers. L’évocation est poignante en exerçant un subtil effet hallucinatoire quand, derrière elle, le rideau blanc recouvert de motifs floraux, peut-être des roses, semble s’imprégner du sang des communards. La mort de l’enfant est une hantise pour le cinéma de Maurice Pialat, en témoignent La Maison des bois et Sous le soleil de Satan (1987). Il y a pourtant dans Van Gogh un enfant bien vivant, un bébé qui s’appelle Vincent, celui de Théo, frère cadet mal aimé, marchand responsable selon son aîné de son déficit de reconnaissance et époux de Jo peut-être aimée en secret. Le frère est un autre rival et la fureur qui les emporte a parfois une violence qui ne peut pas ne pas entrer en résonance, même lointaine, avec la dimension fratricide caractéristique de toute guerre civile – et la Commune en a été une. Si le bal populaire est donc celui d’une poussière qui vient de loin en faisant voir le sable de la colonisation nord-africaine, le repas dominical se voit autrement hanté par un fantôme de la Commune. Le coup de feu que Vincent se tire dans le ventre contient ainsi la mitraille de toutes ces balles populaires.

Aller au bordel, descendre dans le souterrain
(deux fosses communes, une marche funèbre)

Et puis il y a la séquence au bordel, longue et épuisante, organique comme une sorte de gros animal tantôt qui s’agite entre deux pauses à demi-ensommeillées, tantôt qui sort de sa torpeur quand l’y oblige un réveil en forme de crise, tantôt qui gonfle avant de connaître soudainement la détumescence puis éclate encore alors même que l’on croyait que le bestiau avait tout donné, tout exhalé, exalté d’avoir tant déchargé. D’un côté la séquence avoisinant la demi-heure de film offre le parfait contrepoint esthétique de la séquence du bal populaire. En effet, la séquence au bordel est nocturne, c’est un théâtre en huis-clos tourné en studio quand le bal populaire est diurne, une scène à ciel ouvert tournée en décor naturel. La nature n’est désormais plus que toiles peintes, paravents et artifices. L’impressionnisme s’est alors éclipsé au profit d’une manière d’expressionnisme. La scène du bordel est une descente au tombeau qui précède le ventre meurtri de Vincent. C’est une catabase, une descente à l’intérieur du souterrain de ses propres images comme de ses propres organes.

Au bordel, Toulouse-Lautrec est son génie endormi. Il veille en dormant sur ses lauriers, il rêve du prochain tableau à l’intérieur duquel il se trouve toujours déjà figuré. À ses côtés, il y a les prostitués qui expérimentent les ambiguïtés de la modernité, d’un côté sexuellement exploitées, de l’autre déliées des structures traditionnelles de la famille et du mariage, à la fois captives et libres, jouissant dans l’enfer de la maison close d’une relative indépendance sexuelle, relative en étant relativisée par les chaînes de la marchandise vivante et de l’équivalent monétaire. L’indépendance réelle se paie toujours cher, de l’avortement de Nelly qui peut se le permettre dans Loulou (1980) à la fuite de Noria monnayée par la compromission du flic dans Police (1985). La sexualité féminine n’a de fait jamais cessé chez Maurice Pialat d’avoir pour part d’ombre ou part maudite la prostitution, hantise de la Suzanne d’À nos amours vérifiée dans Police avec la pute jouée par Sandrine Bonnaire. Cette liberté contradictoire fascine Marguerite qui va au bordel pour y retrouver Vincent. Elle y croise une certaine Suzanne (sûrement Suzanne Valadon et l’on pourrait encore penser à Berthe Morisot), des femmes qui alors expérimentent la réelle proximité entre modèle et prostituée, et aspirent à devenir peintre elles-mêmes en suscitant le ricanement des hommes craignant le déclassement de leur art.

