« The Intruder » de Roger Corman : Terreur blanche
Le mineur de fond de l'exploitation avait le démon de l'épouvante. Glissé dans sa série des huit adaptations d'Edgar Allan Poe qui ont établi pour le producteur de films bis sa réputation d'auteur, The Intruder est le film de Roger Corman le plus halluciné d'être le plus politiquement engagé. À cet égard, il fait plus que figure d'intrus dans une œuvre qui, longtemps déconsidérée, taille la part belle à la terreur. À l'heure où était à l'œuvre un processus de déségrégation, son film s'ouvre en effet à une terreur blanche qui a le noir pour exécration infinie.
Le cinéma d'exploitation et son mineur de fond
Au tout début des années 1960, Roger Corman est l'homme et le nom d'une petite entreprise de cinéma d'exploitation, une machine dont les films, tournés rapidement avec des budgets dérisoires, marchent suffisamment bien pour faire croire que la série B ne serait pas encore tout à fait passée, en dépit de la crise des studios hollywoodiens dont l'une des causes revient à l'essor de la télévision.
Cette petite entreprise de cinéma, efficace et rentable, abritée par American International Pictures (AIP), aura également été une écurie pour les impétrants et apprentis de la réalisation, notamment avec Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Joe Dante et Jonathan Demme (et James Cameron en superviseur des effets spéciaux des productions Roger Corman de la fin des années 1970), elle-même doublée d'un vivier d'acteurs ayant accueilli les débuts, entre autres, de Peter Fonda et Jack Nicholson. Aujourd'hui, le bonhomme décédé à l'âge honorable de 98 ans, est l'auteur d'une cinquantaine de films, producteur de plus de 400 titres et distributeur du cinéma d'auteur européen durant les années 1960. Un monument de cinéma consacré, dont l'autobiographie (Comment j'ai fait 100 films sans jamais perdre un centime) a été traduite en français, et publiée par Capricci.
Il est vrai que sa filmographie comporte, au milieu d'une pléthore de nanars forcément sympathiques, des classiques du genre : A Bucket of Blood – Un baquet de sang (1959) et The Little Shop of Horrors – La Petite boutique des horreurs (1960) pour le film d'horreur, Machine Gun Kelly – Mitraillette Kelly (1958), The St. Valentine's Day Massacre – L'Affaire Al Capone (1967) et Bloody Mama (1970) pour le film criminel. On doit compter aussi sur quelques indéniables pépites, tantôt parce qu'elles ont su humer l'air du temps (The Wild Angels – Les Anges sauvages en 1966 et The Trip en 1967 avec Peter Fonda, le premier des deux ayant largement pavé la voie à Easy Riders de Dennis Hopper en 1969), tantôt parce qu'elles ont magnifié une passion authentique pour la littérature d'épouvante (The Haunted Palace – La Malédiction d'Arkham en 1963 est ce film où Roger Corman, un peu forcé par AIP, y célèbre les noces de H. P. Lovecraft et Edgar Allan Poe).
Roger Corman s'est également lancé dès 1960 dans une série restée fameuse de huit adaptations de récits d'Edgar Allan Poe dont la cohérence bénéficie de la photographie de Floyd Crosby formé auprès de Friedrich W. Murnau, du travail de scénarisation de l'écrivain de science-fiction Richard Matheson et des interprétations de Vincent Price, promu en roi du gothique. Au point que cette huitaine aura beaucoup fait pour la reconnaissance de leur auteur comme un vrai petit maître du cinéma d'épouvante, rivalisant alors tant avec les productions de la société Hammer qu'avec les films de Mario Bava (on sait également que ces films ont été déterminants pour Tim Burton, ainsi qu'en atteste son sublime court-métrage Vincent en 1982, qui reste peut-être son plus beau film).
Outre The Haunted Palace, on mentionnera donc, côté Poe, House of Usher – La Chute de la maison Usher (1960), The Pit and the Pendulum – La Chambre des tortures (1961), The Premature Burial – L'Enterré vivant (1962), Tales of Terror – L'Empire de la terreur (1962), The Raven – Le Corbeau (1962), The Mask of the Red Death – Le Masque de la mort rouge (1964) et The Tomb of Ligeia – La Tombe de Ligeia (1964). Enfin, il faut évoquer les films notables que Roger Corman aura produits, de Dementia 13 (1963), le premier long-métrage de Francis Ford Coppola, à Boxcar Bertha – Bertha Boxcar (1973) de Martin Scorsese, en passant par les premiers films de Monte Hellman (Beast from Haunted Cave en 1959 et Ride in the Whirlwind – L'Ouragan de la vengeance en 1965) ainsi que de Jonathan Demme (Caged Heat – Cinq femmes à abattre en 1974 et Fighting Mad – Colère froide en 1976). On retiendra enfin, mieux que Grand Theft Auto – Lâchez les bolides (1977), le premier long-métrage de Ron Howard, la production de Death Race 2000 – La Course à la mort de l'an 2000 (1975) de Paul Bartel, une allégorie radicale caractérisant dans la guise d'un film d'anticipation le fascisme intrinsèque à la société du spectacle, et celle de The Territory – Le Territoire (1981) de Raul Ruiz. Tourné au Portugal par le cinéaste en exil du Chili, cette aventure onirique, hantée par la question du cannibalisme, aura donné à Wim Wenders le désir de tourner avec la même équipe L'État des choses (1982) où Roger Corman ne pouvait pas ne pas apparaître.