La marche dans Van Gogh
© Capricci

À côté de ces circulations, corps et argent, sexe et sentiments, qui se jouent dans les chambres en ayant la scène principale pour grand échangeur, il y a d’autres trafics qui poussent l’humeur anti-académique de Maurice Pialat à s’autoriser des inventions comme la liaison entre Vincent et Marguerite, mais aussi des facéties comme celle de ne pas montrer le célébrissime Champ de blé aux corbeaux, mais encore des hérésies comme le geste de noyer le Champ de blé sous un ciel orageux d’un bleu dans le premier plan du film étalé au couteau par la main du cinéaste lui-même(2). Et même des anachronismes comme avec l’accordéoniste qui chante La Butte-rouge alors que la chanson antimilitariste de Montéhus n’a été composée qu’en 1923, soit cinq ans après la Première Guerre mondiale et 33 ans après la mort du peintre. Pourtant l’anachronisme est fécond, il court-circuite les causalités historicistes quand on y voit une « épreuve » faite à l’Histoire, comme « cette jonction anachronique de temps hétérogènes », autrement dit une complexité qui appartient aux empreintes en tant qu’elle forment et composent un complexe de réminiscences et de survivances(3).

Georges Didi-Huberman s’appuie sur Aby Warburg et Walter Benjamin pour réfléchir à l’empreinte comme paradigme qui désoriente la vision (par contact), l’histoire (par anachronisme) et le discours (par la transversalité), aussi comme paradoxes (entre contact et écart) qui créent un « malaise dans la représentation » et comme outil d’un geste et d’une technique dont la fonction est critique quand elle multiple les symptômes(4). Paraphrasons alors l’historien de l’art : la survivance des formes indique ici l’impureté du temps historique, les lignes de fracture ont pour formules d’intensité d’extraordinaires gestes chorégraphiques, des fossiles en mouvement avérant que la mémoire est toujours déjà montage. L’anachronisme de l’emploi de La Butte rouge présente ainsi l’amorce de la grande marche funèbre parce qu’en se donnant pour modèle le bal du Massacre à Fort Apache (1948) de John Ford, surgit une image dialectique ouvrant le maintenant sur la suture entre deux fosses communes, Commune de 1871 et boucherie de 14-18.

Des bals ou scènes apparentées il y en a chez Maurice Pialat, guinguette de Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) et À nos amours, danses festives au restaurant dans Passe ton bac d’abord (1978) ou en boîte de nuit au début de Loulou, dans Police aussi, cérémonies de mariage dans L’Enfance nue et Passe ton bac d’abord, soirée dansante et huppée dans Le Garçu, cancan de Van Gogh et son pastiche moquant le French Cancan (1954) de Jean Renoir dans Le Garçu également(5). Des bals il y en a déjà chez Jean Renoir (citons entre autres Les Bas-fonds en 1936 et La Bête humaine en 1938). Il y en a aussi chez John Ford, comme un « bal unique » qui court dans toute l’œuvre, « de film en film maintenu », auto-mise en scène institutionnelle et célébration organisée des communautés mais aussi exercice rituel d’un code séparant ceux qui en ont la maîtrise et ceux qui ne l’ont pas(6). Dans la séquence de Van Gogh, la marche funèbre est une chorégraphie qui vérifie des proximités (entre Jean Renoir et John Ford) comme des généalogies (Maurice Pialat hérite des deux). La danse asserte aussi la puissance conjonctive, celle des citations, et disjonctive, celle des anachronismes, quand la Première Guerre mondiale a pour condition la guerre franco-allemande dédoublée avec la Commune en guerre civile comme cela a été le cas de la Guerre de Sécession pour les États-Unis.

De la guerre civile dans le cinéma de Maurice Pialat

Bal et balle partageraient par ailleurs la même étymologie, le verbe latin ballo qui signifie « je danse ». Du bal populaire au bordel, on danse, c’est la mitraille des balles populaires qui font une constellation autant qu’une chorégraphie. Une danse des morts avec la mort imminente de Van Gogh et les charniers encore brûlants de la guerre avec la Prusse et de la Commune, avec les guerres civiles en miroir en France et aux États-Unis, avec les prémisses de la Première Guerre mondiale et la « guerre civile européenne » amorcée par cette dernière jusqu’en 1945 en incluant la Seconde Guerre mondiale(7). La marche irlandaise Gary Owen du film de John Ford s’invite encore au bordel français pour rappeler aux frères ennemis que la guerre civile – en grec la stasis – est toujours fratricide, elle se joue dans les maisons pour y diviser les familles. La discorde qui franchit le seuil sépare ainsi le public du privé en politisant ce qui n'est pas politique et en dépolitisant ce qui l’est.

La guerre civile est une affaire de famille qui, depuis la Grèce antique, se triangule ainsi : « la stasis, la cité, la famille »(8). Y participer était un devoir et l’oublier en usant de l’amnistie aussi. Van Gogh est le peintre des paysages hallucinés pour autant qu’il est celui des fraternités rivalitaires, des guerres civiles et des fratricides, l’étranger adopté dans le pays des guerres nationales et internationales, guerres civiles, coloniales et impérialistes, le visionnaire qui voit le feu partout en se faisant éclater le ventre pour mourir comme une araignée, recroquevillé sur son lit dans un coin poussiéreux de sa chambre. Van Gogh est un suicidé de la société pour autant qu’il en est aussi un sacrifié, l’adopté sacrifiant ses visions hallucinées sur l’autel d’un art qui tient du labeur non reconnu en guerre civile qui, dans le pays d’adoption, continue. Toutes les marques du racisme qui balafrent la peau des films de Maurice Pialat sont les symptômes d’une république coloniale et raciale qui a tenté de conjurer la hantise de la guerre civile en la projetant dans l’extension nouvelle de son empire après la déroute des guerres napoléoniennes. Les petits enfants africains que l’on ne veut pas adopter dans L’Enfance nue, le musicien tzigane indésirable dans Nous ne vieillirons pas ensemble, la vieille leçon de la géographie coloniale récitée par le « garçu » dans La Gueule ouverte (1974)(9), l’insulte antisémite du mari trompé dans Loulou, les malfrats tunisiens qui font de l’intégration une parodie dans Police(10), les vacances à l’île Maurice et la jalousie teintée de racisme du « Gros Gégé » dans Le Garçu, tout cela témoigne d’une hantise des blessures profondes de la France dont les structures communautaires et traditionnelles ont été bouleversées par la guerre civile européenne et dont les ruines sont l’horizon du monde filmé par l’auteur de L’Amour existe (1960).

La guerre civile, les porte-flingues des milliardaires qui concentrent un grand pouvoir médiatique en agitent le spectre aujourd’hui. Les actuels pharmaciens de la guerre civile sont les dealers des prophéties autoréalisatrices. C’est pourquoi l’on aime aussi à revoir les films de Maurice Pialat, Van Gogh tout particulièrement. L’histoire d’un étranger qui tient à la fois du fugueur et de l’adopté, le regard brûlé par le soleil, le corps enivré des bals populaires et le ventre rempli de la mitraille des balles populaires est aussi celle du peintre travailleur qui aura participé à rejoindre non un peuple substantiel mais une communauté toujours aléatoire, partielle et provisoire, avec les légionnaires, les artistes et les putains, les servantes, les filles de médecin fugueuses et les idiots du village. Les seules communautés qui tiennent participent à conjurer la guerre civile tant désirée par ceux qui en délirent la fantasmatique inéluctabilité.

Ces communautés valent le coup d’être essayées parce qu’elles se construisent sans propriété substantielle, opérant dans les intervalles entre les noms et l’écart entre les cultures et les identités, « dans l’attention qu’une oreille prête à une voix, qu’un regard porte sur une image, une pensée sur un objet, dans le croisement des paroles et des écoutes attentives aux histoires des uns et des autres, dans la multiplication des petites inventions, toujours menacées de se perdre dans la banalité des objets ou des images si des inventions nouvelles ne réveillent pas le potentiel qui est en elle »(11).

Notes[+]