Si grands auteurs qu'ils soient, Raul Ruiz comme Wim Wenders sont ces vieux enfants mélancoliques qui, à l'orée des années 1980, font joujou avec les débris du cinéma bis ou d'exploitation, cette marge finalement devenue celle du cinéma d'auteur et dont Roger Corman aura été l'un des grands mineurs de fond. À cet égard, on lui pardonne beaucoup et The Fantastic Four – Les 4 Fantastiques (1994) d'Oley Sassone vaut certes mieux que la dernière adaptation du comics labellisé Marvel par Josh Trank en 2015, un four notoire. La série Z atteignait déjà des sommets de nanar merveilleux avec Creature from the Haunted Sea – La Créature de la mer hantée (1961), sauvé de l'oubli et protégé au-delà tout cynisme par la bienveillance des amateurs de Nanarland.
À l'ombre des corbeaux
À cette époque, Roger Corman est d'ailleurs capable des plus grands écarts propre à sa filmographie puisque, entre Creature from the Haunted Sea et le retour plus sérieux aux adaptations d'Edgar Allan Poe avec le troisième opus de la série qu'est The Premature Burial, le réalisateur tourne The Intruder, son film politiquement le plus ambitieux. Ce film singulier prend en effet pour décor une petite ville du Missouri qui fermente alors dans la culture nostalgique du vieux sud. Même si cet État a été fidèle à l'Union durant la guerre de Sécession (1861-1865), il pratiqua l'esclavage et les sympathies à l'égard des États confédérés y sont restées très fortes. Y débarque un séduisant étranger interprété par William Shatner (avant la gloire apportée par son rôle du capitaine James T. Kirk dans la série Star Trek), qui va attiser pour son propre intérêt politique les feux du lynchage alors que la déségrégation est en cours en autorisant notamment au lycée la mixité raciale.
The Intruder est de toute évidence un film courageux, l'intrus qui fait intrusion dans le contexte brûlant d'une séquence politique qui était alors toujours en cours. La pression exercée depuis 1954 par le mouvement social des droits civiques n'avait pas encore obligé l'État fédéral à abroger les lois scélérates Jim Crow(1) qui, depuis 1877 et jusqu'en 1964, ont donné aux anciens États sécessionnistes qui ont perdu la guerre face aux unionistes durant la Guerre de sécession la tout à fait perverse compensation, dix ans seulement après l'abolition par le Nord de l'esclavage, d'un racisme institué par un ségrégationnisme légal. Le contexte du récit est celui du Browns V. Board of Education, cet arrêt de la Cour suprême des États-Unis qui déclare en mai 1954 anticonstitutionnelle la ségrégation pratiquée dans les écoles publiques. En 1957, neuf élèves afro-américains doivent être escortés par la garde nationale et les militaires de la 101ème Division aéroportée alors qu'ils se rendent au lycée central de Little Rock en Arkansas, alors embrasé par des émeutes provoquées par l'autorité du gouverneur ouvertement raciste de cet État, Orval Faubus. En passant on sait que cet épisode pèse lourd dans la conscience d'un réalisateur né à Little Rock en 1978, Jeff Nichols, l'auteur de Loving (2016) qui est revenu sur l'histoire de l'abrogation de l'interdiction des mariages mixtes en 1967.
On y insiste tant la chose est d'importance, la situation décrite par The Intruder est tout à fait particulière puisque l'État du Missouri ne relève pas des lois Jim Crow. Il s'y pratique malgré tout un ségrégationnisme et un racisme structurel, hérité de l'esclavagisme. La frontière supposément franche ou étanche entre les États du nord qui ont fait partie de l'Union, abolitionniste, et ceux du sud qui relevaient de la Confédération et du ségrégationnisme est déjà brouillée par le choix scénaristique adopté par Roger Corman de tourner dans cet État « gris » qu'est le Missouri (alors que l'État dans lequel prend place le récit n'est jamais nommé), qui par ailleurs a pu être commandé aussi par des facilités en terme de logistique, tant économiquement que sur le plan politique.
Les lois Jim Crow : le nom de ce dispositif légalisant le racisme a une histoire aussi sombre que compliquée, celle d'une danse chantée à partir de 1828 par Thomas D. Rice, l'un des fondateurs des minstrels shows et adeptes du blackface. Cette histoire est en effet plutôt controversée puisque certains estiment que le blackface, avant d'avoir le sens unilatéral de la raillerie et du mépris raciste, pouvait à cette époque sceller l'alliance provisoire des classes inférieures blanches avec les noirs, à l'encontre de la politique ségrégationniste des classes blanches possédantes(2). Par ailleurs, Crow est un mot qui en anglais signifie le corbeau ; un ans après The Intruder (et la réalisation de rien moins que trois films), Roger Corman tourne The Raven - Le Corbeau d'après Edgar Allan Poe. La différence entre ces deux termes apparemment synonymes est intéressante : « raven » qualifie un type de grands corbeaux qui se meuvent par paires ; « crow », un ensemble générique de plus petits qui volent en nuée. Le premier nom singularise, le second généralise. D'un corbeau l'autre, Roger Corman a le génie de mettre au travail différents types de hantise, démons littéraire ou politique.
Noir et sec
(une autre épouvante)
Tourné en quelques jours, en noir et blanc pour la somme de 80.000 dollars, The Intruder est un film d'intervention, une fiction certes opportuniste, mais doublée d'une sincère prise de position qui aura été sanctionnée par des effets de censure, au point d'en faire un échec commercial dissuadant Roger Corman de renouveler l'expérience. Si ce film-là n'est pas complètement abouti, il n'en demeure pas moins passionnant, davantage peut-être que d'autres tentatives contemporaines et plus acclamées, plus soucieuses aussi d'être consensuelles tel The Defiant Ones – La Chaîne (1958) de Stanley Kramer avec Tony Curtis et Sidney Poitier. Le génie de Roger Corman est dans ce film réel, qui s'appuie sur le roman éponyme de Charles Beaumont et l'adaptation qu'en a donnée l'écrivain lui-même (il joue ici le bon directeur du lycée). Et, titre oblige, il n'oublie pas au passage de rendre hommage à un glorieux prédécesseur, Intruder in the Dust – L'Intrus (1949) de Clarence Brown d'après le roman éponyme de William Faulkner inspiré, en 1948, du procès de Lucas Beauchamp, un fermier afrodescendant du Mississippi, menacé de lynchage et accusé d'avoir assassiné un blanc.
Le coup de génie de Roger Corman tient en premier lieu à s'être refusé au plaidoyer humaniste et antiraciste. Son film est un précipité noir et sec, avec force ombres et contre-plongées, zébré d'accélérations et criblé d'angles biscornus, et sa galerie de gueules qui, associées à leurs gestes, signent sans besoin d'explicitation leur personnalité (parmi ces trognes-là, on reconnaîtra celles de George Clayton Johnson et William F. Nolan, écrivains de science-fiction comme Charles Beaumont, et auteurs de la série Logan's Run – L'Âge de cristal). Au centre du récit, on trouve donc Adam Cramer excellemment joué par William Shatner, un personnage mystérieux d'agitateur en complet blanc qui travaille pour une société dont on ne saura jamais rien. Une figure un poil schématique de sophiste méphistophélique dont la rhétorique politicienne propose à toute une communauté la joie archaïque de renouer avec les feux de la passion mimétique et de l'expulsion extatique du bouc émissaire (les contradictions du démocratisme US cristallisées dans les effets de manipulation des masses exercés par un orateur qui, en toute égalité, peut être n'importe qui avaient déjà été traitées par Elia Kazan avec A Face in the Crowd – Un homme dans la foule en 1957).
Le génie de The Intruder perçoit ainsi la singularité de l'embrasement, dont les brûlures résultent de l'inadéquation d'une culture ancrée, presque coutumière, du lynchage avec sa politisation plus policée. L'entrepreneur politique qui attise la foule avec sa rhétorique est à la fin perçu dans sa dimension pathétique de camelot et cette compréhension entraîne le désœuvrement des lyncheurs, floués d'avoir cru en des fariboles identifiées au bon génie qui s'est révélé un démon, un filou. L'intrus, à la fin, c'est lui quand la rhétorique de l'intrus caractérise la symbolique raciste. On pourra trouver bien facile cette révélation, appartenant à un marchand disposé à reconnaître derrière le leader rêvant de Socrate, Hitler et Lénine un pathétique camelot, et qui profite de la situation pour se venger de l'homme qui a couché avec sa compagne. Comme on pourra trouver un rien abstrait un personnage de séducteur sans biographie et libidineux, qui tombe toutes les femmes en finissant puni par elles, mû par sa pulsion raciste et le désir de la sublimer en en tirant politiquement profit, et dont la passion tente de s'épanouir dans le mince interstice séparant l'utilisation de la violence populaire et le refus de sa radicalisation létale. À cet égard, le petit blanc joué par Richard Widmark dans No Way Out – La Porte s'ouvre (1951) de Joseph L. Mankiewicz, porté par une fièvre discursive caractéristique de l'auteur, pourra impressionner davantage. Le génie, cependant, aura été réel en faisant d'un film noir et sec un autre film d'épouvante, hanté celui-là par une terreur blanche.
Au bout du gris,
rien que le noir et blanc
Ici, la position la plus libérale ou progressiste appartient au directeur du journal local, accordée à la déségrégation parce qu'elle est devenue une obligation légale. Autrement dit, son antiracisme est formel, et rabattu sur la force intégrante et normalisatrice de la loi fédérale. Et, s'il devient réel à la suite de son passage à tabac pour avoir voulu protéger les élèves afro-américains allant au lycée, il ne l'est qu'au titre d'une vertu associée au refus chevillé au corps de la violence, de toutes les violences, quelles qu'elles soient. Sa compagne n'aura d'ailleurs pas d'autre vérité à énoncer à son mari, éborgné et alité, lui disant qu'elle l'aime parce qu'il est un homme ayant fait un choix même si elle ne le partage pas. À l'inverse, le rhéteur qu'est Adam Cramer propose une variante réactionnaire de la figure de la désobéissance civile identifiée à Henry David Thoreau et Martin Luther King. Dans l'intervalle, c'est-à-dire depuis le nuancier d'un racisme tellement consensuel parce qu'il est généralement partagé, il n'y a définitivement aucune place pour le gris. De fait, ici, le blanc est une figure de terreur grimaçante et hystérique, le noir une figure de dignité et de retenue, cependant réduite à l'absence de toute possibilité énonciative (son hiératisme pourrait bien avoir pour modèle le personnage de Woody Strode dans Sergeant Rutledge – Le Sergent Noir de John Ford en 1960).
Grande idée : l'État « gris » du Missouri accueille la fable rappelant qu'il n'y a de nuances qu'à l'intérieur du racisme ; pour racistes et racisés, le monde se divise éternellement en noir et blanc.
C'est l'authentique coup de génie dans The Intruder : le racisme est un antagonisme qui, non seulement, sépare violemment les racistes et les racisés, mais il divise aussi et surtout la communauté des racistes, entre celui qui accepte la loi même si cela d'abord ne lui plaît pas et l'autre qui la refuse afin d'en extraire tout le bénéfice politique, en passant par une collectivité renouant avec sa culture passionnelle du lynchage pour en éprouver finalement ses limites politiques. Adam Cramer apparaît en fin de compte comme une figure de « médiateur évanouissant »(3), l'intrus dont la négativité s'évanouit dans une débandade réelle, le désœuvrement demeurant cependant indécidable. La politisation du racisme létal échoue avec le discrédit affectant un prêtre laïc un peu trop ambitieux, mais seulement aussi parce qu'il est prouvé que le garçon accusé de viol est innocent. Et s'il avait été coupable ? Les gens repartent, certes, dans la déception de l'échec de la politisation de leur tradition, mais sûrement pas soignés d'une fureur archaïque et sacrificielle dont les feux semblent promis à se renouveler dans la durée, ainsi qu'en témoignent symptomatiquement les violences policières du présent(4). D'ailleurs, Roger Corman aura tourné son film en quatrième vitesse et sous haute protection policière, aussi parce que les habitants de la ville du Missouri acclamaient à tout rompre les discours enflammés du personnage d'Adam Cramer.
La terreur blanche est bien l'objet d'une fiction circonstanciée. Elle aura été aussi documentaire que les premiers plans du film qui décrivent la pauvreté de certains cités du vieux sud, autant que ceux qui montrent la plus grande pauvreté affectant les quartiers périphériques de la ségrégation raciale. Le mineur de fond du cinéma d'exploitation touche alors à l'os de l'épouvante, le racisme comme malédiction et comme hantise, et son hystérie qui partage tout en noir et blanc et qui a de l'avenir.
Le racisme est chose misérable mais n'en reste pas moins terrorisante, par son hystérie même. La passion dans la persécution mimétique de l'intrus fait alors de cette position celle de n'importe qui, du « parasite » cher à Michel Serres à l'expulsion de la « victime émissaire » selon René Girard(5).
Notes